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La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile

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DEVANT LA CANHA DE TAPANG-PREY

CHAPITRE V
CONCERT NOCTURNE
« CAMPING » FORCÉ A TAPANG-PREY
TAMPHO — LA FORÊT — KRECK

17 mars 1908.

Quelle nuit !… Et quand je pense qu’il se trouve à Paris ou à Londres de braves gens qu’incommode le sifflet lointain d’une locomotive ou que réveille en sursaut le fracas de la voiture du laitier ! Nous avons laissé en Europe des amis qui nous envient peut-être, qui se disent de nous parfois :

— Oui, leur voyage sera plein de péripéties, de fatigues… mais quel délicieux repos une fois arrivés à l’étape ! Quel sommeil profond et sans rêves dans le grand silence de la campagne indo-chinoise ! Là, pas de tramways, pas de fiacres, pas de pianos, pas de phonographes, pas de sirènes d’automobiles !

Ah ! s’ils pouvaient connaître leur bonheur ! O fortunatos nimium, sua si bona norint !

Ce matin, nous en sommes à regretter tous ces bruits qui bercent le sommeil des grandes capitales européennes. Roulements de fiacres, sifflets des gares, timbres des tramways matinaux, trompes d’autos, cela n’est que rumeur berceuse et discret murmure auprès du concert asiatique et barbare, mais gratuit et obligatoire, que nous ont donné toute la nuit les chiens des environs.

Aucun vacarme humain ne se peut comparer à cette cacophonie diabolique. Si encore les roquets de ce pays-ci menaient leur musique sans discontinuer, s’ils hurlaient toute la nuit, peut-être finirait-on par s’y habituer, comme le meunier au tic-tac de son moulin, et par ne plus les entendre… Mais ces terribles tapageurs nocturnes ignorent les charmes de la mélodie continue ; ils ne sont pas même wagnériens, ils prennent des temps, ils font des pauses : au moment même où leurs auditeurs bénévoles se sentent le cerveau près d’éclater, ils s’arrêtent comme par un secret accord et l’on jouit alors délicieusement de ce silence qu’on n’espérait plus : on se laisse aller aux premières douceurs du sommeil… Mais, tout à coup, un des exécutants reprend sa partie ; sa voix excite tous les autres et le concert recommence, crescendo et rinforzando jusqu’à l’ensemble final qui s’exaspère en un indescriptible charivari…

Et qu’ils soient cambodgiens ou cochinchinois, ces virtuoses à quatre pattes ne se contentent pas d’aboyer bruyamment mais décemment, comme tout chien qui se respecte. Leur infatigable gosier émet un cri étrange, intraduisible même en polyphonie canine, un son qui décourage l’onomatopée et participe à la fois du miaulement du chat et du grognement du cochon… Comme ne craindrait pas de le dire M. Edmond Rostand :

Leur voix est un piment qu’on suce par l’oreille.

Cela vous entre dans le cerveau comme la vrille dans une planche et vous taraude l’entendement jusqu’aux limites de la folie furieuse.

Ah ! le voilà, le voilà bien le grand silence de la campagne indo-chinoise !

Dans de pareilles conditions, l’on ne s’étonnera point que nous ayons ce matin devancé l’aurore aux doigts de roses… N’ayant pu fermer l’œil de la nuit, malgré toute notre fatigue, nous n’avons pas même eu la peine de nous réveiller.

La tête lourde, les yeux rouges et les membres engourdis, nous quittons pourtant sans regret nos lits pliants, soutenus par l’espoir de nous réconforter avec le petit déjeuner dont la préparation toute sommaire fut commise hier soir aux soins de Brin-d’Amour.

A ce seul nom, plein de promesses, le lecteur perspicace aura deviné l’effet de cette confiance exagérée : pas plus de petit déjeuner que de restaurants aux environs !

Interrogé sans aménité, Brin-d’Amour semble trouver que notre enquête affamée frise l’indiscrétion : et à toutes nos questions, il se contente d’opposer cette ironique et paisible fin de non-recevoir, bien indo-chinoise :

— N’a pas moyen !

En effet, ce doux philosophe n’a rien préparé, ni feu, ni eau pour faire cuire notre café, ce précieux café, qui, lui du moins, fut sauvé des eaux… et qui d’ailleurs continue !

Vraiment Brin-d’Amour réalise, au delà de toute espérance, le type du boy à tout faire !

Par bonheur, notre fidèle compagnon se propose pour remplir l’intérim et suppléer aux défaillances de notre cuisinier. Nous acceptons avec joie et nous facilitons de bon cœur cette transmission de pouvoirs.

Tandis que l’eau bout, nous sortons de la canha, Hervé de Bernis et moi ; puis, aidés par de braves Cambodgiens, plus débrouillards que Brin-d’Amour, nous tendons des cordes entre l’auto et les piliers de notre demeure improvisée pour y suspendre notre linge et nos effets qui restent tout trempés de la baignade d’hier. Cela ressemble aux préparatifs de quelque fête locale et nous pavoisons de notre mieux ! Guérin, lui, procède à une revue d’installage en règle, c’est-à-dire qu’il vide les coffres de la voiture et dispose toutes les pièces sur l’herbe pour les faire sécher. On dirait un véritable bazar, mais notre brave mécanicien ne semble pas s’affoler parmi tout ce bric-à-brac.

J’envoie un coolie à cheval, avec la mission de réunir ici toutes nos charrettes. Elles représentent nos troupes de réserve et désormais elles nous suivront prudemment, car notre première journée fut pleine d’enseignements, comme tous les ennuis de ce monde, et nous tâcherons au moins d’en profiter.

Le fidèle compagnon ayant réussi à merveille dans la préparation de ce café qui commençait à nous paraître illusoire, nous reprenons quelques forces, et, munis d’un nouveau courage, nous nous mettons à démolir la magnéto, les réservoirs d’huile et nous vidons l’essence dans de grandes jarres. L’eau a pénétré partout, c’est à croire que notre pauvre voiture est restée aussi longtemps submergée que les galions qui dorment dans la baie de Vigo… Comme nous les donnerions tous de bon cœur pour la voir repartir !

Cependant, le compagnon, encouragé par le succès, s’occupe activement de la cuisine : il prépare des merveilles. En effet, l’un des coqs dont M. Prère nous fit le généreux présent ayant rendu son âme sonore, va faire les frais d’un déjeuner sardanapalesque… Ce sera la dernière de Chantecler. Déjà !

Je ne parle pas de la chaleur… mais rassurez-vous, elle est toujours là : comme l’impôt dans un régime parlementaire, elle augmente. On se demande avec quelque inquiétude ce qu’elle deviendra vers midi… Notre brave Guérin, lui, ne paraît guère s’en soucier. Étendu sous la machinerie de la voiture, il ne songe pas même à déplorer l’absence d’une fosse qui faciliterait son travail : non, ce qu’il lui faut, c’est du fer, du plomb… et puis des clefs anglaises. De temps en temps, sa voix nous parvient étouffée et profonde comme si elle sortait d’un puits. Et cette voix impérieuse réclame des tas d’instruments compliqués et bizarres. Pour les lui passer il faut prendre la précaution de les envelopper d’un chiffon… puis de les laisser tomber dans un baquet d’eau froide : car, telle est la curieuse propriété de l’acier, il exagère toujours sur la température ! Tous ceux qui ont fait l’exercice savent qu’en hiver ce diable de flingot trouve toujours moyen d’être plus froid que l’air extérieur et de vous geler les doigts pendant la manœuvre. Ici, comme dirait le fusilier Pitou, c’est la même chose, excepté que c’est tout le contraire ! Ces gredines de clefs anglaises ou françaises, quelle que soit leur nationalité, ramassent toute la chaleur du soleil et la concentrent si bien qu’elles deviennent intangibles. La femme de Barbe Bleue s’y serait brûlé les doigts et cela eût évité du reste bien des ennuis à son époux !

Enfin, à force de clefs et de patience, voici entre nos mains cette petite âme mystérieuse de la voiture : la magnéto. Il ne s’agit plus que de la démonter entièrement et de la nettoyer à fond. Nous nous tirons avec une aisance dont nous sommes fiers de cette besogne compliquée ; toutefois le remontage ne se fait pas sans hésitations et nous gardons quelques doutes sur notre habileté professionnelle. A l’épreuve nous verrons bien.

Mais quel déjeuner réconfortant et consolateur ! Le coq de M. Prère réunit tous les suffrages ; il pourra se vanter, si la métempsychose lui ménage une autre existence, d’avoir eu les honneurs d’une belle oraison funèbre. Et comme nous nous applaudissons d’avoir destitué ce malencontreux Brin-d’Amour, à qui Guérin vient de décerner le nouveau surnom de Bec-dans-l’huile !

La chaleur tient toutes ses promesses du matin. Je ne l’évaluerai pas en degrés centigrades de peur de ne pas être pris au sérieux.

Nous serions bien tentés de nous livrer aux douceurs de la sieste… ce point d’orgue de la vie coloniale, mais nous avons trop à faire. Le soldat que j’avais envoyé en mission vient de rentrer avec toutes nos charrettes. Il va falloir installer un véritable campement.

Pourtant, comme nous ne pouvons pas vivre uniquement de conserves, Bernis s’offre à la corvée de viande fraîche et part pour la chasse avec quelques Cambodgiens qui cumulent les fonctions de guides, de piqueux et de rabatteurs.


VISITEURS DE TAPANG-PREY

L’après-midi nous ménage un agréable intermède. Le chef du village, accompagné de plusieurs femmes aux yeux bridés et malicieux, vient nous rendre visite et nous apporte en cadeau de bienvenue des œufs et du riz. Cette petite cérémonie se passe le mieux du monde et, comme disent les reporters mondains, la plus franche cordialité ne cesse de régner.

Le chef parti, nous nous remettons au travail ; car, puisqu’il est à prévoir que nous serons forcés de passer quelques jours ici, le camping devient une nécessité.

Sous la ferme direction du compagnon, la canha commence à prendre un autre aspect. Sans doute on n’y saurait trouver cette intimité qui fait la gloire de la Hollande et même de quelques maisons françaises : cela manque de tableaux, de gravures, de bibelots et de livres familiers, mais tout de même, notre repaire a presque l’air habitable. Nos lits pliants sont perchés sur cette vaste estrade qui sert de lit de camp aux indigènes, les fusils et les cartouches sont alignés en bon ordre sur une espèce de table, les provisions s’empilent dans un coin en parfaite symétrie avec la toilette et la pharmacie qui se dressent en face ; et les deux lampes à acétylène accrochées aux colonnes qui soutiennent la toiture verseront des torrents de lumière dans notre paisible intérieur.

Comme il n’est point de bonheur parfait, voici une nouvelle inquiétude : notre pauvre Guérin se plaint de sa main blessée. Et c’est encore le compagnon, qui, ne craignant pas de se livrer à l’exercice illégal de la médecine, révèle un excellent « libre panseur ». Ses soins intelligents parviennent à calmer la souffrance de notre brave mécanicien (ceci n’est pas une réclame).

L’heure du dîner approche… et nous comptons fortement sur le retour de notre Nemrod pour corser le menu qui n’est pas des plus variés. Il se fait bien attendre… mais c’est sans doute que le produit de sa chasse l’encombre et retarde sa marche.

Enfin, les cris des Cambodgiens nous annoncent son approche.

Nous nous précipitons à sa rencontre, le cœur en fête… et l’estomac en liesse ! Hélas, sa triste mine nous dispense de le questionner. Il n’a point cette allure triomphale qui convient au chasseur heureux.

Il ne nous rapporte en effet que… ce que les Espagnols appellent : la Bota, c’est-à-dire en bon français qu’il rentre bredouille.

Le dîner se ressent un peu de cette désillusion et notre nuit blanche commence à nous peser.

Pourtant, comme il nous répugne de nous coucher au sortir de table, nous prolongeons la veillée en organisant, pour l’ébahissement des indigènes, la petite fête d’une illumination. Il nous suffit pour cela d’installer sur le devant de la cabane un des phares à acétylène… Jamais Ruggieri n’a obtenu un tel succès. Et nous connaissons la joie de faire acclamer les merveilles de la science par une population éclairée… à giorno ! L’enthousiasme enfantin de ces braves gens leur vaudrait la sympathie d’un syndicat d’instituteurs primaires : ils y verraient le symbole de la raison dissipant les ténèbres de l’obscurantisme. Mais en fait de symboles, les peuples d’Extrême-Orient ont trouvé mieux que cela… et depuis longtemps, et je ne pense pas qu’ils soient sur le point de renier leurs dieux pour adorer l’acétylène ou le magnésium. Quels barbares !… Enfin, ils se sont bien amusés, c’est l’essentiel… Ils ne se fatiguent pas du spectacle, ils en voudraient encore, toujours ! Et leurs cris de joie se prolongent jusqu’à ce que nous soyons étendus sur nos couchettes où j’espère que l’excès de la fatigue va enfin nous procurer le sommeil.


18 mars 1908.

… J’avais compté sans Tay-Ninh !… C’est ainsi que nous avons surnommé le survivant des deux coqs offerts par M. Prère. Dès les premières lueurs de l’aube, Tay-Ninh, qui partage notre canha, la remplit des cocoricos les plus véhéments : sans doute il pense qu’il y va de l’honneur de sa race et remplit en conscience son rôle de réveille-matin. Il ne se décide à se taire que quand il voit tout le monde debout. Tout le monde… sauf moi, hélas, qui souffre d’un accès de fièvre et me résigne à profiter de ce silence inespéré pour faire la grasse matinée.

Il faut bien en convenir et donner raison au librettiste de Galathée :

Ah ! qu’il est doux de ne rien faire
Quand tout s’agite autour de nous !

Les yeux fermés, j’entends à travers une vague somnolence les pas assourdis de mes compagnons et les bruits légers du dehors. Je me reproche ma paresse, mais le sentiment même de mon inaction ne va pas sans volupté et durant quelques heures je jouis délicieusement de ce sommeil conscient, que la fièvre anime de rêves précis et rapides. Je me crois arrivé au but de notre voyage et je vois se dresser les pagodes d’Ang-Kor… oui ! je les vois, et d’une vision si nette que plus tard la réalité ne me paraîtra pas plus vraie. Puis ce sont des visages amis, des paysages de France et d’Angleterre qui défilent avec une vitesse de cinématographe.

La voix de Bernis qui clame que le déjeuner est prêt m’arrache à mes rêves. Honteux et confus, je saute à bas de ma couchette. Mais tout mon rôle de convive se borne à regarder manger mes compagnons, tout en enviant leur appétit.

Et je ne résiste pas ensuite à la tentation d’une petite sieste, tandis qu’Hervé de Bernis et Guérin démontent péniblement la voiture.

Vers quatre heures, mon accès de fièvre passé, je me retrouve plein des résolutions les plus viriles. Je n’ai que l’embarras du choix… je choisis la chasse, non seulement parce que c’est un de mes passe-temps préférés, mais parce que, comme sur le radeau de la Méduse, les vivres commencent à manquer.

Après une sortie de deux heures, je suis assez heureux pour rapporter un lièvre et une superbe biche… Je me dérobe aux félicitations. Cependant, notre linge ayant profité de la température pour devenir sec comme de l’amadou, je retrouve mes amis affairés, en train de le ranger dans l’immense malle… qui, suivant l’exemple de toutes les malles connues (depuis la malle des Indes jusqu’à la valise diplomatique), se trouve à présent trop petite pour tout contenir. Enfin, on parvient à la fermer par la force du raisonnement, aidé de solides ficelles.

Et, malgré les splendeurs gastronomiques de notre dîner, je ne me console pas de cette journée perdue.


19 mars 1908.

Morphée n’a point touché le seuil de la canha !… Le concert cynégétique a pris cette nuit les proportions d’un festival monstre. Les hurlements ont alterné avec les glapissements et tous les roquets des alentours ont donné de la voix.

Stimulé par la concurrence, notre Chantecler Tay-Ninh s’est mis de la partie et depuis trois heures du matin n’a cessé de lancer à intervalles égaux son cri perçant et joyeux.

Décidément il faut aller dormir ailleurs ! Nous en avons assez ! Coûte que coûte nous partirons après déjeuner. Le brave Guérin, tenant du moins à tirer parti de son insomnie, se lève avec le soleil pour faire le graissage de la machine. Il croit pouvoir affirmer que tout ira comme sur des roulettes. Mais à peine notre décision prise de quitter Tapang-Prey et ses virtuoses nocturnes, voici que se rouvre l’ère des complications : un de nos conducteurs de charrettes vient de tomber malade et me demande de le laisser partir. Le fait est que le pauvre diable arbore une pâleur aussi navrante que son teint le lui permet… une pâleur qui ne lui permettrait même pas de figurer honorablement dans un syndicat de jaunes !… Je m’en sépare à regret et nous voilà donc réduits à trois charrettes au moment précis où nous nous trouvons obligés de soulager la voiture qui risque de tourner au bazar ambulant. Il faut donc absolument louer deux autres véhicules qui transporteront les lits, la cuisine et une malle. La matinée se passe à ces négociations, qui ne marchent pas toutes seules ; enfin nous convenons que les deux dernières charrettes n’iront que jusqu’à Kreck et que nous en prendrons d’autres de village en village. Mais encore faudra-t-il assurer nos relais.


DÉTAIL D’UNE DES TOURS D’ANG-KOR-VAT

Nous déjeunons vite, mais mal ; et, après avoir fait ces derniers paquets où l’on oublie toujours quelque chose, nous partons enfin. Oui, je n’ose y croire, nous partons !

A deux heures et demie, devant toute la population rangée sur notre passage, nous démarrons fièrement, suivis de nos cinq charrettes, aux accords nostalgiques de la sirène qui provoque les acclamations de la foule. C’est un beau spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux, sinon des oreilles…

Au sortir de Tapang-Prey, le chemin très étroit serpente sous les branches et nous le trouverions ravissant s’il n’était ensablé au point de rendre la seconde vitesse plus que réglementaire.

Pendant deux kilomètres tout va bien, si bien même que, sans faire part de mes impressions à mes compagnons de voyage, je me dis à part moi :

— C’est trop beau pour que ça dure !

Mon pessimisme a raison et, tout à coup, sans motif apparent, le moteur s’arrête net.

Je ne lui ménage pas les commentaires les plus sévères, mais on connaît la sombre hostilité des objets inanimés : elle n’est rien auprès de celle des machines !

Guérin, qui sait combien les paroles sont inutiles en pareil cas, prend le parti de descendre sans rien dire : mais que son silence est éloquent ! Il ouvre le capot. Comme il arrive toujours quand c’est sérieux, tout a l’air d’être en bon état. Notre brave mécanicien lève au ciel un regard désespéré…

Enfin, en inspectant le carburateur, il découvre qu’au lieu d’essence, c’est de l’eau pure qui arrive ! Or, les moteurs à essence manifestent à l’égard de l’eau pure une aversion qu’on peut comprendre sans être pour cela alcoolique soi-même. Le mien ne fait point exception à la règle : ce liquide anodin ne lui dit rien qui vaille, et il vient de se mettre en grève.

Il y a là de quoi désespérer les automobilistes les plus fervents, mais pas nous ! Une fois de plus nous faisons contre infortune bon cœur ! Aussi bien, il ne nous reste qu’un parti à prendre : la retraite. Mais nous sentons très vivement que nous ne sommes pas là pour nous amuser…

Par bonheur, si je puis dire ainsi, un grand nombre d’indigènes nous ont fait escorte et semblent compatir à nos souffrances. Je parlemente avec ces bonnes gens : leur dévouement nous est acquis, il suffit d’y mettre le prix ! Quarante coolies s’attellent à la voiture et nous reprenons le chemin de notre canha, dans une disposition d’esprit qu’il est superflu d’indiquer.

Et, c’est la rage au cœur, mais toujours le sourire sur les lèvres, que, rentrés à Tapang-Prey, nous refaisons les préparatifs de notre installation pour la nuit.

Pour tuer le temps et me détendre les nerfs, je retourne à la chasse pendant qu’Hervé de Bernis et Guérin redémontent le réservoir et le carburateur. C’est un travail qui demande du temps… et surtout beaucoup de patience : je sens que j’en manquerais et que mon concours serait plus nuisible qu’utile.

Je me déploie donc en tirailleur…

Un coq et une poule sauvages au tableau… mais ce n’est pas une consolation.

A mon retour la nuit tombe, nos deux travailleurs n’ont pas encore pu enlever les tuyaux du réservoir ; bon gré mal gré, il faut remettre à demain le reste de la besogne.

Demain ! Toujours demain ! et nous n’avançons pas ! et il va nous falloir encore subir la symphonie nocturne de la meute indo-chinoise…


20 mars 1908.

Levés dès l’aube (et pour cause ! : les aboyeurs se sont surpassés), nous nous remettons à démonter la tuyauterie ; en soufflant avec une pompe nous parvenons à chasser l’eau perfide qui était restée au fond. Il en sort deux ou trois litres : la protestation du moteur n’était donc que trop légitime.

Enfin, cette fois-ci tout est prêt… (Touchons du bois, comme dit Guérin) et peut-être allons-nous pouvoir quitter définitivement cet endroit de malheur.

Le déjeuner vite expédié, nous nous mettons en route tout comme hier, avec le même appareil et la même solennité. Pourtant (serait-ce une illusion ?) les acclamations me paraissent moins nourries et moins éclatantes… Les ironiques indigènes commenceraient-ils à douter des merveilles de la science européenne ?

Nous reprenons le joli chemin creux qui fuit en zigzag à travers la forêt… Hélas, le joli chemin creux se conduit comme un cul-de-sac. Impasse et manque ! Évidemment il ne peut nous supporter… Après quelques tours de roue, nous voilà si bien ensablés qu’il est impossible d’aller plus avant.

Comme le chef du village a eu la gentillesse de nous accompagner (peut-être prévoyait-il notre nouvelle panne ?), je lui fais demander, en désespoir de cause, quatre buffles pour nous traîner jusqu’à Tampho.

Nous ne sommes pas très renseignés sur la distance qui nous sépare de ce village… 10, 15, 20 kilomètres ? Notre ignorance n’a d’égale que celle des indigènes pour qui le système métrique est plein de secrets… Nous ne savons qu’une chose, c’est qu’il n’y a pas d’autre village sur notre route avant ce vague Tampho et que, pour rien au monde, nous ne voulons retourner coucher à Tapang-Prey !

Le chef semble se conformer à mes tristes pensées…

Il commence à nous déclarer qu’il n’y a pas de buffles, mais il entame le plus vif éloge de quatre bœufs de sa connaissance qui, à l’en croire, feront tout à fait notre affaire !

Té, les bœufs ! comme dit Tartarin…

Va pour les bœufs ! On les envoie chercher. Ils ont, ma foi, de braves et honnêtes figures. Tout à fait des bœufs de chez nous ! Ils ont l’air d’avoir inspiré Pierre Dupont ! Leur premier abord est tout à fait rassurant. Les quatre bonnes bêtes se laissent paisiblement atteler… mais refusent nettement d’avancer. Nous ne tarissons pas de bonnes paroles et d’encouragements. Les quatre bœufs nous laissent dire et finissent par se coucher ! On sent que rien désormais ne saura les décider à mettre un pied devant l’autre : ils ont une façon de ne rien savoir irréductible et décisive, et manifestent leur haine du mouvement qui déplace les lignes par une immobilité lapidaire.


LE BŒUF « PANNÉ »

… Cette situation se prolonge jusqu’aux limites de notre exaspération ! Cependant le temps passe et nous n’avons guère fait que 4 ou 5 kilomètres…

Le buffle s’impose ! Il nous faut absolument des buffles !

Eux seuls auront la force et le courage de nous tirer de là !

Devant notre désespoir, le chef du village finit par convenir « que peut-être tout de même, en cherchant bien, il n’est pas dit qu’on ne finirait pas par en trouver… » (Est-ce que, par hasard, les Normands auraient aussi jadis conquis l’Indo-Chine ?)

… Je fais donner « la cavalerie de saint Georges »… et en effet, sans qu’on sache d’où ni comment, au bout d’une heure à peine les buffles sont là !

On les attelle en hâte et nous repartons.

… Ici commence un voyage dont aucun de nous ne perdra jamais le souvenir… Rien ne saurait donner une idée de ce qu’on souffre à se sentir traîné d’un pas tranquille et lent par quatre buffles qui cassent leurs traits de quart d’heure en quart d’heure. Ah ! pouvoir faire du 90 de moyenne et subir cette allure de 2 kilomètres à l’heure, tout le long d’un interminable sentier étroit, tortueux, sans cesse barré de souches et de branches, qu’il faut couper pour ne pas détériorer le carter… c’est un des pires supplices qu’ait jamais enduré un chauffeur et cela nous vaudra, j’espère, d’être inscrits au Martyrologe de l’automobilisme.

Selon l’expression vive et imagée de Guérin :

— On se fait du mauvais sang à l’heure !

Et quelles secousses, quels accrocs, quel roulis, quel tangage ! L’auto-buffle pourrait devenir, sous la direction d’un manager entreprenant, une nouvelle attraction pour les fêtes foraines : les personnes qui aiment à trépider sur les manèges y trouveraient les joies combinées du toboggan, des montagnes russes et de la balançoire.


UN RENFORT

Quant à moi, je m’exaspère à voir onduler les dos énormes et paisibles de ces quatre bonnes bêtes, qui font pourtant tout ce qu’elles peuvent.

Enfin, vers six heures, la forêt paraît devenir moins inextricable, de grands pans de ciel apparaissent entre les branches et nous débouchons dans une vaste clairière. Nous en ressentons d’abord une impression d’allégement et il nous semble respirer plus à l’aise… Mais un bruit sec nous rappelle à la réalité, c’est un des jougs qui vient de se casser, et contre cela il n’y a rien à faire, sinon d’en fabriquer un autre.

Heureusement, les indigènes se montrent très adroits et nous en sommes quittes pour une halte d’une demi-heure, ce dont nos buffles profitent sagement en prenant leur bain dans une mare.

Ils nous reviennent rafraîchis et dispos ; nous remontons dans notre auto-buffle et nous quittons cet endroit que la carte désigne sous le nom de Tasia.

Mais, selon son habitude ancienne et extrême-orientale, le soleil se couche sans faire précéder sa retraite d’aucun crépuscule et la nuit tombe comme un voile noir qui s’abattrait sur toutes choses.

Nous avançons à pas comptés, à travers toutes les ornières qui deviennent de plus en plus profondes. A chaque pas il faut s’arrêter et descendre pour mettre la main à la pioche.

La nuit s’épaissit encore et nous retire jusqu’à cette obscure clarté qui tombe des étoiles. Guérin et le guide indigène, l’un portant une hache et l’autre une torche, marchent devant la voiture.

A neuf heures, après mille difficultés, la clairière est traversée et nous rentrons en forêt ; cela ne semble pas faire l’affaire de nos quatre buffles qui commencent à donner des signes évidents de fatigue.

La faim, que nous avions oubliée, se rappelle cruellement à notre souvenir : elle en arrive à ce point où elle devient une souffrance. Pour me consoler, j’évoque des festins pantagruéliques, mais le remède me paraît vite pire que le mal.

Où sommes-nous ?


VUE D’UN DES COINS DU CLOITRE D’ANG-KOR-VAT

Je fais demander au guide si nous approchons de Tampho ?

Sa réponse est tout à fait rassurante :

— Si vous tirez d’ici un coup de fusil, les gens du village l’entendront !

A cette promesse du gîte prochain et de la soupe probable une vive allégresse nous saisit et nous en profitons pour chanter en chœur des airs connus : Frère Jacques, Viens Poupoule, et naturellement La Petite Annamite qui ne fut jamais mieux de circonstance. Nos voix se perdent dans le silence formidable de la nuit et notre gaîté tombe avec nos chants.

Dix heures et demie !… nous ne chantons plus, mais en revanche nous sommes ensablés jusqu’aux essieux, les buffles ne veulent plus tirer… et le voudraient-ils qu’ils ne pourraient plus, les pauvres ! On a beau taper dessus, ils ne trouvent de force que pour lancer des ruades… et pour charger leurs conducteurs… Voilà ce qu’on gagne à se faire remorquer !… Sans doute leur rôle commence à les humilier, mais moi, je commence à me demander comment nous sortirons de là.

A tout hasard, je prends des décisions énergiques, c’est toujours un soulagement en pareil cas !

Et d’abord, j’envoie en avant le petit soldat de l’escorte qui s’est jusqu’ici montré serviable, actif et débrouillard : à pied il ira toujours plus vite que nous et nous enverra des renforts. Puis je fais décharger un peu la machine et j’expédie les charrettes et les provisions dans la direction de Tampho : car nous n’avons rien mangé depuis onze heures du matin et la préparation du dîner commence à prendre une place prépondérante parmi mes préoccupations ! Enfin, je fais partir sur deux des charrettes Hervé de Bernis et le compagnon, et je reste seul avec Guérin pour ramener la voiture.

A nous deux et avec l’aide des indigènes nous tentons un dernier essai loyal de démarrage. A force de cris, de coups sur les dos immenses des buffles… et surtout en prenant la sage précaution de disposer des nattes sous nos roues, nous parvenons contre toute espérance à nous désensabler.

Hip ! Hip ! Hourrah ! Chic ! Banzaï ! Eljen ! Bravo !

Nous voilà repartis !

Je reste au volant… cependant que Guérin qui marche devant la voiture, en brandissant sa vaillante hache, m’arrête à chaque minute pour couper une souche ou élaguer un tronc d’arbre sans se retenir d’ailleurs de déclarer « que c’est à se fiche dans la douane ! » Mais des cris, des voix, des pas sortent du fond vertigineux des bois !… des pas de buffles, si je ne m’abuse. Qu’ils sont doux à nos oreilles !

C’est le petit soldat débrouillard qui a su remplir à merveille sa mission : il revient avec six buffles qu’on attelle immédiatement près des quatre premiers. — Six et quatre, dix ! nous commençons à marcher d’un train de sénateurs, c’est-à-dire presque honorable.

Bientôt nous arrivons dans une passe de rochers qui se dressent comme une immense digue au milieu d’une mare dont les eaux scintillent sous les étoiles reparues.

A toute autre heure, et dans d’autres circonstances, je m’arrêterais pour admirer un tel site que je devine merveilleux. Mais hélas, la nature nous taille une trop dure besogne pour que nous ayons le loisir de la contempler. Chauffeur errant il faut marcher sans trêve, avancer coûte que coûte et ce n’est pas trop de toute notre attention : car, après une courte montée, voici que cette digue de rochers s’enfonce brusquement… sans qu’aucune plaque indicative du Touring Club nous en ait avertis (je ferai une réclamation en rentrant), et le pire est que la roche est taillée en gradins, de sorte que la voiture rebondit comme sur les marches d’un escalier. On en a, comme dirait Guérin, « plein les mains ! »

Une secousse plus forte brise la glace d’un des phares…

Le réservoir grince sur la pierre : heureusement qu’il est bardé d’une tôle protectrice.

Enfin, nous arrivons au bas de cette descente sans autre avarie. Des cris nous parviennent à travers la nuit : c’est le village, Tampho et la soupe enfin !

Point du tout ! et il nous faut prendre notre parti d’une nouvelle désillusion.

Tout ce vacarme, ce n’est rien… qu’une de nos charrettes en panne, celle de Bernis dont les bœufs se sont couchés en travers du chemin. Le malheureux Hervé a tout fait pour vaincre l’apathie de ces animaux réfractaires. Il a usé de tous les moyens, même des banderillas de fuego… ingénieusement remplacées par une torche posée au bon endroit. Ce procédé, qui risque de lui attirer les plus sévères observations de la S. P. D. A., lui restera sur la conscience. Les bœufs indo-chinois en ont vu bien d’autres et leur impassibilité ne s’émeut pas pour si peu.

Nous nous arrêtons (encore une fois !) ; j’envoie tout mon monde au secours de la charrette en panne. On s’agite, on crie, on hurle, comme toujours en ce pays quand il y a quelque chose à faire (et cela ne le différencie pas d’autres pays qui se croient plus civilisés !) : enfin, l’on se décide à atteler d’autres bœufs et nous reprenons notre triste voyage, la rage dans le cœur et l’estomac dans les talons.

Crispé sur mon volant pour corriger les écarts des dix buffles qui tirent les uns à hue, les autres à dia, étourdi par la faim qui me bourdonne aux oreilles… je ne sais plus très bien ce qu’il arrive.

Notre morne cortège avance lentement aux lueurs des torches.

Enfin, nous arrivons au village.

Mais comme toute joie trop attendue, la vue de Tampho me laisse indifférent.

Il y a, paraît-il, une canha, une cabane pour les voyageurs. Allons, tant mieux ! mais je consentirais volontiers à coucher à la belle étoile pourvu que je puisse me reposer un peu.

Pourtant je conduis la voiture jusqu’à l’entrée de cette canha.

Le compagnon, qui pense à tout, a fait préparer du feu, nous allons donc pouvoir nous laver à l’eau chaude.

Un peu réconfortés par ces ablutions, nous ouvrons enfin une boîte de conserves.

Minuit et demi ! Nous sommes éreintés, mais la faim nous tient éveillés et nous retrouvons pour nous mettre à table l’énergie des hommes de l’époque du silex taillé et de l’âge de la pierre impolie.

Nous mangeons sans parler, ce qui pour des Français bien nés est le comble de la sauvagerie.

Ce repas farouche et silencieux nous rend les forces nécessaires pour procéder à notre indispensable installation. Nous faisons les lits, nous défaisons les malles et quand nous nous couchons enfin, morts de fatigue, il est plus d’une heure et je pense sans aucun plaisir qu’il nous faudra être debout et prêts à repartir, ce matin avant six heures.

… En fermant les yeux, il me semble encore entendre la voix du guide :

— Si vous tirez un coup de fusil ici, les gens du village l’entendront !

… Il était exactement neuf heures quand fut prononcée cette parole d’espoir et nous avons marché jusqu’à minuit et demi !

Il aurait fallu remplacer le fusil par une batterie d’artillerie.


21 mars 1908.

Cinq heures et demie du matin… Il n’y a pas à dire ! nous ne sommes pas très dispos : pour ma part, il me semble que je dormirais bien encore une douzaine d’heures : le compagnon s’étire avec mélancolie ; Bernis prétend qu’il entend crier ses articulations et Guérin réclame une clef anglaise pour s’ouvrir les yeux.


HALTE SUR LE CHEMIN DE KRECK

Enfin, l’eau froide ruisselle et le savon mousse dans des récipients de fortune et dans les tubs en caoutchouc : et nous voilà presque frais.

Bien nous en prend, pour la cause de la dignité européenne : car à peine sommes-nous présentables que les notables du village envahissent notre canha.

Ce sont des gens très bien : ils nous apportent les cadeaux d’usage (dont il faut d’ailleurs les remercier largement, car les lays ne sont qu’un échange de bons procédés).

Ces cadeaux d’ailleurs, ne manquent pas d’agrément. Aujourd’hui, parmi les bananes, les œufs, les noix de coco… et autres légumes, se distingue un petit cochon de lait, gras à souhait, appétissant et rebondi qui apportera dans notre ordinaire un élément de variété et de gaîté tout à fait appréciable.

Nous faisons comprendre aux notables toute notre reconnaissance, puis on plie bagage et tous nos impedimenta reprennent place dans l’auto et dans les charrettes.

Je prends quelques renseignements sur la route à suivre… Comme il fallait bien s’y attendre ils ne sont pas fameux ! La route, si route il y a, est, paraît-il, très sablonneuse et très étroite jusqu’aux abords de Kreck où nous devons coucher et nous reposer un jour ou deux.

Voilà qui nous promet de l’ouvrage, et les buffles, dont j’espérais me séparer, vont nous être encore indispensables.

Je me résigne à en laisser atteler trois paires à la voiture.

Une quarantaine de coolies sous les ordres d’Hervé de Bernis partent en éclaireurs pour déblayer autant que possible le chemin à travers la forêt.

A six heures, tout est prêt et nous démarrons… au pas des buffles. Nous devons ouvrir le passage aux cinq charrettes qui marcheront derrière nous.

A peine entrés en forêt, nous recommençons comme hier à nous battre avec les lianes, les troncs d’arbres, les ornières… et surtout avec les buffles. Mais du moins, il fait jour et le spectacle est si beau que nous ne regrettons pas la lenteur de notre allure. Rien ne saurait dire la beauté de cette forêt du Cambodge (car depuis Tampho nous sommes en territoire cambodgien). On s’y sent comme enveloppé d’une vie frémissante et multiforme : c’est vraiment la nature profonde et mystérieuse que les anciens ont divinisée sous le symbole de Pan et les pauvres humains y sont ramenés à la conscience de leur petitesse et de leur infirmité. Cela fait, si l’on peut dire, partie de la nébuleuse.

Sous cet enchevêtrement prodigieux de branches entrelacées de lianes inextricables, l’on ne peut se défendre d’une sorte d’émotion sacrée et l’on conçoit toute la justesse de la comparaison que les poètes ont établie entre la Forêt, œuvre divine, et la Cathédrale, œuvre humaine sans doute (et, pour notre gloire, œuvre française !), mais tout inspirée de la grandeur de Dieu. La vie universelle triomphe ici dans le frisson innombrable des feuilles, dans le jaillissement éperdu des branches, jets de verdure qui ne sont pas retombés, dans le chant de mille oiseaux d’espèces inconnues dont le plumage éclate comme une symphonie de couleurs ; et la forêt apparaît plus mystérieuse encore et plus sublime peut-être que l’Océan, qui, lui, cache dans ses profondeurs tous les êtres dont il est peuplé. De toutes parts la forêt vibre et palpite comme un organisme immense, et c’est vraiment selon la noble expression d’Henri de Régnier :

« Le Tourbillonnement des formes de la vie. »

Peut-être certains dessins de l’admirable Gustave Doré donneraient-ils quelque idée de ces paysages sylvestres ; mais ce qu’il faudrait, pour traduire cette féerie de formes et de couleurs, c’est un Corot tropical ! Qu’un grand peintre, puisqu’aussi bien il nous en reste encore, ait donc l’heureuse inspiration de tenter ce voyage : il en rapportera une beauté nouvelle.


CLOITRE INTÉRIEUR D’ANG-KOR-VAT

… Tout pénétrés de la volupté qui s’exhale de ce sous-bois vert et touffu, nous oublions les difficultés de la route, elles nous paraissent beaucoup moins pénibles qu’hier. Pourtant nous avançons bien lentement.

Et ce n’est pas seulement la nature qui nous arrête, et la forêt qui nous retient dans ses liens ! Cette matinée nous ménage une rencontre imprévue et pittoresque, celle d’un collège de bonzes qui habitent une pagode enfouie sous les arbres.

Ils s’avancent vers nous avec des gestes de bon accueil : ce sont de superbes bonshommes drapés d’étoffes jaunes, la tête et les sourcils entièrement rasés. Pour saluer notre passage ils nous apportent des œufs et des régimes de cocos que nous empilons dans le fond de la voiture… et bien entendu nous laissons quelques piastres à ces généreux donateurs qui nous manifestent toute leur reconnaissance en phrases incompréhensibles, mais où nous devinons la plus « franche cordialité ».

Bizarre coïncidence, le sac de piastres que j’ai toujours sous la main en prévision de cas semblables se dégonfle et s’aplatit à vue d’œil, comme un Cent kilos qui suivrait un traitement sévère contre l’obésité. Ce qu’il en coûte dans ce pays-ci de recevoir des cadeaux !

Vers les neuf heures, nous nous arrêtons près d’une mare pour laisser notre attelage se reposer et se baigner. Les braves bêtes prennent en conscience leur tub et nous reviennent fraîches et luisantes… Mais nous n’avons que faire de leurs loyaux services ! Car voici que s’ouvre devant nous, à perte de vue, une magnifique clairière, qui se déroule comme un beau ruban d’argent à travers la verdure opaque de la forêt.

Nous allons donc pouvoir marcher par nos propres moyens. Ce n’est pas trop tôt. Nous commencions vraiment à oublier que nous étions en automobile !

Guérin pompe un peu de pression au réservoir d’essence, tourne la manivelle, et le moteur ronfle à la grande joie de notre escorte indigène qui s’habitue au monstre.

Quelle joie ! Plus de buffles !! Comme nous allons avaler cette clairière qui semble à la fois nous inviter et nous narguer, telle une jolie femme en humeur de flirt.

Tout est prêt : je vais démarrer… quand Hervé de Bernis me crie d’arrêter le moteur.

Quoi encore ??

C’est le tuyau du remplissage d’arrière qui s’est dessoudé et laisse échapper un mince filet d’essence dès qu’il y a de la pression (je sens toute la barbarie de ces termes techniques… mais ils sont nécessaires pour m’attirer la compassion de tous les chauffeurs, qui sauront comprendre mon état d’âme).

Cette fois c’en est trop !… je sens grandir en moi la tentation de tout envoyer promener et je l’exprime en termes choisis, mais dont la violence épouvante notre escorte.

Mes compagnons sont consternés. Il y a de quoi ! car il faut pour réparer l’avarie enlever la tôle protectrice du réservoir, le vider complètement et refaire la soudure : or, en pleine forêt, c’est tout à fait impossible et, d’ailleurs, nous n’avons rien pour mettre l’essence.

Allons ! il ne nous reste qu’à rappeler les buffles… les buffles ironiques dont les fanons épais me semblent secoués de ce rire énervant qu’on voit aux vaches dessinées par le spirituel animalier Schüsler !!

Vraiment, nous reculons les limites de la déveine ; une telle série à la noire ne semble pas naturelle et c’est à croire qu’un mauvais génie nous poursuit de ses maléfices ! Aurions-nous donc affaire aux faunes malicieux de la Forêt ?

On rattelle les buffles… et nous repartons tristement sans oser parler ni même nous regarder, comme inquiets de nous découvrir tout à coup d’autres visages ou de voir surgir entre nous la face effroyable d’un Satyre.

Et nous marchons au pas lourd de nos buffles, nous marchons encore et encore, tout le long de cette clairière poudreuse et desséchée qui reflète la lumière aveuglante du soleil et la diffuse en éclats métalliques dont nous avons les paupières brûlées.

Et je ne parle pas de la chaleur qui devient de plus en plus communicative et qui, à midi, fait le maximum !

Nous marchons toujours… Vers une heure, Guérin commence à parler fortement du déjeuner, je feins de ne pas l’entendre… Il insiste… mais je refuse d’arrêter et notre brave mécanicien s’enferme dans un silence boudeur. Ce Guérin, quel mauvais caractère tout de même !

A une heure trois quarts, comme nous passons devant quelques huttes, Guérin recommence ses litanies et nous menace de s’évanouir s’il ne mange rien !

C’est qu’il le ferait comme il le dit, l’entêté !


CAMPEMENT PRÈS DE KRECK

Je me résigne à m’arrêter et nous installons notre campement au pied d’une touffe d’arbres gigantesques.

Avec les cinq charrettes, l’auto, les buffles et l’escorte, nous jouons à merveille la halte de Bohémiens : on apprendrait sans étonnement que nous allons donner ce soir une grrrande Représentation, avec la permission des autorités locales !

… Les coolies allument un feu immense pour rôtir le cochon de lait, chauffer les boîtes de choucroute… et réconcilier les œufs que le compagnon vient de brouiller.

Sous le soleil qui nous accable de ses rayons incandescents ce feu semble vraiment faire double emploi… Guérin, tout ragaillardi par la vue de ces préparatifs culinaires, déclare qu’il fait un temps à ne pas mettre un thermomètre dehors et conclut :

— Ça n’est pas pour me vanter : mais je n’ai jamais eu si faim depuis la guerre !

A trois heures nous avons fini de déjeuner, et comme notre cochon de lait est à peu près cuit (on le serait à moins), nous l’enveloppons dans des feuilles de bananier et nous repartons.

Le courage nous reprend bientôt à la nouvelle que nous approchons enfin de ce fameux Kreck.

Bernis marche en avant pour tirer d’inoffensives tourterelles ; je lui prédis que décidément il s’attirera à son retour les foudres de la Société protectrice des Animaux : mais il ne m’écoute point, uniquement soucieux de se créer parmi les indigènes une réputation de tireur émérite.

… A quatre heures et demie nous faisons notre entrée dans Kreck, gros village composé d’une centaine de canhas.

Sans doute il y aurait quelque exagération à prétendre que cette entrée fut triomphale et rappela celle de Charles-Quint à Anvers, mais, enfin, ce fut une entrée tout à fait honorable et de nature à faire valoir le prestige européen ! En tous les cas, nous remportâmes un admirable succès de curiosité : les canhas s’étaient vidées comme par enchantement, toute la population se tenait sur le pas des portes et nous avions pris pour la circonstance un air digne et solennel qui fit, je crois, la meilleure impression. Mais ne nous laissons pas griser par la vanité ! Ce qui me paraît surtout agréable, c’est qu’on nous arrête devant une belle cabane construite sur pilotis et ornée d’une vérandah en bambous des plus majestueuses. Cela dépasse nos plus folles espérances !

Tandis que les coolies s’occupent de décharger les bagages avec cette cordiale brusquerie qui n’est pas le propre des déménageurs européens, nous courons au télégraphe : car c’est ici le premier poste depuis notre départ, encore que les fameuses cartes si bien renseignées ne fassent aucune mention de Kreck.

Nous y sommes accueillis le plus gentiment du monde, par une jolie Annamite, deux singes et deux petits cochons. Celle-là nous fait comprendre qu’elle est la femme du télégraphiste et que son mari est parti à notre rencontre avec plusieurs députés. Cette délégation se sera égarée en route !

En attendant le retour de cet aimable postier, j’écris à Gustave de Bernis, à M. Prère et à Mayréna pour leur annoncer notre arrivée ici. Et, comme je viens de terminer mes lettres, l’employé annamite du bureau, qui parle très bien le français, m’apporte justement des télégrammes de Gustave et de Mayréna et un autre du commandant Bertrand nous demandant de nos nouvelles. Hervé en reçoit un de M. Jeantet, directeur du journal La Cochinchine française, le priant de le tenir au courant de nos aventures.

Enchantés d’avoir ainsi repris contact avec nos amis, nous rentrons nous installer à la canha et préparer le dîner.

On allume les phares de la voiture qui remportent auprès de la vaillante population de Kreck leur succès accoutumé et nous mangeons de fort bon appétit un morceau de notre cochon de lait, accompagné de riz en guise de pain.

Toutefois (car il n’est pas de bonheur parfait ici-bas !) nous faisons une fâcheuse découverte… à savoir que notre magnifique vérandah dont nous étions si fiers manque de solidité et que l’on passe à travers avec une facilité déplorable.

Après le dîner, le petit soldat si dévoué et si débrouillard dont nous avons eu plus d’une fois à nous louer vient nous annoncer qu’il retourne à Tay-Ninh et nous faire ses adieux.

Je lui prouve ma reconnaissance en bonnes paroles et en piastres et je le renvoie avec une lettre pour M. Prère. Je regrette vivement le départ de ce brave et intelligent garçon.

Je me sépare aussi de notre vieux guide devenu inutile, M. Beaudoin, résident de Kompong-Cham, averti de notre prochain passage, ayant été assez aimable et prévenant pour mettre à ma disposition un autre soldat cambodgien.

Et nous nous couchons plus tranquilles.

La journée de demain sera employée à réparer le réservoir et à vérifier la machine. Voilà qui nous promet des joies paisibles.


22 mars 1908.

Décidément les chiens cambodgiens nous ont pris en grippe et tiennent à nous rendre insupportables les nuits chaudes de leur pays. Ceux-ci nous ont donné un concert qui dépasse encore le vacarme de Tapang-Prey et le sommeil nous fut rigoureusement interdit pendant l’exécution des morceaux.

Il y eut même une variante. Vers minuit, comme nous ne dormions pas, un effroyable tintamarre éclatant tout à coup à l’intérieur de la canha nous fit croire à une invasion de pirates ou à un tremblement de terre. Ce n’était qu’une dégringolade de casseroles, provoquée par un visiteur nocturne qui s’intéressait vivement aux reliefs de notre cochon de lait. Nous voulûmes reconnaître son identité, et nous ne fûmes pas peu surpris de nous trouver en présence d’un chien, un échappé du concert qui avait tenu à venir nous rendre ses devoirs à domicile. Cet animal avait trouvé le moyen, je ne saurai jamais comment, de grimper à l’échelle de la vérandah pour pénétrer dans notre cabane : un tel numéro ferait la fortune d’un Music-Hall. Il fut pourtant reçu assez fraîchement et redescendit l’échelle plus vite qu’il ne l’avait montée : mais notre intervention tardive ne sauva point, hélas ! les restes si précieux… et si comestibles de notre cochon de lait…

Je dois déclarer d’ailleurs, qu’à la suite de ce pillage nocturne, la Némésis canine qui nous poursuit parut satisfaite : le concert s’apaisa par degré, tout rentra dans le plus profond silence et nous pûmes achever en paix notre nuit.

… Ce matin, Guérin, aidé d’Hervé et de deux des conducteurs qui ont amené les charrettes de Tay-Ninh, arrange la magnéto, démonte et nettoie les soupapes, prépare enfin les armes qui nous conduiront, je l’espère, à la victoire !

Cependant, je reçois en grande cérémonie le chef du village.

Il nous apporte son petit cadeau : c’est un bœuf entier dont l’énormité me remplit d’une reconnaissante confusion.

Demain ce sera probablement un éléphant !

Après-demain… je ne sais pas prévoir les bonheurs de si loin et, d’ailleurs, la série animale me semble épuisée.

Le chef parti, je fais comparaître le nouveau guide que M. Beaudoin nous a si gracieusement envoyé : c’est un Linh de physionomie ouverte, intelligente et vive, et sa figure prévient en sa faveur : mais hélas, il ne parle absolument que cambodgien.

Que deviendrions-nous sans notre vieux Brin-d’Amour !

Voilà quelque temps déjà que nous n’avions pas parlé de lui… C’est qu’il s’enfermait dans une prudente réserve : ses qualités ayant été une fois reconnues, il ne sentait plus la nécessité de les faire valoir.

Mais aujourd’hui, les circonstances le ramènent au premier plan.

Brin-d’Amour va sauver la situation. Il va se révéler comme l’interprète idéal !

Je l’envoie chercher en toute hâte. On le trouve étendu, les yeux clos, à l’ombre d’un manguier, en train de chercher un compromis entre le sommeil de la nuit et la sieste de l’après-midi. On l’arrache non sans peine à sa rêverie et on me l’amène.

Mis en présence du Cambodgien, il l’observe sans rien dire à travers ses paupières bridées. Il attend sans doute que l’autre fasse les premiers frais…

Je brusque la présentation et le Linh se décide à prendre la parole. Brin-d’Amour le laisse dire, se dandine, regarde la terre avec une attention soutenue et ne répond rien.

Le Linh insiste, je crie, Brin-d’Amour garde le silence le plus hermétique. Selon la forte expression de maître Rabelais : « On n’en saurait tirer non plus qu’un pet d’un âne mort ! »

Enfin, après avoir, en bon comédien, pris son temps et ménagé son effet, notre interprète déclare avec une tranquillité souriante qu’il ignore absolument le cambodgien et que d’ailleurs il compte se renfermer désormais dans ses fonctions de cuisinier.

Un humanitaire l’aurait tué ! Je me contente de le bousculer comme il le mérite, mais décidément Brin-d’Amour a le sourire et il ne le perd pas pour si peu. Il semble soulagé de m’avoir fait cet aveu et se forge sans doute une félicité à la pensée des loisirs qu’il va pouvoir se donner désormais…

… Il n’en reste pas moins que nous voilà sans interprète. Ce qui va singulièrement compliquer nos embarras.

Je n’ose pas trop y songer et pour m’étourdir je vais interroger le télégraphiste sur la nature et les difficultés de la route que nous allons avoir à suivre jusqu’à Kompong-Cham. Il nous la promet sablonneuse et malaisée et nous laisse prévoir que nous en aurons au moins pour trois ou quatre jours !… Dans ce pays où une portée de fusil équivaut à une vingtaine de kilomètres, trois ou quatre jours doivent signifier quelque chose comme l’éternité.

Pour compenser la défection du fâcheux Brin-d’Amour, nous élevons à la dignité de chef de convoi l’un de nos conducteurs de charrettes : Nam-Ay, qui a fait preuve en toutes circonstances d’une intelligence et d’un dévouement absolus : il paraît fort sensible à cet honneur qui pourtant lui imposera de graves devoirs, car il lui faudra désormais répondre du contenu des malles et de la régularité des transports.

Notre provision de cognac et de whisky est épuisée… et comme les alcools européens n’ont pas encore envahi ce pays (qui s’enivre provisoirement, depuis quelques siècles, avec le choum-choum, eau-de-vie de riz nationale !) nous allons nous trouver désormais réduits à l’eau et au thé. Déjà je m’entraîne pour me créer cet état d’âme (ou tout au moins d’estomac !) qui nous a valu les teatotalers, ces irréductibles adversaires de l’alcoolisme.

Mais qu’importe ! La machine est prête et cela suffit à nous consoler de tout le reste. Demain nous partirons pour Kodorum, village éloigné d’une trentaine de kilomètres ; nous espérons y coucher… si nous y arrivons, car nous ne sommes qu’au début de nos peines et nous n’en avons pas encore fini, sans doute, avec l’hostilité des choses et la Némésis indo-chinoise.


PORTE D’ANG-KOR-VAT (COTÉ OUEST)
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