La Ville au Bois dormant : $b De Saïgon à Ang-Kor en automobile
SANS ESSENCE, MAIS NON SANS ESCORTE
CHAPITRE XIV
DÉPART DE KOMPONG-THOM — L’AUTO AQUATIQUE
PLUS D’ESSENCE : AUTO-BUFFLE
20 avril 1908.
Dès six heures ce matin, Bernis est parti à cheval avec un guide : très inquiété par la mauvaise nouvelle d’hier soir, je l’ai envoyé en avant pour reconnaître la route, marquer les mauvais endroits et nous procurer des secours en cas de besoin.
A sept heures, je quitte la Résidence en compagnie du fidèle et courageux compagnon, de Guérin et de Tiam. Nous emmenons un guide. En démarrant, dans l’allée même, nous nous ensablons d’un côté… Je le sais bien, ce n’est là qu’un incident sans importance. Pourtant j’y crois voir un mauvais présage.
Enfin, après de nombreux efforts, nous repartons… et nous avons du moins la consolation de passer en vitesse devant le personnel de la Résidence qui nous envoie un dernier adieu.
… Ici, commencent les pires difficultés de notre voyage. Nous pensions avoir désarmé la déveine : elle nous attendait au retour. Quelque suspects que soient les éloges qu’on se décerne à soi-même, je m’en voudrais au moins pour mes vaillants compagnons de ne pas reconnaître qu’il nous a fallu vraiment une endurance et une ténacité presque sauvages pour ne pas tout abandonner et continuer notre voyage jusqu’à la résidence de M. Beaudoin.
Mais la suite du récit le démontrera mieux, je l’espère, que ce témoignage « d’auto-satisfaction » !
Donc, à peine sortis de la ville et entrés dans la grande plaine, nous commençons par nous embourber. Heureusement, à cet endroit, de nombreux coolies travaillent à la chaussée. Ils lâchent leur travail avec une joie mal dissimulée pour venir à notre aide. Tirés, poussés, cahotés, nous avançons à grand’peine… Enfin, nous retrouvons un terrain moins traître et nous nous plaisons à croire que notre tribut au malheur est acquitté et que désormais ça marchera tout seul.
En effet, nous parcourons 500 mètres à très bonne allure. Nous n’osons croire à tant de chance — et nous avons trop raison, car nous voici embourbés de nouveau !… Tout le monde descend et se met à pousser consciencieusement. Je reste seul à la direction, tandis que mes pauvres amis… de concert avec les indigènes s’évertuent à faire avancer la voiture. Elle se décide enfin à démarrer et si brusquement que le compagnon, Guérin et les indigènes, entraînés par la force de la vitesse mal acquise, s’étalent pêle-mêle de tout leur long dans la boue. Ils prennent le parti d’en rire.
Un peu plus loin, même comédie !… Elle nous amuse déjà moins. Je sens que nos malheurs frisent le ridicule… mais le comique de notre situation ne m’en paraît que plus douloureux. Je m’énerve et je tourne ma fureur contre Hervé de Bernis à qui j’en veux de son absence prolongée… Que fait-il ? Pourquoi n’est-il pas là ?… J’en profite du moins pour l’attraper de la bonne manière ! Pense-t-il donc que c’est pour faire l’école buissonnière que je l’ai envoyé en avant ? Se rappelle-t-il seulement notre existence ? Nous croit-il en automobile ou en bateau ? Ah mais… Ah mais…
Bernis ne se défend pas, et pour cause !
Guérin, plus calme, me fait remarquer que notre éclaireur a sûrement passé par là, car il a fidèlement laissé quelques piquets, qui seuls, de loin en loin, indiquent les passages qu’il aura jugé difficiles. La belle avance ! et que me font ces piquets dans l’état d’exaspération où je suis ?
Notre précieuse essence diminue et nous n’avançons pas…
De guerre lasse, je finis par faire demander des buffles et, en attendant, je descends tirer à la carabine des grues antigones qui pullulent autour de nous.
J’en sacrifie trois aux mânes de Bernis qui continue d’être absent, comme il n’est pas permis de l’être !!
Enfin les buffles arrivent, de leur pas tranquille et lent. Ils sont quatre et paraissent résignés à tout. Je les envie.
On les attelle et nous repartons cahin-caha.
Crac !… Dans une secousse les cordes cassent.
Tout le travail de l’attelage est à refaire !
Les cahots sont si durs et la boue si tenace que nous remplaçons les cordes par le câble en acier du treuil.
Il est plus de midi maintenant.
Et nous n’arrivons pas même en vue de Kracka… C’est-à-dire qu’en cinq heures, nous n’avons pas fait 14 kilomètres !!!
La voilà bien l’ivresse de la vitesse !
Enfin, après mille et une péripéties dont le récit deviendrait fastidieux, nous apercevons sur la lisière de la forêt les premières canhas de cet intangible village de Kracka.
Cependant le ciel se couvre comme le président d’une réunion politique, quand il sent que ça va mal tourner : en effet, tout permet de prévoir une de ces pluies dont le ciel garde le privilège à ces régions bénies de l’Extrême-Orient. Dieu sait pourtant que nous n’avons nul besoin d’une nouvelle averse pour contrecarrer notre marche… Mais que faire ?
Nos coolies, qui s’intéressent à la voiture à feu, nous disent de marcher par nos propres moyens et de faire une entrée sensationnelle dans le village ! Sans doute, ils seraient flattés de se trouver associés à notre triomphe éventuel… Cette soif de gloire n’est pas pour nous déplaire. Malheureusement le terrain ne se prête guère à une si belle ambition, car maintenant nous roulons sur du sable et notre allure n’a rien de bien triomphal.
Pourtant nous défilons devant les cahutes en deuxième vitesse et à grand renfort de sirène, ce qui ne laisse pas que de faire son petit effet habituel sur les foules accourues et nous nous arrêtons sous la sala (je dis bien : sous, car elle est perchée sur pilotis à plus de trois mètres du sol !)
Nous montons déjeuner… et le gouverneur indigène nous apporte en cadeau un paon magnifique ! Mais hélas, ce noble gibier exhale un tel relent de pourriture que toute la sala en est infectée. Je n’en remercie pas moins avec effusion le brave gouverneur, car il paraît que le goût du faisandé est ici une élégance ! je crains seulement que le donataire ne se croie forcé par politesse d’assister à notre repas. Nous nous regardons tous avec inquiétude, car le bonhomme prolonge sa visite et se répand en protestations… Si seulement le paon pouvait s’inspirer de la conduite de ce fromage dont parle Courteline et qui « profitant d’un moment d’inattention avait déjà gagné la sortie » ! Mais non : le paon reste là, bien en évidence, il semble symboliser, par son immobilité posthume et par son redoutable parfum, la Politique dite « avancée ». Enfin, le gouverneur se décide à prendre congé ! Nous en ressentons un réel soulagement. Le paon fera le bonheur des trois coolies qui le regardent avec des yeux avides.
Délivrés de l’affreuse extrémité où la politesse a failli nous réduire, nous nous mettons à table… Et Bernis continue à ne pas être là.
Il se décide enfin à paraître à la fin du repas. Il ne montre aucun embarras et nous dit avec le plus grand flegme qu’il est très étonné que nous ne l’ayons point rejoint… Non ! Vraiment… ces cavaliers ne doutent de rien !
Les renseignements qu’il rapporte sur la route sont parfaitement décourageants. Mais enfin, on ne peut tout de même pas lui en vouloir.
Vers deux heures la pluie commence à tomber… que dis-je ? à crouler. J’ai déjà vu pleuvoir dans plusieurs pays, mais rien ne se peut comparer à ce déchaînement de cataracte : ce ne sont plus des gouttes, mais des jets d’eau ininterrompus, une véritable nappe liquide qui noie tout. On se croirait dans un aquarium. Cette inondation s’accompagne, comme il sied, d’éclairs livides et de roulements de tonnerre assourdissants.
Ce déluge ne nous décourage pourtant pas. Et nous nous remettons en route, regrettant seulement de ne pas avoir à notre disposition le Parapluie de l’Escouade. Guérin seul a le parapluie du chauffeur, mais il renonce à le déployer pour ne pas nous humilier et aussi parce que le déchaînement de la bourrasque ne lui permettrait pas de le tenir ouvert.
Sous la trombe, nous traversons la forêt en troisième vitesse ; c’est d’ailleurs de la folie pure ou du moins la rage du désespoir, car il est impossible de voir la route qui disparaît sous 40 centimètres d’eau. Nous roulons à moitié submergés, trempés, aveuglés… Et quelles secousses ! quels cahots ! quels bonds désordonnés sur les perfides racines, les trous, les ornières et toutes les variétés d’accidents de terrain. Il ne nous en arrive pas d’autres pourtant… Au bout d’une demi-heure la pluie cesse brusquement et dans la détente qui suit, sous le soleil reparu, nous marchons à merveille : nous nous embourbons bien un peu en vue de Tang-Krassang, mais pour repartir aussitôt. A trois heures, nous traversons en vitesse le pont du village et nous arrêtons pour saluer le gouverneur.
Il nous invite aimablement à passer la nuit chez lui et nous fait valoir les meilleures raisons de ne pas continuer notre route. Nous le remercions de son obligeance, mais nous ne voulons rien entendre ! Nous nous sommes mis en tête de coucher à Baraï. Nous coucherons à Baraï.
Et nous repartons, enthousiastes…
Pan ! à peine nous avons fait 30 mètres que le moteur s’arrête net… et pour la plus forte raison du monde : il ne reste plus une goutte d’essence.
— Ça y est ! Je l’avais bien dit ! constate Guérin avec cette exaspérante suffisance de ceux qui ont toujours prévu tous les malheurs.
Eh ! sans doute ! il l’avait bien dit… mais il n’empêche pas que nous voilà propres !… Plus d’essence, et encore 120 kilomètres à faire !
Si nous attendons ici que la provision arrive, nous risquons d’être bloqués par l’eau qui de plus en plus envahit la plaine et l’aura bientôt transformée en un immense lac… Agréable perspective !… Il est écrit que nous aurons établi le record de la panne !
Un seul parti se présente (et qui n’a pas de quoi affoler une Américaine) : envoyer en toute hâte un messager à cheval vers M. Chambert pour lui demander si l’essence est arrivée et le prier, en ce cas, de nous l’envoyer le plus rapidement possible… Sinon, il nous faudra prendre des buffles à Tang-Krassang et nous faire tirer jusqu’à Kompong-Cham. L’homme part avec la lettre.
Et nous revenons tout penauds chez l’aimable gouverneur qui se montre ravi de nous recevoir, le brave homme !
En attendant l’heure du dîner, nous nous installons sur le pont pour tirer les cormorans à cou de serpent et les hérons qui remontent la rivière. Après en avoir abattu plus de cent pour la plus grande joie de la population réunie, nous allons dîner avec notre ami le gouverneur et nous passons la nuit dans sa maison, un peu réconfortés par la bonne grâce de son hospitalité.
21 avril 1908.
Dès la première heure arrive un soldat à cheval, porteur d’une très aimable lettre de M. Chambert.
Hélas, la précieuse essence n’est pas arrivée chez lui, mais il a télégraphié à son voisin, M. Beaudoin, pour lui demander de nous l’expédier si, par hasard, elle se trouvait à Kompong-Cham.
… Sans doute, pour le bon philosophe Spinoza qui considérait l’essence comme un mode de la substance (ou le contraire… je ne sais plus très bien !…) de telles contingences ne mériteraient pas qu’on s’y arrêtât !… Mais cette résignation métaphysique nous manque. Et à la pensée qu’il ne nous reste plus qu’à nous faire traîner par des buffles, une affreuse tristesse nous accable.
Il faut pourtant vaquer aux préparatifs de ce douloureux voyage. A dix heures, tout est terminé.
Et, tirés par trois paires de buffles à la carrure imposante et massive, nous nous mettons en route, suivis de nos charrettes et entourés d’une dizaine d’indigènes à cheval.
Évidemment c’est très joli à voir : et pour un spectateur désintéressé notre caravane offrirait un aspect pittoresque à souhait… mais le spectateur désintéressé n’est pas même là !
Et rien n’est monotone et exaspérant comme cette marche lente et intermittente.
LA FILE DE CHARRETTES
Pour comble de détresse, les conducteurs ont une peur terrible de leurs animaux : ils n’osent les frapper pour hâter leurs pas et ils ne les accablent que de prévenances… tant et si bien qu’ils les ont attelés de façon qu’au premier écart, le buffle rebelle puisse se sauver ; et l’on pense qu’il n’y manque point.
Je me demanderai toujours où nous avons pu trouver la patience nécessaire pour voyager dans de pareilles conditions.
… Enfin, à onze heures trois quarts, nous atteignons le pont de Pnow. A mesure que nous en approchions, je me sentais plus inquiet, les ponts nous ayant presque toujours ménagé de mauvaises surprises…
En allant reconnaître celui-là, je passe de l’inquiétude à la crainte la plus précise et j’ai le sentiment très net qu’un désastre nous attend. En effet, une crue énorme a depuis notre passage élargi la rivière qui roule des eaux rapides et boueuses. Le pont s’étant trouvé trop court, les indigènes l’ont allongé par un procédé très simple ; en prenant des planches indispensables pour supporter le poids de la voiture et en les posant sur des pirogues. De la sorte le pont a perdu de sa solidité tout en gagnant de la longueur.
Je fais demander d’autres planches, il n’y en a plus !
Pourtant il faut passer à tout prix et nous n’avons pas le choix entre deux partis. Je laisse la direction de l’auto à mon brave Guérin et je me mets en devoir d’organiser l’opération.
La rivière étant peu profonde, j’y fais descendre un cordon d’indigènes pour soutenir le plancher. Ces vivantes cariatides semblent du reste s’amuser de tout leur cœur, en barbottant comme des gamins à la mer.
Cent autres traînent la voiture.
LE PONT DE PNOW
Je traverse le pont en proie à une indescriptible angoisse, je suis sûr qu’il ne supportera pas le poids de l’auto et des hommes et je m’attends au pire.
Enfin, comme à regret, je donne le signal du départ.
Les coolies me répondent par des cris sauvages et halent vigoureusement sur le câble d’acier.
Guérin au volant, la voiture avance. Le pont craque, mais résiste. Au moment même où je me reprends à espérer, un craquement plus fort me rend toutes mes craintes : c’en est fait ! les planches qui soutenaient les roues arrière viennent de céder en se relevant du bout et l’arrière touche sur les pieux en bambous, qui arrêtent sa chute… mais pour combien de secondes ?
Je ne pense pas que de tout notre voyage, nous ayons vécu une minute plus affreuse.
LE PONT CÈDE
Affolé, je me jette au-devant des coolies pour les faire tirer de toutes leurs forces. Ma physionomie angoissée leur en dit sans doute plus long que les encouragements : d’un effort unanime, presque surhumain, ils parviennent à faire avancer l’auto sur les piquets… car les roues arrière chassent devant elles les planches au lieu de rouler dessus.
La voiture parcourt ainsi une dizaine de mètres…
Avec beaucoup d’à-propos, les « cariatides » (qui par bonheur ne participent point de l’immobilité des statues !) parviennent à retenir les planches transversales qui se dérobent et à les glisser de nouveau sous les roues arrière. Ainsi soutenue, la voiture roule… pour retomber d’ailleurs une seconde fois, mais si près de la rive que la bande hurlante des braves Cambodgiens qui se passionnent pour leur travail parvient à la tirer hors de l’eau.
Je n’ai jamais poussé un « ouf » plus convaincu !…
Dès que la voiture touche terre, ce pauvre Guérin, blanc comme un linge, quitte son volant et bondit sous les châssis pour constater les dégâts causés par les piquets du pont.
… Que va-t-il découvrir, mon Dieu ?… Je tremble de le voir reparaître.
Au bout d’une minute il se redresse tout rayonnant.
— Je n’ai jamais vu ça ! crie-t-il enthousiasmé… Les ressorts qui portaient à faux n’ont pas bougé et il n’y a qu’une petite bosse dans la tôle protectrice du réservoir… Et ce qui m’épate encore bien plus, c’est que la boîte des vitesses ait résisté !!!
Si nous étions près d’un bureau de télégraphe, j’enverrais mes éloges aux constructeurs d’une pareille voiture…
Nous nous félicitons naturellement de l’avoir une fois de plus échappé belle… et surtout d’avoir entrepris ce hasardeux voyage avec une machine à décourager l’obstacle !
Je remercie les vaillants Cambodgiens qui nous ont aidés avec tant de courage, d’entrain et d’intelligence et je leur laisse la bonne récompense qu’ils ont bien méritée. Cela nous vaut une explosion de reconnaissance qui nous va au cœur.
Mais l’estomac aussi a ses exigences !… Tant d’émotions nous ont ouvert l’appétit et incontinent nous nous mettons à table (si l’on peut dire !) sur le bord de la rivière… car, tandis que nous nous agitions dans l’affolement, l’impassible Tiam n’a pas perdu une minute pour faire cuire les inévitables œufs et l’inévitable riz qui composent notre ordinaire. Nous faisons honneur à ce maigre repas… et nous nous reprenons à croire que nous avons fatigué la chance contraire.
Hélas ! à peine avons-nous fini de rassembler nos chaises, notre table et notre batterie de cuisine que le ciel adverse (et à verse !) rouvre sur nous toutes ses cataractes… En une minute la terre a disparu sous une nappe d’eau.
Nous nous réfugions dans la voiture, mais malgré la capote nous sommes trempés.
Autant repartir tout de suite !
Mais tel n’est pas l’avis des buffles qu’on vient d’atteler au petit bonheur sous cette trombe d’eau : ils refusent nettement de tirer. Nous nous demandons avec intérêt qui l’emportera de la pluie ou de leur obstination !…
C’est la pluie qui se fatigue la première.
Sans paraître vouloir céder tout à fait, elle diminue pourtant peu à peu et devient une pluie humaine et supportable.
Les buffles reniflent de satisfaction et se décident enfin à repartir. La plaine est déjà couverte d’eau : et c’est par une sorte de bruine fine et froide (le crachin, comme disent les marins) que nous arrivons vers huit heures du soir à Baraï, trempés, harassés, mourant de faim et donnant nos buffles aux cent mille démons de la mythologie bouddhique !
22 avril 1908.
Je crois pouvoir affirmer que malgré notre fatigue aucun de nous n’a fermé l’œil de toute la nuit, car les chiens ont tenu à nous donner un dernier concert et on peut leur rendre cette justice qu’ils se sont vraiment surpassés.
Et le pis est que les indigènes se sont mis de la partie : soit pour faire taire la meute hurlante, soit pour leur plaisir personnel, ils nous ont prouvé qu’en fait de tapage nocturne ils n’ont pas de rivaux dans la vieille Europe… Enfin, dans les rares moments où bêtes et gens se résignaient à un silence relatif, le cri du lézard entretenait notre insomnie ! Cet innocent reptile qui, chez nous, peut passer pour un modèle de discrétion, s’est découvert (grâce à l’influence du milieu sans doute !) une voix redoutable, non qu’elle soit éclatante et claire, mais si rauque et si lugubre qu’on en reste énervé même après qu’elle s’est tue…
Nous nous levons donc de mauvaise humeur, avec la noire perspective d’une journée entière d’auto-buffle !
La pluie a cessé et nous ne voulons pas nous attarder ici, car nous nous rappelons avec tristesse notre entrée triomphale à Baraï le mois dernier et nous nous sentons profondément humiliés.
Tout cela par la faute de la poste ou des Messageries Fluviales qui ont certainement commis une erreur de nom de province dans l’envoi de notre essence. Rien n’est plus exaspérant que de subir les conséquences d’une faute dont on n’est pas responsable. Tout était si bien prévu, nos dispositions si bien prises… Et voilà toute la fin de notre voyage et ce retour dont nous nous faisions fête, compromis par une négligence anonyme et contre quoi nous ne pouvons rien. Nous sommes d’autant plus désolés que maintenant la route est bonne et praticable… Quand je dis la route, le mot de sente serait plus exact sans doute, mais nous avons franchi tant d’ornières que nous n’en sommes plus à cela près… et si nous avions seulement un peu d’essence nous pourrions rentrer à Saïgon en deux ou trois étapes !
Enfin, il faut nous résigner… De nouveaux buffles nous entraînent hors de Baraï. Leur lenteur ne les distingue point de ceux qui nous traînaient hier… c’est toujours le même pas inégal et lourd, les mêmes à-coups, les mêmes cahots.
Nous nous arrêtons pour déjeuner auprès d’une petite pagode en pleine forêt : je laisse le volant à Guérin et vais en avant tuer quelques malheureux volatiles sur lesquels je passe ma mauvaise humeur.
A cinq heures, nous atteignons le village de Poungro où nous nous disposons à passer la nuit.
Nous avons parcouru dans toute cette journée vingt kilomètres !
Cela se passe de commentaires… sauf celui de Guérin :
— Il y a de quoi donner sa démission !
NOS ATTELAGES APRÈS BARAÏ
ANG-KOR-THOM — AVENUE INTÉRIEURE