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Le thé chez Miranda

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LE LÉVRIER

I

Depuis la mort de son mari,—il y aura un an vienne la vendange,—la comtesse Diane de Gorde vivait solitaire et inconsolée dans le vieux château tristement assis au bord de l'étang. Servie par des domestiques taciturnes, assistée par son confesseur qui lui prêchait, mais en vain, la résignation évangélique, elle passait sa vie à pleurer son bonheur irrévocablement évanoui, le cœur percé de sept glaives.

De haute lignée et d'une beauté fine de pastel ancien, elle s'était mariée un peu tardivement, à vingt-quatre ans, au comte de Gorde, beau jeune homme d'une trentaine d'années, galant à la mode exquise d'autrefois, amateur enragé de vénerie, vrai gentilhomme français et point anglomane. Courtisée plus que toute autre, à cause de son rang et de sa beauté, la comtesse de Gorde sut par un tact subtil et une conduite irréprochable décourager la fatuité des hommes et désarmer la médisance des femmes.

Elle ne cachait pourtant pas, la belle Diane, sous sa gorge divinement moulée, la glaciale indifférence pour les amoureuses extases, de son homonyme l'antique chasseresse. Se sentant du sang de bacchide dans les veines et trop d'orgueil et de dévotion dans l'âme pour se salir d'adultère, elle préféra tuer littéralement son mari par ses caresses inexorables. Ce fut pendant cinq ans une vie d'affres et de délices: les flambeaux de l'amour brûlèrent jusques à la torchère autour d'un catafalque. Elle le regarda s'éteindre, le cœur ulcéré de remords, mais impuissante à commander à la rébellion de ses sens. Et lui, déjà touché par la mort, il revenait encore, un mélancolique sourire sur ses lèvres pâlies et du bonheur au fond de ses yeux agrandis par la fièvre, il revenait, encore et toujours, respirer les lys de ce corps de déesse, ces lys plus mortels que la fleur du mancenillier. Ainsi par un crépuscule d'automne, comme les feuilles mortes commençaient à tournoyer le long des boulingrins jaunis, il rendit l'âme dans un dernier baiser.

II

Pendant les premiers mois qui suivirent la mort du comte, le désespoir de Diane fut tel qu'on eut à craindre pour sa raison. Peu à peu pourtant sa douleur s'apaisa, et une prostration muette suivit l'exaltation délirante. Avec l'accalmie relative des regrets, la nature reprit ses droits: l'exaspérée fermentation des lancinants désirs se mit à battre de nouveau dans ses veines de femme chaude, ses nuits furent hantées par de hideux cauchemars que d'exténuantes mortifications monastiques ne parvinrent pas à exorciser. Souvent, réveillée en sursaut, en butte à des tentations hallucinantes, elle tombait à genoux devant la niche de la Madone, implorant, avec des sanglots, l'absolution de l'inconsciente frénésie qui lui brûlait le sang, ou bien encore, après avoir erré comme une apparition désolée par les sombres corridors du château, elle passait la nuit jusqu'aux premiers rosissements de l'aube, dans le large périptère ouvert sur l'étang où pleurent les sarcelles, debout, son front fiévreux contre le marbre des colonnades, aspirant avec avidité le vent chargé de brume. Honteuse, elle se surprenait à convoiter les bras musculeux des jardiniers ou les mollets charnus des valets de chambre. Parfois, elle pensait aussi à se remarier. Alors un fantôme connu, très pâle, avec un doux sourire plein de reproches, se dressait devant ses yeux épouvantés, pour lui rappeler qu'elle lui avait juré à son lit de mort de ne jamais laisser souiller sa couche par un autre homme.

Ainsi, l'œil cerclé de bistre, le facies torturé par de névriques spasmes, elle languissait et s'étiolait, cette Mimalone condamnée au célibat par un serment irrévocable.

III

C'était par un après-midi de la fin-printemps. Le ciel, dans la chaleur torride, semblait une fournaise chauffée à blanc; les libellules maraudaient par les nymphéas des eaux figées, les nids s'égosillaient dans les claires frondaisons; une langueur amoureuse passait dans l'air alourdi.

La comtesse Diane, mélancoliquement accoudée à sa fenêtre, laissait errer ses regards distraits par la campagne verte. Soudain une scène inopinée attira son attention. Derrière un buisson bas de caryophylées, Tom et Giselle, ses lévriers favoris, se copulaient librement au soleil.

La comtesse ferma la fenêtre et rentra rêveuse.

Depuis ce jour-là, Tom, le beau lévrier d'Écosse, gorgé de friandises, ne quitte plus sa maîtresse. Diane a presque repris ses fraîches couleurs d'autrefois. Et, lorsqu'elle va, deux fois par jour, orner de thyrses de roses blanches la tombe de son mari, elle s'agenouille et prie, en répétant avec conviction: «Je jure que jamais un autre homme ne souillera notre couche.»

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