Le thé chez Miranda
ŒIL-CHINOIS
Après le dîner, on s'installa pour prendre le café dans le jardin, sous des berceaux de capucines. Il y avait là, autour de la maîtresse de céans, la délicieuse Blanche d'Étanges, Léonie Clauss avec sa face blafarde de pierrot vicieux et Julia Lebreton, une brune massive, au regard têtu. Cavaliers: Hanser, le financier obèse, le jeune de Tretel, et le fameux reporter Gros-Renaud. La nuit était tombée douce et susurrante sur la Seine dont le cours fuyait, imperceptible, sous le pont instantanément ébranlé par le passage du train de Paris.
Les six convives goûtaient l'exquise torpeur de la digestion. Une bonne digestion de dîner fin. Les bouteilles ventrues, les fioles allongées pleines de liqueurs multicolores encombraient la table parmi les petits verres de cristal, les tasses de Sèvres, les boîtes à cigares et les mignonnes cigarettes blondes et opiacées.
De l'autre côté de la rive, là-bas, des appels,—comme d'une voix de ventriloque,—coupaient tout à coup le silence de la nuit. Plus près, de la route, des refrains expirés, puis repris, montaient.
Une lampe à abat-jour lilas lunait à peine l'obscurité que le feu des cigares cloutait d'or. La nuque grêle de Léonie Clauss, la toilette estivale de Julia, l'énorme nez de de Tretel surgissaient fantastiquement de cette pénombre nimbée.
On parla potins.
—Ainsi, demanda de Tretel, Madame Gimary vient de déserter définitivement le toit conjugal.
—C'est son mari qui doit être embêté, remarqua Léonie.
—Je vous crois, fit le gros Hanser en se renversant sur sa chaise. C'est sa femme qui est riche. Lui a toujours fait de mauvaises affaires à la Bourse et avec ses maîtresses. Il a encore perdu dernièrement une forte somme avec le Panama.
—Il paraît que la petite Œil-Chinois lui a coûté près de deux cent mille francs, reprit de Tretel.
—Quel imbécile! lança dédaigneusement Hanser; moi, les femmes ne me coûtent presque rien.
—Tourné comme vous l'êtes, ça se comprend, remarqua malicieusement Léonie Clauss.
—Vous, vous allez vous taire, petite futée, répondit le gros Hanser, menaçant du doigt, et visiblement piqué malgré son air plaisant.
—Pas de querelles, cria la maîtresse de céans.
Puis s'adressant à Gros-Renaud:
—Dites: vous la connaissez bien, vous, cette Œil-Chinois? Contez-nous donc quelques détails.
—Peuh! une petite rousse chiffonnée, interrompit la brune Julia Lebreton.
—C'est elle qui est la cause de tout ce scandale, pas? continua Blanche d'Étanges.
—Évidemment, firent en même temps de Tretel et Hanser.
—Messieurs, prononça avec autorité le reporter, vous avez deviné que la brouille du ménage Gimary est l'œuvre de Mademoiselle Œil-Chinois. C'est le secret de Polichinelle. Mais je parie que vous ignorez complétement le fin mot de cette aventure.
—Le fin mot de cette aventure! s'exclama le financier qui détestait la contradiction, le fin mot de cette aventure? C'est bien simple: Gimary était en train de se ruiner, de se couvrir de ridicule; Madame Gimary l'a trouvée mauvaise, et elle a eu raison.
—Vous n'y êtes pas, monsieur Hanser, répliqua froidement le journaliste.
—Assez, cria de nouveau Blanche d'Étanges, est-il ennuyeux avec ses piques, ce Hanser.
—Avec mes piques?… bougonna le financier.
—Voyons, Gros-Renaud, continua Blanche, je vous ai demandé des renseignements sur Œil-Chinois. Est-il vrai qu'elle ait vendu des fleurs au quartier Latin?
—Parfaitement. Il y a cinq ou six ans de cela. Et si vous voulez connaître son portrait à cette époque, permettez-moi de vous réciter une pièce de vers qu'un de mes amis publia jadis en l'honneur de la bouquetière dans une feuille de chou de la rive gauche.
—Moi je n'aime pas les vers, observa Hanser de plus en plus dépité.
—On ne vous demande pas votre avis, clamèrent à la fois ces dames.
—Voici les vers, dit Gros-Renaud, en prenant une pose, et il récita:
—Pas mal, épilogua Léonie Clauss.
—Il y a des mots que je ne comprends pas, avoua naïvement Julia Lebreton.
Hanser et de Tretel restèrent cois.
—Connaissez-vous son vrai nom? car Œil-Chinois ne peut être qu'un sobriquet, insista Blanche d'Étanges.
—Notre ami Guy Bouffard la baptisa ainsi à cause de ses yeux qui rappellent les dames des kakémonos.
—Caqué, caqué… quoi? s'esclaffa Julia.
—Les kakémonos, ma chère, c'est des articles japonais; c'est des bandes d'étoffes avec de la peinture dessus.
—Peste! Quelle érudition, mademoiselle.
—Vous saurez, monsieur Gros-Renaud, que j'ai été employée dans un magasin de japoneries… du temps de mon honnêteté.
—Je vous vois d'ici parmi les magots, fit le lourd financier qui cherchait à se venger de Léonie.
Gros-Renaud continua:
—Œil-Chinois s'appelle tout bêtement Clara Thureaux. Sur son père, je ne sais rien de précis. Sa mère, une ancienne blanchisseuse, pensa que la fillette, avec sa frimousse bizarre, ses crins roux sur le dos, et son coup de hanche shocking, pourrait rapporter gros en vendant des violettes et des roses le long du Boul'Mich, et dans les brasseries où des futurs notaires et des dondons à sacoches marivaudent. Elle avait raison la brave femme. Le succès de la petite Clara fut immense. L'un lui achetait une rose pour lui prendre le menton, l'autre un bouquet de violettes pour lui passer la main dans ses cheveux dénoués. Sa conversation était très amusante. Elle avait de ces reparties ingénûment perverses qui émoustillent. Il paraît même que bientôt le sexe faible la disputa au sexe fort, la gentille bouquetière n'ayant pas manqué de toucher le cœur de mainte verseuse de bocks. L'une voulait remplacer ses chaussettes d'estame par des bas de soie fine; l'autre la comblait de présents en chrysocale; une troisième la faisait calamistrer par son coiffeur…
—Et ce fin mot? interrompit Hanser avec un bâillement ironique.
—Oui, ce fin mot, répercuta de Tretel.
—Pas d'interruptions! commanda Blanche.
—Nous y arrivons, messieurs:
A dix-sept ans, la bouquetière se laissa enlever par un étudiant exotique quelconque. Elle fréquenta Bullier, le restaurant Boulant et l'arbre de Robinson. Il serait superflu de la suivre à travers les diverses étapes qui constituent l'histoire banale de…
—Vous toutes, mesdames, interrompit de nouveau le financier metteur-dans-le-plat.
—Malhonnête! dit Blanche.
—Idiot! fit Léonie.
—Veau! gronda Julia.
Le narrateur feignit l'indignation:
—Je reprends, monsieur Hanser, vous m'avez empêché de placer un mot spirituel.
—… Il serait superflu de la suivre à travers les diverses étapes qui constituent l'histoire banale de toute jolie fille dont la vertu rend les clefs à la première sommation d'une agrafe diamantée; néanmoins il faut croire qu'elle les brûla, car la haute galanterie parisienne ne tarda pas à s'enrichir de Mademoiselle Œil-Chinois, une rousse adorablement évaporée et fringante comme une cavale de race.
—Brûla quoi? demanda Julia.
—Les étapes.
—Les étapes? Ah! bien.
Hanser trouva le mot faible. De Tretel le nota pour le répéter à son cercle.
—… Gimary qui venait de se brouiller avec la petite Louisette, des Nouveautés, rencontra un soir Œil-Chinois à l'Hippodrome. La folle rousse était ravissante, tout en noir, coiffée d'une mantille à la milanaise. Gimary fut très empressé et finit par faire des propositions quasi-officielles. Au moment le plus pathétique de la déclaration, Œil-Chinois qui n'avait pas cessé d'examiner avec une curiosité narquoise le crâne de Gimary, dont la calvitie est légendaire, dit sur un ton de sérieux imperturbable: «Eh ben, vous avez un joli genou, vous.» Cette espièglerie ne découragea pas l'amoureux; et, au bout d'une cour assidue de plus d'un mois, la miséricordieuse enfant finit par accepter un joli petit hôtel rue Daubigny, richement meublé de l'écurie aux mansardes. On parla beaucoup d'un lit à colonnades dont les draperies avaient coûté près de quinze mille francs. Eh bien, il paraît que le malheureux Gimary n'a jamais couché dans ce lit-là.
De Tretel gloussa un rire méprisant, se trouvant fort supérieur.
—… L'amoureux crut d'abord à un caprice passager; puis il s'exaspéra. Il se trouvait ridicule. Rompre? Mais comment, quand on est fou de désir et de dépit? La cause de cette rigueur inaccoutumée? Sans doute un rival. Un amant de cœur, étudiant, ancienne connaissance du quartier Latin, un cabotin, un bookmaker, un rapin de Montmartre… Il espionna longtemps sans résultat. Enfin, il finit par découvrir que l'inhumaine se rendait fréquemment dans une maison de la rue Pasquier. Les scrupules de la concierge capitulèrent devant une liasse de billets de banque et, un après-midi, Gimary put pénétrer dans l'entresol à gauche. Un vrai nid d'amoureux aux meubles intimes et parfumés. Il était furieux, résolu de ne pas reculer devant le plus épouvantable scandale. La porte de la chambre à coucher céda. Il se trouva en face de deux femmes. Horreur!… Il reconnut Œil-Chinois et Madame Gimary. On prétend que leur tenue était peu convenable…
—Le pauvre homme! soupira Léonie Clauss.
—Pouah! fit Julia Lebreton.
De Tretel trépignait.
Hanser traita ça d'invention de journaliste.
—Elle n'a pas mauvais goût, Madame Gimary, épilogua Blanche d'Étanges, rêveuse.