Le thé chez Miranda
CRESCENDO
MI
Satisfait d'avoir vécu sans ennui les jours de sa permission, et tracassé pourtant de son retour à la caserne, Gustave Prescieux pénètre dans la gare et s'achemine par les groupes de voyageurs qui causent.
Sous les arcades de fer très hautes, roulent les chariots à bagages et bourdonnent les recommandations dernières; parfois claque le bruit humide d'un baiser. Et la sensation d'un vide point le jeune soldat, la navrance d'être seul parmi la foule, sans un camarade pour les adieux.
Même l'ami Léon a repris son travail le matin, malgré les fatigues de leur nuit noceuse. Alors la vision reparaît des filles qu'ils pilotèrent ensemble à la Boule-Noire, Augusta et Clémentine, deux belles brunes très drôles et pas rapaces. Afin de perpétrer cette fredaine, Gustave a quitté son père vingt-quatre heures plus tôt que ne le contraignait son ordre de route. Maintenant, de cette vigoureuse débauche, de cette manifestation virile qui l'enorgueillit, seuls les déplaisants souvenirs le hantent: le tenace rappel d'une tare scrofuleuse en sillon sur le cou d'Augusta. A peine, d'ailleurs, la remarqua-t-il dans l'intimité du plaisir. Et il imagine encore son embêtement chez le mastroquet du boulevard Clichy, tandis que Léon, un ardent politique, grimaçait de sa face pâlotte et hurlait des injures contre les patrons, avec menaces de les coller à la muraille, une fois pour toutes, au jour très prochain de la revanche. Lui, Prescieux, une fois libéré du service, régira sa petite ferme en compagnie de son père, sans autre maître. Et de la révolution il se moque. Vaines diatribes, cela, bonnes au plus à gueuler devant les zincs pour se montrer crâne.
Arrivé à la consigne, Gustave s'explore les poches: un décime est exigible pour solder le dépôt de sa valise qu'ils firent Léon et lui, avant les ripailles, se trouvant déjà soûls. Même il ne se rappelle plus ce qui se passa; mais il n'a point dû omettre son habitude de confier là son bagage, chaque fois qu'il vient flâner quelques heures à Paris. Cette conviction le rassure, bien qu'il ne réussisse pas à découvrir dans sa veste neuve de civil le reçu de la consigne. La percale des poches encore empesée et glissante aux doigts recèle sans doute, en quelques plis inaccessibles, le bulletin. Et, malgré tout, ce costume accapare son admiration. Une fameuse emplette. Le pantalon bleuâtre, très large du bas, moule gracieusement ses cuisses solides et rondes, et la veste commence par un grand collet rabattu qui dégage le cou. Cependant, il ne retrouve rien; et il commence à s'énerver, à craindre. La valise renferme son uniforme. Rentrer à la caserne en civil, c'est encourir une punition sévère.
Éperdu, agitant dans les goussets ses pouces et ses index, il ne ramène que des enchevêtrements d'inutiles objets. Sa feuille de permission lui remémore les peines disciplinaires dont il deviendra passible. Il retourne ses poches: des sous roulent jusqu'au milieu du hall près les guichets, sous les falbalas d'une dame. A leur poursuite il court; et, comme il se baisse pour les ramasser, la dame a peur, sursaute, l'appelle imbécile.
Cette insulte le peine.
Enfin, après beaucoup d'hésitations, il se détermine à interroger le garde des dépôts, et il lui conte sa mésaventure. Le garde, un gros dont le ventre se bombe sous un gilet à boutons d'étain, se montre très obligeant. Gustave, invité à franchir l'établi pour rechercher lui-même son bagage, s'élance avec la certitude de recouvrer son uniforme. Rapidement d'abord, minutieusement ensuite, il furète dans les casiers. D'envieuses vénérations le pâlissent devant les coffres luxueux décorés de métal poli. Après, il s'égare dans un dédale de caisses, d'énormes cadres en bois brut. Il se faufile, s'amincit, oublieux des précautions à prendre pour son costume dont le drap s'érafle aux coins saillants et aux têtes de clous. L'image de sa valise, reconstruite très exacte dans son esprit, ne l'aide pas à l'apercevoir réelle, et cependant il remue de lourds fardeaux et il se congestionne le visage pour inspecter à terre les colis quelque peu analogues au sien. Peines perdues. Il faut sortir moulu, tout en sueur et inaugurer un autre genre de recherches.
Dans les estaminets, il passe et se renseigne, dans tous ceux où il a séjourné la nuit. Par delà les armures brillantes des zincs; par delà les carafons fixés dans les sextuples casiers de maillechort, les limonadiers l'accueillent affablement, lui tendent pour une amicale poignée de main leurs gros bras velus qui saillissent des chemises blanches. A ses questions, tous s'intéressent; quelques-uns se témoignent si aimables que Gustave juge obligatoire de consommer. On ne retrouve rien.
Cependant une défiance à l'égard de ces commerçants réputés filous s'engendre des espoirs déçus. Sous les empressements, le simple désir de conquérir la pratique se devine. Et cette idée s'implante dans l'esprit du militaire: on lui garde son uniforme pour le contraindre à rester à Paris et à renouveler la noce qui enrichira ces gens. Aux dénégations continuelles et pareilles, il répond avec colère. On finit par le mettre à la porte d'un café de Montmartre, brutalement.
Et l'heure du départ immine; Gustave, désolé, court à l'embarcadère. Là, des terreurs l'empoignent. Il se trace le sergent délateur, le colonel brusque, le conseil de guerre impitoyable. Retourner chez son père, déserter, ce lui semble être le préférable parti.
Et passent deux gendarmes flanquant un tringlot qui tire sur son brûle-gueule, flegmatique. Prescieux songe: sa fuite servirait seulement à accroître la rigueur de la punition.
Abattu, terrifié, il s'affale au banc d'un wagon de troisième.—Le train crache, siffle et tout cahote, par secousses.
SOL
La comparution devant le conseil de guerre s'impose certaine, inévitable, fatale. Pourtant, dans la vie civile, sa peccadille ferait sourire sans courroucer. Et les institutions sociales qui astreignent au dur asservissement de la loi militaire, il les maudit. Si encore ses parents étaient plus riches, il ne souffrirait qu'un an.
Il regarde défiler les murs noircis et abrupts au long desquels stationnent des suites de wagons. Des bâtisses surplombent jaunes, minables, sans ornements, percées de fenêtres où des femmes cousent, où fument des vieillards hâves. Et il regrette n'être pas femme ou vieillard. La fumée de la locomotive qui charrie des parcelles de houille vers son visage le force à rentrer la tête.
Le compartiment lui apparaît triste, pauvre. Les boiseries brunes se tachent au fond de femmes en deuil et d'enfants barbouillés; dans les box établis par les dossiers des bancs, des ouvriers s'endorment recroquevillés, le derrière tendant leurs culottes de velours. Aux vasistas s'encadrent des coins de banlieue, des terres montueuses, lépreuses de craie, hirsutes d'herbes roussâtres; et des toits neufs tout roses s'amassent jusque l'horizon sous des cheminées industrielles qui soufflent noir. La désespérance affaisse Gustave dans son coin. Tout, par ici, se découvre laid. Bien plus attrayante la ferme familiale avec les caquetages raisonneurs des volailles qui picorent. Et sa cousine au visage de propreté miroitante, aux yeux de limpide faïence se dresse, vision charmeuse, liant les gerbes dans la pénombre de la grange. Puis il l'imagine à l'écurie, et ses bras blancs qui soutiennent les seaux de barbotage. Et ses caresses sur les croupes chaudes des chevaux qui piétinent. Puis encore il l'imagine au seuil de la maison, tricotant, très calme. On la lui promet en mariage pour plus tard, après le service. Il l'aime bien. A se ressouvenir d'elle ainsi, d'elle, douce et propre, il lui prend une envie de l'embrasser. C'est impossible, à présent. Les ordres brutaux, les injures des sous-off vont de nouveau lui secouer ces chères indolences qui le prennent partout et le possèdent insensible par l'admiration muette de ses souvenances.
Une pluie striante gaze de gris les villages plats et les clochers pointus, les rideaux d'arbres. Et la crainte du châtiment attendu étreint le jeune soldat. Un malaise engourdissant lui enfle la poitrine: rester là, se laisser engourdir par une vague faiblesse qui le séparerait du monde cruel, qui l'endormirait pendant les deux années de service encore à vivre, ce lui semble désirable. Car l'existence est dure… Léon ne se trompe pas tout à fait: un gouvernement aussi canaille devrait être abattu. Chose ignoble: par la seule impuissance de payer un maître qui instruise, une somme qui dispense, il faut se faire tuer pour les autres, les riches, les lâches. Des indignations surexcitent le soldat. Tout pour quelques-uns! Et lui, rien. De même, son costume si joli paraît commun, tandis que les collants anglais, les chapeaux ridicules, les savates pointues et les petits paletots si laids s'offrent élégants et superbes par cela seul qu'ils vêtent l'opulence. L'argent vaut tout, décidément.
Et le soleil dore la trame pluvieuse. Les écorchures des carrières s'éclaircissent. Au loin de lourds nuages mauves fuient. La campagne s'égaie. Les herbes se redressent en secouant des gouttes brillantes. Aux fils du télégraphe des gemmes hyalines s'irisent. Gustave remet la tête à la portière. Sur la voie élargie les rails s'unissent par de luisantes courbes, vont se perdre sous le hangar en verre où la lumière s'écrase, éclabousse le bleu du soleil. A gauche, dans les feuillages, les ardoises des toits et des clochers qui s'irradient dénoncent la ville, la garnison.
Tout de suite, il descend, ayant réfléchi: d'autres, avant lui, commirent la même faute. En expliquant la chose, on l'excusera sans doute; c'est si simple. Et il se remémore l'allure insouciante du tringlot qu'il vit entre les gendarmes, lors de son départ. Il faut imiter ce sang-froid, car on n'est plus un gamin.
Par hasard, le sergent Berdot, un compatriote, flâne devant la buvette, portant sous le bras le cahier du rapport. Prescieux l'aborde avec la certitude de lui entendre communiquer un bon conseil.
—Eh bien, tu n'as pas de toupet! s'exclame le sergent.
—Si j'suis pas en tenue, c'est toujours pas l'envie qui m'en manque.
Et il narre. A mesure qu'il avance dans le récit il juge sa faute plus grave. Les gestes et les grimaces de Berdot, qu'il guette anxieusement, signifient des blâmes ou d'amusantes réflexions suscités par les épisodes comiques, ils ne rassurent pas.
—Ce qu'il y a de plus simple, vois-tu, conclut le sergent, c'est d'aller trouver le lieutenant. Justement je vais lui porter le rapport; tu n'as qu'à venir avec moi. Mais, tu sais, tu t'es fichu dans un sale pétrin.
Plusieurs fois encore, Gustave Prescieux sollicite une réponse encourageante. L'autre ne la donne pas, mais il émet des potins de régiment; il cite des cas disciplinaires; il dit ses chances d'avancement et commente les lubies des supérieurs. Le jeune soldat ressent une haine pour cet homme arrivé, certain d'être reçu à Saint-Maixent. Il y a des caractères comme ça, capables de tout endurer, et bas. Par malheur, lui, se trouve être d'une autre pâte; il ne fera point de platitudes, lui. Les diatribes du révolutionnaire Léon affluent en sa mémoire: un fameux bougre, ce Léon; aussi tous les patrons le harcèlent comme le harcèlent, lui, tous les chefs. Et il évoque les nuits passées à la salle de police, les consignes au quartier pendant lesquelles on arrache l'herbe des cours en regardant sortir tout flambants les permissionnaires.
Les deux soldats longent les boutiques pleines de femmes bavardes et gesticulantes. Au coin de la place, la claire vitrine d'une pâtisserie protège des gâteaux crémeux, appétissants, des sacs de bonbons à faveurs soyeuses, qui présentent, sur leurs panses, des figures de dames décolletées et riantes. Et ce spectacle lui fait naître l'image d'un intérieur en fête, la réminiscence de sages ivresses en l'honneur d'une première communion, celle de sa cousine. Il songe à la table illuminée, au gâteau de Savoie supportant une figurine en plâtre, nantie d'un cierge et d'un missel. Un attendrissement lui brouille la vue des choses et assourdit l'intermittente réflexion de Berdot: «C'est tout de même une sale histoire.» Maintenant, le jeune homme se complaît à réunir pour un ensemble délicieux les traits mièvres de la première communiante toute pâle en sa blanche robe, coiffée d'un bonnet vieillot qui enserre la mince frimousse de fillette obstinément grave.
—Tiens, voilà le lieutenant!
Et Berdot indique devant un café des officiers qui causent et qui rient.
DO
Gustave Prescieux laisse le sergent s'avancer. Un très jeune sous-lieutenant reçoit le rapport sans mouvoir la tête ni rompre la conversation qui hilare ses collègues; puis, les épaules encore tressautantes, il feuillette. Quand il a fini, Berdot désigne son compagnon et s'explique, militairement immobile.
Et Prescieux, en tremblant, suppute les motifs capables de pallier sa faute et ceux qui justifieraient son châtiment. Et toujours, la peine lui semble inévitable, par logique, bien qu'il possède la très intime persuasion d'une délivrance.
Subitement, l'officier sourit et il lance cette exclamation méprisante:
—En voilà un imbécile! Mais je n'y peux rien, moi, rien du tout. Que voulez-vous? Tant pis!
Il lève en l'air ses bras galonnés, nie que puissent être utiles ses bonnes intentions. Il appelle le fautif.
Aux questions de ses supérieurs, Prescieux répond à peine. Son malheur l'ahurit. Tout lui semble égal maintenant, rien ne le pouvant plus secourir. Sans tenter une excuse il s'embarrasse en des explications sincères. Et il se dérobe aux regards apitoyés, aux interrogations bienveillantes, car il calcule qu'y répondre serait un surcroît de pénibles efforts sans but. Obstinément il fixe les yeux sur les officiers en joie. A remarquer leur atroce indifférence une rage vindicative le mord. Ce lui est un soulagement lorsqu'il entend conclure:
—Alors, qu'il aille se mettre en tenue et puis vous le conduirez en prison: j'en suis fâché pour lui.
Gustave repasse devant la pâtisserie. Comme il regrette les heures où il embrassait les paupières de sa cousine pleurant après les gronderies, et dont les fines narines frémissaient. Il la revit plus jeune encore, blotti dans la molle poitrine de sa mère, où, mordant des tartines de confiture. Et leur goût odorant revient à son palais; il éprouve l'instinct de s'en vouloir repaître. Par intervalle, il hoche un acquiescement aux consolantes recommandations de son camarade, mais il reste tout à fait inattentif aux descriptions de cellules, aux moyens de frauder la consigne que le sergent confie en les ponctuant de restrictions prudentes: «Surtout ne dis pas que c'est moi qui te l'ai dit.»
Son existence d'antan dénuée de désirs irréalisables comme de chagrins réels il la voudrait encore passer. Et depuis, de successifs déboires. Son arrivée au régiment, une joie: enfin, se présentait la noce tant désirée, tant rêvée alors que la lui défendait son père. Et la noce n'avait valu que fatigues, embêtements, punitions, maladies, fastidieuses élaborations de carottes pour avoir de l'argent. Hormis cela on l'excède de manœuvres; ses camarades plus forts lui empruntent et le dépouillent; ses camarades riches le dénigrent et le bernent; les chefs le brutalisent, les fillasses le ruinent, l'infectent et le blasent. Aujourd'hui, il va encore subir d'inédites rigueurs, de plus nombreuses injures. Elles résonneront bientôt à ses oreilles, les voix méchantes des sous-officiers enrouées par les habituelles soûleries.
A sa vue, dès le seuil de la caserne, on se gausse: «Mince de chic! Où diable a-t-il été pêcher l'autorisation de se balader en pékin dans la cour du quartier?»
—Ah! foutez-moi la paix, nom de Dieu! hurle Prescieux empoigné d'une fureur subite.
Berdot parle au chef de poste; celui-ci grogne un commandement. Quatre hommes se lèvent du banc où ils somnolaient; ils abaissent les jugulaires de leurs schakos et se traînent jusqu'aux fusils.
Gustave appréhende la torture qui va commencer sans révolte possible: oser une protection de soi paraîtrait grotesque. Quels êtres! Berdot sait bien cependant à quelle peccadille se réduit le crime; mais l'arrestation de Prescieux vaudra d'influentes apostilles à cet individu sur la liste d'avancement. Canaille!…
Et il précède dans les couloirs le sergent qui l'a rejoint. Il ne s'oublie plus en de vains regrets; un énergique vouloir de se montrer ferme et supérieur à ces sales tracasseries persiste seul. En lui-même, muet, il se redresse et se rebiffe.
A la chambrée, le conditionnel Auriol, un garçon très drôle, simule une profonde admiration pour le costume neuf:
—Oh, Prescieux, chic! le complet quarante-cinq. Élégance et solidité! En un tour de main le plus vulgaire des tourlourous est transformé en mec irréprochable. Entrée libre, on rend l'argent.
Gustave hausse les épaules, feignant l'indifférence pour cette raillerie qui le navre. S'il manifeste une colère, on redoublera de quolibets stupides. Mais sa chair, plus âpre encore que sa volonté, se révolte; sa poitrine s'oppresse et halète; tous ses nerfs lui semblent se pincer et se tordre de l'insulte. Son regard se brouille davantage. Il souffre d'un trop plein d'excitation qui lui agace le corps; sa nervosité lui commande la vengeance et lutte à toute force contre sa raison. Elle le vainc; elle le torture pour qu'il obéisse. De douleur, il plonge sur son lit et se prend à sangloter, la tête dans les bras, furieux de sa honte. Chacun de ses sanglots lui étrangle les entrailles; et ce qu'il souffre, il le doit à la méchanceté d'Auriol, de tous. Pour compenser la perte du calme familial, il a voulu au moins être un mâle séduisant: il atteint au ridicule. Auriol a deviné le prix de son costume et détruit l'espoir d'en exagérer la value. Il ne sera donc jamais l'égal des autres en bonheur; et pourtant il y a droit, lui aussi. Et la rage le prend plus violente; ses entrailles s'étranglent plus étroitement, ses mâchoires glissent l'une contre l'autre et grincent; ses doigts se recourbent et ses poings se crispent.
Derrière lui, des rires, des esclaffements, des plaisanteries. On le prend sous les bras, on le soulève pour voir sa face en pleurs.
Lui, se laisse tomber inerte. Et s'il voulait cependant les battre! Ces efforts, ces torsions de membres n'indiquent-ils pas une surexcitation extrême accumulée en lui et qui veut se détendre? N'est-il pas un homme aussi.
Il se dresse!
Sur la blancheur nue des murailles, le groupe des hommes ricane. Lui, les fixe un instant de ses yeux qui voient trouble et qui lui semblent se dilater à l'extrême. Tout son être est si douloureusement étréci par la souffrance qu'il ne peut respirer. C'est comme une force interne immense qui l'emplit et tend à le projeter. Il lui résiste à peine. Et il comprend que s'il cède ce sera la plus entière des satisfactions. Tout à coup un spasme imprévu le lance sur Berdot qui l'a touché. Au contact algide d'un pommeau de bayonnette une juste férocité domine Prescieux, le pousse. Il dégaîne cette lame et exulte en la sentant si légère à son poing. Aveugle, heureux, les yeux crispés et clignés, il l'enfonce droit devant.
Et c'est pour lui un assouvissement extatique: percevoir des chairs qui s'abîment sous la pression de son arme victorieuse. Il se rue encore, jouissant, perdu, doublant, triplant, multipliant les coups.