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La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile

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ARRIVÉE A ANG-KOR-VAT

CHAPITRE XII
ARRIVÉE AUX RUINES D’ANG-KOR-VAT
ENTRÉE DE L’AUTO PAR LA PORTE DES ÉLÉPHANTS
VISITE D’ANG-KOR-VAT ET D’ANG-KOR-THOM

13 avril 1908.

Malgré les fêtes du Têt (ou jour de l’an cambodgien), le gouverneur a pu trouver assez de coolies et de matériaux pour faire construire, pendant la nuit, une passerelle d’une solidité à toute épreuve : aussi, dès dix heures du matin, la voiture, ayant traversé la rivière, est garée derrière notre sala sous un abri provisoire.

A quatre heures et demie, nous partons pour Ang-Kor, en compagnie de M. Amand. Un quart d’heure après, nous faisons halte devant la digue qui mène aux ruines dont nous ne voulons pour aujourd’hui que prendre une vue d’ensemble, comme on regarde un tableau à distance avant de l’analyser dans tous ses détails.

Nous ressentons une émotion profonde en apercevant à travers les branches les trois gigantesques tours Khmer… C’est pour ainsi dire notre rêve qui se dresse devant nous réalisé. Et cette réalité sublime dépasse tout ce que nous avions imaginé.


LES TOURS KHMER

Rien ne saurait exprimer la splendeur surhumaine et comme sacrée de ce paysage où la main divine se mêle à l’œuvre de l’homme, où l’arbre s’unit à la pierre et la végétation la plus luxuriante à l’architecture la plus somptueuse ; on ne sait où commence la ruine, où finit la forêt. Devant ces monuments sublimes que la nature semble vouloir reprendre et qu’elle anime d’une vie végétale et mystérieuse, on admire autant le génie des hommes disparus que l’œuvre des siècles et le travail du temps… « ce grand sculpteur ».

Mais, hélas ! après avoir donné à ces palais et à ces temples la parure incomparable de la ruine, la nature inconsciente aurait bientôt fait de les anéantir… Le mélange de la pierre et des arbres a atteint un point de perfection qu’il ne saurait dépasser : il faut maintenant disputer la ville endormie à la forêt envahissante, sinon, dans quelques années, il ne restera plus rien de ces ruines uniques au monde. Il faut sauver Ang-Kor ! Ce sera l’œuvre de la France ;… quand il s’agit d’Art et de Beauté, notre pays n’est jamais trop loin.

En rendant au Cambodge la province d’Ang-Kor il a assumé le noble devoir de perpétuer ces souvenirs sacrés… Par bonheur, M. Comaille, le futur conservateur d’Ang-Kor, qui nous fait les honneurs de « la Ville au Bois dormant », a compris toute la grandeur de la mission qui lui incombe : il professe un véritable culte pour ces merveilles dont il a la garde ; il leur a consacré toutes ses forces, toute son intelligence. En l’écoutant, nous avons l’impression que la France est arrivée à temps : encore, faut-il qu’elle vienne en aide au parfait artiste qui la représente : M. Comaille est seul pour mener à bien cette œuvre, non pas de restauration, mais de salut qui intéresse le monde entier… et ses ressources sont bien minimes.

Puisqu’il s’est fondé une Société des Amis de Versailles, pourquoi ne créerait-on pas une Société des Amis d’Ang-Kor ! Il ne faudrait pour arracher ces temples à la dégradation et à la mort que la centième partie, la millième peut-être de ce que l’on a dépensé pour enlaidir Paris depuis vingt ans. Le prix d’une de ces monstrueuses bâtisses qu’on élève à tort et à travers suffirait à sauver une des plus authentiques merveilles du monde. Et l’on pourrait construire enfin cette route dont nous sommes fiers d’avoir été les pionniers et qui amènerait ici, de tous les points de l’univers civilisé, tous les pèlerins passionnés de la Beauté ; nous l’avons dit déjà au début de ces notes, mais nous le redirons sans nous lasser : ce serait là une belle action, artistique et patriotique et, par surcroît, une bonne affaire pour la colonie[1].

[1] Depuis que ces lignes ont été écrites, la Société des Amis d’Ang-Kor est formée… et la route est commencée.

… Est-il besoin de dire que nous trouvons ici en M. Comaille le plus précieux des alliés et le plus érudit des cicérones ?

Demain nous reviendrons visiter en détail, sous sa direction, les temples et les ruines. Ce sera la plus agréable récompense de tous les efforts que nous avons faits pour arriver jusqu’ici.


14 avril 1908.

… C’est le grand jour !… Notre brave et bonne voiture va connaître enfin les joies du triomphe. Il va lui être donné d’accomplir un exploit que nulle autre voiture ne pourra plus lui disputer.


ANG-KOR-THOM

Dès sept heures du matin, quand nous arrivons à la grande chaussée de l’étang, des milliers de Cambodgiens y sont groupés déjà pour voir passer la fameuse voiture à feu.

Je crains d’abord que la solennité de notre entrée ne soit un peu compromise aux yeux des populations, par ce fait que la route du temple, celle qui doit conduire la voiture à l’apothéose, n’est pas précisément une route en palier ! Il va nous falloir gravir quelques marches, des marches larges sans doute et pas très élevées, mais enfin, des marches tout de même !… Puisse la montée vers l’apothéose ne pas trop disloquer notre pauvre auto. Évidemment ce serait un symbole à la fois sublime et profitable, mais nous préférons, je ne sais pourquoi, ne pas contribuer à établir ces vérités premières…

En avant !… La voiture escalade sans peine les deux marches d’accès de la chaussée et roule vers le temple.


L’AUTO GRIMPE L’ESCALIER

Guérin joue avec une autorité inattendue le rôle du chœur antique. Tandis que l’auto avance vers l’apothéose, il court derrière, enthousiaste et bondissant et crie à tue-tête sur des rythmes qu’il invente…

— Ça y est ! Nous y sommes ! Nous sommes à Ang-Kor !


ÇA Y EST !

Enfin, la voiture entre dans l’enceinte sacrée par cette glorieuse porte des Éléphants qui, pendant des siècles, ne vit passer que les somptueux cortèges des souverains et des grands prêtres.

Une foule de Cambodgiens nous observent… Beaucoup d’entre eux attendent peut-être que la foudre, éclatant soudain dans le ciel clair, vienne châtier les impies qui osent troubler ainsi la paix et le recueillement de ces édifices sacrés.

Mais les Bouddhas qui gardent le seuil des palais et des temples ne paraissent point se soucier de notre approche. Et que leur importe tout cela… qui n’est pas éternel ?


LA PORTE D’ANG-KOR-VAT

Nous traversons l’enceinte. Pour arriver au pied du grand temple il faut encore que la voiture gravisse, par ses propres moyens, un escalier de cinq marches et cela ne va pas sans m’inquiéter un peu. Pauvre auto ! si elle arrive intacte après tant de secousses, c’est qu’elle a vraiment l’âme chevillée au moteur et que tous ses organes sont cuirassés d’un triple acier !… Du reste elle ne paraît aucunement se conformer à ma triste pensée ; après s’être révélée, pendant tout le cours de ce dur voyage, comme une marcheuse incomparable, elle semble vouloir montrer, en arrivant au but, que la voltige et l’acrobatie n’ont pas de secrets pour elle… et elle escalade ses cinq marches, dont la dernière est la Marche à la Gloire ! dans un style magistral et sans rien perdre de sa dignité, non plus que de ses boulons…

Une légitime fierté se mêle à l’allégresse que nous ressentons, mes chers compagnons de voyage et moi : nous avons mené à Ang-Kor la première automobile et aucune autre ne pourra jamais pénétrer plus loin dans les temples. Cette minute de joyeux triomphe nous paie de toutes les mauvaises heures et de toutes les fatigues qu’il nous a fallu supporter.

Nous demandons à la photographie de fixer et de consacrer cet épisode de l’automobilisme et nous prenons des instantanés de la voiture et de tout le monde.

Puis nous franchissons à pied le seuil du temple que nous allons visiter en détail sous la conduite de l’incomparable cicérone qu’est M. Comaille.

Il ne m’appartient pas de décrire les merveilles de ces ruines. Ce sera l’œuvre des artistes et des poètes qui viendront rêver et travailler ici… quand cette route (dont nous aurons été les pionniers tout de même !) sera enfin construite et leur épargnera les frais et les fatigues d’une véritable expédition. Peut-être un jour se formera-t-il une école de peintres orientalistes, l’école d’Ang-Kor, peut-être quelque romancier de génie tentera-t-il une reconstitution des épopées qui se sont déroulées à l’ombre de ces tours ?…


DANS LA PLACE

On ne saurait souhaiter un cadre plus prestigieux et les plus beaux décors que le théâtre ait réalisés n’en sauraient évoquer la splendeur.

Mais je craindrais d’attenter à la beauté de ces ruines sacrées en essayant de les décrire et je me contenterai donc d’en donner un court historique que je dois à la science et à l’amabilité de M. Comaille, le bon génie de ces lieux enchantés.


COUR INTÉRIEURE. ANG-KOR-VAT

Les monuments d’Ang-Kor-Thom ont été terminés au huitième et ceux d’Ang-Kor-Vat au neuvième siècle de l’ère Çakya. L’ère de Çakya-Mouni est de mille vingt-sept ans plus récente que l’ère chrétienne.


VUE D’ENSEMBLE, COTÉ OUEST. ANG-KOR-VAT

Comme tous les anciens Temples cambodgiens, ceux du groupe d’Ang-Kor furent construits par des brahmanes venus de l’Inde ; les rois du Cambodge étaient également brahmanes, c’est-à-dire qu’ils appartenaient à cette caste brahmanique qui représente encore de nos jours l’aristocratie de l’Inde. Quand ils envahirent le territoire cambodgien, les brahmanes guerriers amenèrent avec eux leurs prêtres et les artistes qui ont construit ces Temples. Mais pour exécuter cet immense travail, ils employèrent toute la population autochtone à l’exploitation des carrières de pierres, au transport des matériaux et probablement même à leur mise en place.

Dès que les Temples furent construits, les rois les érigèrent en Abbayes au bénéfice des prêtres brahmanes et les indigènes qui peuplaient les alentours devinrent d’office les esclaves des abbés ; les inscriptions sanscrites trouvées dans les Ruines nous apprennent par exemple que tel abbé avait droit à dix mille esclaves, à quatre cents livres de beurre par jour, à cinq mille bœufs par an, à deux mille buffles, etc., etc…


COUR INTÉRIEURE. ANG-KOR-VAT

Donc, non seulement les esclaves travaillaient pour les brahmanes, mais les populations libres passaient leur temps à remplir les exigences des chantres des divers Temples.


AMAS DE RUINES A ANG-KOR-THOM

La pierre était apportée des montagnes de Koulen, situées à 30 kilomètres d’Ang-Kor. On peut estimer qu’il n’a pas fallu moins de deux cents ans pour construire Ang-Kor-Vat et que ce travail exigeait la main-d’œuvre de deux mille hommes par jour. La moitié au moins des travailleurs mourut sans doute à la peine…


CLOITRE INTÉRIEUR. ANG-KOR-VAT

BAS-RELIEF DU CLOITRE INTÉRIEUR. ANG-KOR-VAT

Nos libres penseurs, qui ont l’étonnement facile et l’indignation débordante, trouveraient là l’occasion de jérémiades bien originales sur le cléricalisme et l’obscurantisme, considérés comme « articles d’exportation »…


UNE PORTE DE L’ENCEINTE

Au treizième siècle, les Siamois (les Taïs) commencèrent à envahir le pays et battirent les brahmanes sous les murs d’Ang-Kor-Thom : les Cambodgiens en profitèrent pour se révolter contre les oppresseurs qui les avaient si longtemps maintenus sous leur joug et les chassèrent ou les tuèrent. Et comme les Révolutions n’épargnent pas plus les monuments que les hommes et s’attaquent volontiers à l’architecture, les anciens esclaves tournèrent leur fureur contre les Temples auxquels ils reprochaient d’avoir abrité des Dieux défavorables. Cette crise de vandalisme explique l’état de dégradation des monuments. Ils ne sont pas pourtant très anciens ; mais les hommes détruisent plus vite que le temps…

Ainsi l’histoire se recommence partout et toujours et cette vérité déjà plusieurs fois constatée se passe de commentaires.


LA FORÊT ENVAHISSANTE

… Après avoir admiré ce qui reste des bas-reliefs et des inscriptions d’Ang-Kor-Vat, nous laissons la voiture près de la Bonzerie et nous partons, les uns à pied, les autres à cheval, pour Ang-Kor-Thom.

A 2 kilomètres se trouve une des portes de l’enceinte (longue de près de 12 kilomètres) qui entoure les Temples d’Ang-Kor-Thom.

M. Comaille a déjà entrepris la lutte, dont il sortira vainqueur, contre la forêt envahissante : à travers le fouillis des branches et des lianes, il a fait, d’après ses études, rouvrir les deux grandes avenues à la place même qu’elles occupaient jadis, et bientôt les Temples seront enfin déblayés de la brousse et de la végétation parasite qui les recouvrent entièrement, disjoignant les pierres et lézardant les murailles. On peut entrevoir le jour prochain où la beauté d’Ang-Kor sortira de ses voiles. Ce que M. Comaille a pu déjà réaliser avec un budget insuffisant permet d’espérer une résurrection sublime si l’on veut l’aider dans son œuvre.


VUE DU « BANION ». ANG-KOR-THOM

Mieux que toutes les descriptions dont je me suis abstenu, les quelques photographies qu’on trouvera reproduites dans ce livre donneront une idée assez exacte, encore que bien incomplète, de ces ruines uniques au monde…

Nous revenons à Siem-Reap où nous dînons en compagnie de notre aimable guide. Puis, aussitôt après, comme pour nous remplir les yeux de ce paysage que peut-être nous ne reverrons plus, nous retournons contempler les ruines ; le clair de lune leur prête un aspect plus mystérieux encore et plus féerique.

Ah ! qu’il vienne donc le poète qui pourra traduire ce que nous avons ressenti là !


DANS LES TEMPLES

15 avril 1908.

Et voici déjà qu’il faut songer au retour !

La saison des pluies approche et nos heures sont comptées. Le moindre retard nous forcerait à abandonner l’espoir de ramener à Saïgon notre voiture triomphante… et la logique irréfutable de M. de La Palisse nous rappelle que nous ne sommes encore qu’à moitié chemin… puisque toute la route reste à refaire.

Nous consacrons donc cette journée à nous reposer pour reprendre des forces. Retourner aux Temples ? A quoi bon ?… Cela ne ferait qu’aviver nos regrets de nous en éloigner et nous voulons garder le souvenir de la vision sublime de cette nuit.

Et puis, la voiture est là, qui réclame nos soins et qu’il importe d’inspecter en vue de notre départ.

M. Amand est parti pour Battambang avec la moitié du détachement de tirailleurs.

… Tiens, le télégraphe est coupé !

Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?


16 avril 1908.

Avant l’aube, nos charrettes sont parties et doivent nous attendre à Kompong-Chen avec le gros des bagages et ce qu’il nous reste d’essence. Pourvu, mon Dieu !… que la provision de combustible soit bien arrivée chez M. Chambert, où nous comptons la retrouver !

A une heure, le délégué du Commissaire royal cambodgien et le télégraphiste arrivent affolés… et nous comprenons pourquoi le télégraphe ne fonctionne plus !… C’est tout simplement parce que la région est infestée de pirates. Une lettre que M. Amand envoie par un porteur vient confirmer cette bonne nouvelle.

Des pirates !… O Fenimore Cooper, ô Gustave Aimard, ô Louis Boussenard ! C’est plus que nous n’osions espérer… et rien n’aura manqué à notre joie ; car nous comptons bien les rencontrer en route et couronner le voyage par cet épisode imprévu et divertissant.

Mais en attendant, il faut agir… Il faut faire quelque chose ; et la seule chose que nous puissions faire, c’est d’avertir M. Comaille, seul Européen de la région, afin qu’il puisse se mettre sur ses gardes et prendre les dispositions nécessaires.

Nous lui envoyons donc une lettre et, dès quatre heures, la réponse nous arrive. M. Comaille se trouvant dans l’impossibilité de venir à cheval me prie d’aller le chercher à Ang-Kor demain matin avec l’auto et de le ramener à Siem-Reap pour prendre le commandement des forces… qui se composent de dix indigènes.

Impossible donc de partir aujourd’hui… mais nous nous en consolons bien vite : car non seulement notre vaillante voiture aura accompli un raid réputé irréalisable, ce qui déjà vaut bien quelque admiration, mais encore elle aura bien mérité de la Patrie !

Rien ne manque à sa gloire.


COUR INTÉRIEURE A ANG-KOR-THOM
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