La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
SUR LA BERGE : OH ! HISSE !
CHAPITRE VIII
SÉJOUR A KOMPONG-CHAM
25 mars 1908.
Cette matinée va être employée au repêchage de la voiture qui a passé, elle aussi, une bonne nuit… mais de l’autre côté du fleuve !
Après tant de torrents passés « à pneus secs », notre vaillante compagne va traverser le Mé-Kong et malgré toutes les précautions prises, je ne suis pas sans inquiétude : une personne de son poids et de son importance ne voyage à l’aise que sur les grands paquebots et toute la flottille de Kompong-Cham ne suffirait pas à la transporter, sinon en pièces détachées. (A vous, Comiot !)
Donc, dès sept heures et demie, Bernis et Guérin s’embarquent avec l’interprète de la Résidence, sur la chaloupe qui remorque l’appontement ; ils emportent des planches et des bambous pour construire une amorce de pont, de la rive au radeau, car la principale difficulté consiste à embarquer et à débarquer la lourde voiture sans trop de secousses. Une fois en pleine eau et bien installée sur l’appontement, elle n’aura qu’à se laisser remorquer, mais le plus dur est de l’y mettre.
TOUT EST PRÊT
L’appontement et la chaloupe abordent près de la rive gauche du Mé-Kong… En quelques instants, avec une rapidité et une adresse qui me rassurent pleinement, les indigènes ont établi la passerelle. L’auto la franchit sans encombre. La voilà sur l’appontement ! La chaloupe revient vers la rive droite où les mêmes travaux sont exécutés à merveille. Des cordes sont attachées à l’avant de la voiture. Deux cents prisonniers s’y attellent ; ces pauvres gens y vont de tout leur cœur et semblent s’amuser de cette besogne imprévue. On dirait des gamins en récréation. Leur pittoresque bousculade évoque l’idée d’un jeu bruyant, bien plutôt que d’une corvée.
EMBARQUEMENT SUR LE BAC
D’ailleurs, ça ne traîne pas ! Sous leur vigoureuse impulsion, la voiture a vite fait de gravir la berge escarpée et sablonneuse, tandis que je prends deux ou trois photographies de cette manœuvre.
Un tour de manivelle et nous rentrons à la Résidence où nous remercions M. Beaudoin d’avoir donné des instructions si utiles et si précises pour le passage du fleuve.
DÉBARQUEMENT
Après le déjeuner, vers les trois heures, nous prenons place tous les trois, M. Beaudoin, le compagnon et moi, dans la victoria de la Résidence pour aller visiter les ruines de Vat no Kor situées à environ 4 kilomètres de Kompong-Cham.
La route qui nous y conduit, œuvre du Résident actuel, mérite les plus vifs éloges. C’est elle que nous suivrons lorsque nous partirons pour Kompong-Thom. Près de 15 kilomètres sont déjà terminés. Dans un an ils auront fait des petits et seront 30, 40 peut-être. Voilà de bonne et utile besogne et j’y trouve une fois de plus la preuve que si les Anglais sont d’incomparables constructeurs de ports, les Français n’ont pas de rivaux pour installer des routes et bâtir des villes. Saïgon et Hanoï le démontrent assez et si tous les Résidents imitent M. Beaudoin, l’Indo-Chine française offrira d’ici peu d’années un réseau de communications qui contribuera plus que tout au développement et à la prospérité de la colonie.
… Les ruines cambodgiennes sont imposantes et nous donnent un très agréable avant-goût des merveilles qui nous attendent à Ang-Kor.
Après une promenade délicieuse, nous rentrons à la Résidence, où je demande à M. Beaudoin les renseignements nécessaires sur les étapes que nous avons à parcourir d’ici à Kompong-Thom. Il me donne l’itinéraire que l’on trouvera reproduit dans ce livre.
Le Résident de Kompong-Thom, M. Chambert, est prévenu de notre passage. De plus, tous les villages ont reçu des instructions pour déblayer la route, autant que possible.
Dans la province de M. Chambert où nous aurons une grande rivière à traverser, un pont provisoire doit être établi par les soins de ce Résident ! Nous ne saurions assez dire combien nous sommes touchés de tant de prévenances et de bons procédés. Nous y trouvons le plus précieux encouragement et la réconfortante certitude que nous avons été compris, et que tous ceux qui aiment ce pays ne nous ménageront pas leur concours et favoriseront de leur mieux la réussite de notre expédition.
Ainsi, dorénavant, notre route est tracée et tout y semble savamment étudié et prévu. Nous ne marcherons donc plus dans l’inconnu, et pour ainsi dire, à la découverte des obstacles et au petit malheur !
26 mars 1908.
Chacun sait par expérience que rien n’est plus occupé ni souvent plus fatigant qu’une journée de repos !… et que l’on se donne plus de mal pour son plaisir que pour son profit.
Conformément à cette règle générale nous avons décidé de nous adonner en ce jour au noble plaisir de la chasse.
Dès six heures du matin, nous partons donc, M. Dessenlis, Bernis et moi pour chasser en forêt.
Aussitôt placés la battue commence.
Elle rabat peu de gibier : un gros singe, deux coqs et une civette que M. Dessenlis s’adjuge d’un coup de fusil magistral.
A force de marcher, nous arrivons jusqu’à un étang d’où s’envolent à notre approche des cormorans serpentins et des canards. Faute de mieux, nous en tirons quelques-uns et nous rentrons déjeuner, non sans avoir donné un coup d’œil à la voiture qui reste le principal objet de nos préoccupations.
Elle nous paraît se porter à merveille. Guérin l’a soignée de main de maître. Il a changé contre une neuve la barre de connexion tordue. Le carter sera arrangé et remonté demain. Les pneus sont bons, bien qu’usés jusqu’à la corde sur les côtés extérieurs.
Toutes les munitions, l’essence, l’huile, le carbure, ainsi que les grosses pièces de rechange sont prêtes à être chargées dans les charrettes. A quatre heures, rassurés par cette inspection, nous retournons tous à cet étang qui nous a paru mériter une seconde visite, mais cette fois-ci, nous prenons une barque et nous nous glissons à travers les roseaux d’où notre invasion fait sortir des poules sultanes, des poules d’eau, des hérons, des canards, des cormorans, toute une volière.
Nous nous livrons à un massacre ornithologique et les victimes pleuvent autour de nous. Tous les chasseurs comprendront cette joie… elle est si vive que la nuit nous surprend et qu’il nous faut rentrer précipitamment à la Résidence, où nous arrivons tout juste pour le dîner.
Ce soir, Brin-d’Amour fait les frais de la conversation.
M. Beaudoin s’amuse de l’ignorance encyclopédique étalée en toute occasion par notre interprète-gâte-sauces, mais à entendre le récit des méfaits accomplis par ce personnage encombrant et désastreux, l’aimable Résident finit par nous prendre en pitié et nous propose, avec sa bonne grâce ordinaire, d’emmener un de ses boys chinois dont il nous vante l’intelligence et qui parle, en plus de sa langue, l’annamite, le cambodgien, et même le français !
Un si précieux cadeau nous semble inestimable et nous sommes ravis à l’idée de ne plus voir la figure chagrine et renfrognée du vilain petit babouin qui fut jusqu’ici le mauvais génie de l’expédition.
Les charrettes sont parties tantôt pour Baraï, village situé à près de 100 kilomètres. Elles doivent nous y attendre le samedi 28 au soir.
27 mars 1908.
Sic transit gloria mundi !… Brin-d’Amour est en prison ! Telle est la nouvelle que nous annonce M. Beaudoin à l’heure de l’apéritif ! Il paraît que, pour occuper ses loisirs, notre bête jaune s’est exercée à ce sport que les doux anarchistes appellent « la reprise individuelle »… J’ai comme une idée qu’il n’en est pas à son coup d’essai et je m’explique la disparition de quelques objets depuis notre départ. Toujours est-il qu’ici Brin-d’Amour a voulu travailler dans le grand et qu’il a volé hier une montre au boy chef de la Résidence. Mais ce digne serviteur ne s’est point laissé faire : il a pris Brin-d’Amour sur le fait et par la peau du cou, et la montre volée marquera l’heure de la séparation et de notre délivrance.
Puisse Brin-d’Amour, dit Bec-dans-l’huile, trouver dans cet incident regrettable le principe de sa régénération, et que la retraite lui inspire des méditations salutaires ! C’est la grâce que nous lui souhaitons !
… La voiture est tout à fait prête. Elle tend à devenir une célébrité indo-chinoise, et elle emportera de Kompong-Cham un nouveau surnom. Les administrés de M. Beaudoin l’ont appelée le « Dragon » et un artiste local a calligraphié sur le radiateur en beaux caractères chinois ce redoutable pseudonyme. Il lui vaudra, espérons-le, le respect superstitieux des populations…
Nous avons gardé les trois charrettes de Tay-Ninh, elles nous accompagneront jusqu’à Ang-Kor sous les ordres du fidèle Nam-Ay, dont nous n’avons jamais eu qu’à nous louer.
L’après-midi, nous retournons faire une partie de chasse aquatique sur « notre » étang et nous y prenons le plus vif plaisir.
L’aimable chancelier de la Résidence, M. Dessenlis, s’est vraiment multiplié pour nous amuser pendant notre séjour ici et ce nous est un devoir agréable de reconnaître qu’il y a pleinement réussi. Sa parfaite gracieuseté est pour beaucoup dans le souvenir ému et reconnaissant que nous emportons de ces trois jours à Kompong-Cham.
Demain matin, nous partons pour Baraï, où nous devons coucher. M. Beaudoin a pensé à tout. Tous les ordres sont donnés.
Nous avons comme interprète celui même de la Résidence. Il est d’origine portugaise et s’appelle Lopez, et nous emmenons Tiam, notre nouveau boy, dont la physionomie mobile et fine m’inspire dès l’abord beaucoup de sympathie. Il nous fera sans peine oublier son malencontreux prédécesseur.
… Tout de même cette étape de demain, d’ici Baraï, me semble quelque peu hardie. Cent kilomètres en un jour ! cela paraîtrait presque honorable sur de bonnes routes en pays civilisés… Enfin, M. Beaudoin nous assure que cela ira tout seul. Il oublie sans doute tout ce qu’il aura fait pour nous faciliter un si beau record. Il ne nous reste qu’à l’établir. Ayons confiance !
PASSAGE DU MÉKONG A KOMPONG-CHAM
ANG-KOR-THOM