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Le thé chez Miranda

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AMOURETTE

I

Aux Tuileries, contre la terrasse qui longe la Seine, elle se tient assise, en brodant. Et se détache à peine sa toilette sobre sur le vert noir du lierre.

Paul Doriaste est revenu là pour lui découvrir les imperfections peu visibles, mais décevantes, qu'elle doit avoir. Ainsi espère-t-il esquiver la hantise d'elle. Chose bête: il a soumis plusieurs jours son tympan aux cacophonies des musiques militaires afin de la voir. Cette élégance de dame à médiocres revenus, la plus discrète et délicate des élégances, le charme. En paysanne, en grande mondaine, en mystérieuse courtisane, en bourgeoise lettrée, il l'a décrite déjà, au cours de plusieurs nouvelles qu'il fit pour son journal, le Sphinx. Elle accapare son esprit; il la désire, et il ne l'aura point.

Cela se devine tout de suite qu'il ne l'aura point. Elle est honnête fatalement par sa blondeur tendre d'anémique, la matité du teint pur, la tendance à rester clapie très longtemps dans la même attitude.

Elle le regarde venir. Sur l'orbe de son œil levé une nacrure luit, humide, puis se voile des cils baissés vite. Et cette luisance le pénètre, se darde par ses entrailles qui frémissent. Il la veut. Sans doute elle n'osera se livrer; mais ce geste du regard est certainement un aveu d'amour. Ou non, peut-être. Aux sourires des gens semblent bizarres son costume de sportsman, ses bottines pointues et ses culottes collantes; à elle aussi pourquoi ne paraîtrait-il point ridicule. Une simple curiosité peut-être incita la moqueuse à l'examiner. Et tout désir se dissipe en lui. Il se résout à rentrer. Intimement un spleen l'abat.

Le possède depuis quelque temps un besoin de femme, pas un besoin charnel, mais une envie de frôler des jupes, de laisser, en une infiniment douce caresse, ses lèvres effleurer l'odorant duveteux d'un épiderme de blonde, de sentir sous ses doigts l'incurve et plastique roideur du corset, à travers la soie.

Le manque de cette satisfaction le rend veule, presque malade. Davantage l'obsède son scepticisme. Il s'échafaude en la cervelle des plaidoiries également probantes pour des principes contradictoires. Des dégoûts lui affluent. Il prévoit tout à l'heure, chez Sylvain, devant l'absinthe, ses camarades nantis de raisonnements pareils. On déversera sans trêve de pessimistes radotages. Et puis il regagnera son logis en discutant le suicide; ou bien, dans quelque boudoir public, il ira s'anuiter et accroître, par le contact de chairs urbaines, la regrettance du rêve féminin qu'il veut oublier. Rien autre en but. Lassitude d'être.

Au reste, pourquoi ne point tenter cette aventure,—distrayante, qui sait? S'arrêterait-il à la crainte d'échouer? Non. L'insuccès dans ce genre de tentative indique seulement une erreur sur la minute propice, une inaptitude à graduer ses paroles selon l'inintelligence de la femme. Aurait-il honte de ne pas réussir là où triomphe la bêtise suprême des lieutenants et des coiffeurs?… Le dépit s'en offrirait bizarre à étudier sur soi.

Et Paul Doriaste repasse devant elle. Un autre regard le trouble encore. Une bestiale envie d'étreindre le surexcite… Il se décide. La pâleur lui resserre la peau, son cœur bat; mais comme il s'estime brave de l'effort qui l'amène près elle! Il s'assied; et, bien qu'elle feigne une complète indifférence, il espère.

Elle demeure toujours immobile, comme malicieuse dans sa pose énigmatique. Elle pense,—devine-t-il: S'il se montre impertinent je le remettrai à sa place; et s'il n'ose pas c'est un sot. Ce le tracasse fort de comprendre cette pensée. Il remarque les dessins de la broderie qu'elle achève: une fleur, une étoile, une rosace dans un cercle, et puis une fleur, une étoile…; ça recommence ainsi indéfiniment. Un bout de jupon frais qui dépasse la robe laisse évoquer le linge de dessous et le corps. Oh! si ce teint se retrouve sur la poitrine autour des pointes roses, et entrevu par les vides de la guipure!… Et l'odeur chaude qui émanera, nourrissante presque. Son minuscule soulier vernis tout plat semble ne rien contenir jusque la bouffette de rubans qui lace. Par-dessus se courbe un renflement gras, linéaire dans un bas uni et violâtre.

Et les lois conventionnelles qui entravent la sincère et brusque manifestation de l'amour?… Quels imbéciles préjugés!…

Une balle crasseuse roule vers la chaise de Doriaste. Apparaît le propriétaire: un baby, un gnôme bouffi, chancelant, hâve, chevelu de jaune clair, et qui fixe le chroniqueur de ses gros yeux lactescents. Doriaste ramasse le jouet, car la voisine, tout de suite, a coulé l'œil vers l'enfant. Lui le caresse et lui parle, sûr que l'instinct de maternité la tiendra forcément attentive à leur mimique et à leurs dires. Il tarabuste l'enfant lourd, ballonné d'étoffe blanche, et dont la laideur l'irrite. Il lui serine des inepties que le petit répète en bégayant et bavant. Tout à coup le mioche de pleurer à sanglots.—«Monsieur, prie-t-elle, mais laissez-le donc;… viens, va! mon petit garçon.»

Elle a chanté, cette voix, sur une inflexion parisienne impérieuse, donnant la sensation d'avoir été perçue lors de querelles. Et, cependant qu'il conduit à la dame le pleurnicheur, il ne trouve rien de spirituel à énoncer, tant l'absorbe la désillusion de son ouïe. Au hasard, il lâche, avec un espoir de pitoyante réponse:—«Madame, vous aurez sans doute plus de chance que moi! je fais pleurer tous ceux que je veux aimer…»

Elle sourit, moqueuse.

C'est une grue, juge Doriaste. Le subit intérêt pris à ses paroles dénonce l'envie de se livrer; et la façon rapide dont elle l'exprime décèle que cette envie lui est coutumière. Il s'enhardit avec, déjà, la prévision d'un souper, d'une baignoire de petit théâtre. Justement il garde en poche les vingt louis de ses derniers articles. Et, tout en calculant la dépense probable de cette fredaine, il conte à la jeune femme l'histoire d'une maîtresse suicidée, bien convaincu qu'elle n'y veut croire, mais pensant la flatter par la peine qu'il se donne.

Silencieuse, elle essuie de son fin mouchoir les joues de l'enfant, puis elle l'embrasse. Doriaste pousse alors un profond soupir tout en s'avouant à lui-même cette comédie ridicule. Elle hausse les épaules. Ce qui le froisse: elle l'ennuie à la fin avec ses manières! Il débite des sottises, soit; mais les femmes sont si nulles. Pour varier il la complimente. Il lui déclare comment sa toilette, harmonisée par un art dilettante, la désigne l'amie de goût que l'on rêve. Il décline sa position sociale, comptant sur ce titre d'homme de lettres pour la fasciner. Elle, pâlie un peu, se lève, s'en va.

Ne point s'opposer à son départ? le jeune homme estime excellente cette tactique. A la regarder filant parmi la foule badaude, avec sa taille svelte qui s'érige hors le gonflement de la jupe, il la trouve plus désirable encore et son esprit s'opiniâtre à imaginer tout ce corps sans robe, sur un lit. La lumière qui se filtre par la verdure tendre des marronniers s'en vient voluter autour de ses formes que la marche ondule. Et l'œil de Doriaste longtemps vise l'épaisse torsade blonde où se contourne toute la chevelure qui monte dans le faîtage du chapeau.

Il la suit. Bientôt il marche à côté d'elle et il prie qu'on l'excuse, et il proteste que seule une attirance mystérieuse et invincible l'attache à elle. Comme elle ne répond, gardant l'immutable indifférence de ses yeux froids, l'impassibilité de sa peau mate, Doriaste cite son nom bien connu et interroge si elle lit quelquefois le Sphinx: les cinq derniers articles, il les a consacrés à décrire l'image d'elle.

Et elle s'étonne d'entendre sa voix chevroter pendant qu'il dit cela. Et ce chevrotement la pénètre, lui secoue le cœur. Subitement, elle stationne et déclame cette phrase qu'elle a vue quelque part:

—Donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne serez que mon ami, rien que mon ami.

Au désir d'héroïne dramatique il accède, devenu stupide de bonheur parce qu'il la flaire, parce qu'il calque du regard ses formes proches, elle consentante. Il ajoute à son serment:

—Jusqu'au jour où vous-même m'en relèverez.

—Jamais, cela.

La face du chroniqueur s'étire en un sourire triste, amer, incrédule. Vers la grille elle reprend sa route. Lui, à mots émus, confesse sa présente extase. Muette, elle l'écoute, la bouche gaie, pourtant.

A l'appel de sa main, un cocher blanc dirige près elle son fiacre. Et Doriaste:

—Laissez-moi vous accompagner.

—Non, je ne suis pas libre… je suis mariée.

—Quand vous reverrai-je.

—Vous avez bien su me trouver; vous le saurez encore, à moins que l'oubli…

—Oh! non. Me direz-vous comment vous vous appelez, afin que…

—Supposez que je m'appelle… Marceline…; oui, Marceline…

Du fiacre où elle s'installe en tapotant ses jupons, elle a pour Doriaste un franc regard, très long.

Et la voiture cahote, jaune, par les rosâtres grisailles de la vesprée.

En vain le journaliste espère-t-il qu'elle soulèvera le voile capitonné qui ferme le judas dans le panneau du fiacre… Rien.

Marceline? Marceline! songe-t-il, prénom cher à la littérature bourgeoise. Le père, il l'imagine ingénieur, ou sous-chef, ou magistrat, honnête homme certes, grand lecteur du Temps et des discours académiques, et croyant aux destinées du pays. Sans doute il psalmodiait le soir, sous la lueur cuivreuse de la lampe, les phrases sentimentales de George Sand, devant sa femme, et, par-dessus la nappe, ils se serraient la main. A la suite d'une telle lecture Marceline a dû être conçue dans un lit d'acajou linceulé de cretonne bleue.

II

Premier rendez-vous au concert.

Sur la scène, un violoniste enlève les symphonies de Max Bruch, du coude, de la tête, avec des mouvements de lutteur agile; et le gaz crûment inonde son habit noir, ses cheveux noirs.

Paul Doriaste se mélancolise à percevoir ces sonorités fuyantes, et qui, lentement, reviennent. A son côté, Marceline se serre parmi l'entassement d'un public nombreux. Et il la sent très loin de lui comme une impassible vision. La rectitude de cette pose où pas une flexion ne s'affaisse, le vague de ce regard qui flotte par le lustre, et se fixe aux pendeloques que les feux décomposés teintent de lueurs joaillières, tout cela semble cacher une âme mystérieuse, intangible. Il lui en veut d'avoir accepté ces relations platoniques. Une comédie qu'elle joue là; une comédie qui, lui, l'absorbe et l'agace. Voici qu'il n'entend même plus Max Bruch. Elle finira, cette femme, par lui tuer le sens artistique.

Derrière leurs pupitres, les musiciens s'étagent en face, adossés au décor: figures communes, épanouies dans l'évasement des faux-cols; corps tassés dans les fracs larges, dans les bosselures des plastrons blancs. En bas, les choristes femelles avec les taches claires de leurs collerettes sur la terneur minable des corsages. Dans le haut, tout à fait, le timbalier s'amplifie en allures pontifiantes, tandis que le cymbalier ne cesse de faire reluire son binocle et le replacer sur sa face qui sue. Et ce monde s'encastre entre les cuivres énormes, s'accoude à l'acajou de contrebasses, s'enrage sous les cordes des harpes monumentales. Des toiles peintes et défraîchies, du plafond que traverse une ligne d'usure, les torchères saillent, le lustre pend. Seules dorures.

Vibre une note isolément, comme le pleur prolongé d'une vierge, et Doriaste conquis ne remarque plus rien. La mesure s'active, et s'alanguit tout à coup, râle. Comme un sanglot alors, et puis de cristallines notes ruissellent, et des notes, et encore. Il en sourd des soupirs, des étirances lamentantes, de spasmatiques arpèges. Tantôt l'harmonie se pâme humide, s'expire. Puis elle s'élance avec de déterminés vouloirs, des violences de rut. Les cordes des violons craquent comme des soieries et hocquètent comme des gorges jouissantes. D'une accalmie douce, murmurée, surgit une sautillante phrase qui croît. Elle domine, triomphe en une impudique danse. De lentes ondulations l'enserrent par une spirale qui monte et s'évase. Les dièzes reluisent comme des gemmes, des gemmes qui parent une chevelure longue, une chevelure qui se dénoue et flotte dans un aboutement de gammes. Et s'évoque la toute-puissante femme. Il est une mugissante mesure pour le fauve des aisselles, une mesure plane pour le front pur, une note coulée pour la gouttelante améthyste qui pendeloque sur le front, deux mesures ronflantes pour les seins arrondis; ensuite une rapide infinité de sons qui disent tout, décrivent tout et le clament: ce sont les cassures de gaze d'or autour des hanches, et le galbe recourbé des bras sur la tête qui se renverse, et le poli du ventre avec les mystiques profondeurs du nombril, et les yeux, pastilles d'encens où fulgure une minuscule étincelle. Le rythme s'exaspère. La Salomé bondit avec un éclat de trilles et un scintillement de pierreries. Les croches se dardent comme des diamants et se fluidifient en collier comme une rivière d'ambre sur la poitrine. Deux notes brèves saillissent comme les escarboucles des seins.

Et Paul Doriaste ne perçoit plus que les multiples voluptés d'un corps féminin harmonique en danse harmonieuse. Il y voit la nudité de Marceline; il se retient pour ne pas l'étreindre. Et, par la salle, les bravos croulent, rebondissant sur les banquettes écarlates.

—C'est délicieux, émet-elle: toutes ces notes s'épanouissent comme les fleurs d'un jardin féerique.

Elle a dû composer cette sentence avec un extrême soin, pendant toute une moitié du morceau. Le chroniqueur s'enrage à l'entendre, il se contente d'affirmer:

—Parfaitement, madame.

Lamoureux, le chef d'orchestre, gravit l'estrade. Il inspecte le public à travers la luisance de son binocle, avec un lent tournoiement de sa carrure pesante. Levant l'archet, il fait signe.

Du Wagner: le premier acte de Tristan et Yseult. La gigantesque rumeur d'un océan enfle par les cordes, hurle dans les cuivres, se lamente dans les contrebasses, s'écroule avec le choc grave de la grosse caisse, avec l'éclatante sonorité des cymbales. Et, par un moutonnement de notes minimes, la vague rétrogradante bruisse. Les tonalités énormes et balbutiantes de la grande mer s'épanchent dans l'ampleur de cette phrase musicale toujours reprise, toujours elle-même et jamais identique. Cela institue d'immenses perspectives d'eau verte montuant sous un ciel froid, quelque chose de terrifiant et de squameux; et l'inopinée chanson du mousse se déverse des hunes pâles: sensation de l'humain infime perdu dans l'immensité du large.

Doriaste, très empoigné, abandonne sa rancune contre le béotisme de Marceline. Un instant, à peine, le gagne un dédain pour l'écrivaillerie sentimentale dont elle copie les piteuses héroïnes. Ailleurs l'emporte un rythme.

Fatiguée de s'être tenue si longtemps roide, Marceline fléchit vers le dossier de son fauteuil, et un reflet rouge, le reflet d'une tenture de loge se pose dans sa pupille bleue. A la contempler, Doriaste ressent un nouvel afflux de désirs. Une chaleur parfumée l'imprègne et affadit sa rage. Marceline s'affaisse toujours en courbes molles. Il a bientôt de sa jupe dans les jambes. Entre sa taille et le dossier du fauteuil il glisse la main. Ce lui procure une sensation d'exquis énervement effleurer le tissu un peu rêche du corsage. Elle ne bouge, elle ne parle, elle ne se meut. Vaniteuse joie du jeune homme qui suppose acquiescente cette immobilité. Mais à la fin du morceau, levée brusquement, elle profère:

—Adieu, par votre faute.

C'est comme un soufflet sur la joue de Doriaste, une leçon qu'elle donne. Et tout son mépris pour cette bécasse platonique s'exhale en une populacière injure murmurée, qu'il entendit naguère sur le boulevard et dont la gouailleuse intonation l'obsède:

—Hé va donc, morue!

Jusque la dernière note du concert, il se soûle d'harmonie. Il s'avoue soulagé de ne l'avoir plus là, elle.

III

Au Sphinx, dans la salle de rédaction, Paul Doriaste narre en plaisantant son duel du matin.

—Mais pas du tout; je sais à peine comment cela se fit. Vergex s'est reculé: il avait une grande égratignure là, au biceps. Alors j'ai abaissé mon épée.

—Et en refrain, une gibelotte délicieuse.

—Où ça?

—A la Cascade, parbleu. Le patron m'a dit qu'il allait faire installer une salle de pansement entre la cuisine et les closets. J'ai vu le plan.

—Il est fumiste ce Doriaste! Et vous êtes amis tout de même.

—Je ne pense pas. Nous ne nous saluons plus.

Un monsieur très chauve s'exclame en déposant un journal sur la table drapée de vert.

—Eh bien, il va être content Caufières.

—Le témoin de Vergex? interroge Doriaste.

—Lui-même. Je ne sais si c'est une coquille ou une méchanceté de Macette, dans le compte rendu de l'Éclair on a supprimé l'a de son nom. Voyez.

—Cufières, Cufières, ça fait Cu-fier. Elle est mauvaise celle-là.

—Du coup, sa maîtresse va le lâcher.

—Il a une maîtresse?

—Oui, la baronne de Terse. Elle ne lui pardonnera pas ce ridicule.

—Il couchait avec?

—Dame, une maîtresse?… généralement! Il prenait ses repas chez elle. C'est un garçon pratique, ça lui économisait les restaurants.

—Ah! il couchait… Eh oui! je suis bête, répond Paul.

Et l'image de Marceline qu'il n'a vue depuis le concert se dresse en sa mémoire, vision maligne insaisissable. De ce regret il construit une chronique.

—Monsieur, vient lui dire le garçon, tandis qu'il achève un paragraphe, il y a une dame pour vous dans le salon.

Elle, debout devant une croquade de Forain, et sa toilette sombre l'enveloppe de plastiques roideurs.

L'émotion rend Doriaste tout tremblant, et, pour éviter à Marceline l'embarras de parler:

—Que vous êtes bonne! Vous vous intéressez donc à moi!

—J'avais craint qu'il ne vous fût arrivé quelque malheur.

—Vous ne m'en voulez plus alors?

—Si.

L'humidité profonde de son regard mire le visage du jeune homme.

—Je m'en vais, maintenant, dit-elle.

—Moi aussi, je m'en vais. Me permettez-vous de vous accompagner?

—Oh! non. D'abord je craindrais de vous déranger; et puis, si j'étais vue…

Et le ton de ces paroles prouve qu'elle se soumet à lui, repentante. Il commande en cachette un coupé de remise. La conversation butine sur des banalités vagues; et il exerce son esprit à inventer de quelconques traîtrises qui la puissent mettre en ses bras. Ils descendent. Dans la rue Drouot étroite, où le monde grouille, elle n'ose s'arrêter longtemps pour se défendre de monter en voiture. Près elle un vieux monsieur bougonne contre les gens qui obstruent la voie publique. Doriaste, doucement, l'amène jusque sur les coussins.

—Ce n'est pas bien, fait-elle.

Au capitonnage elle s'adosse, les yeux perdus en quelque infini souvenir.

Du duel, il parle. Peu à peu elle lui sert de discrètes exclamations. Il invente des détails, il énumère des dangers. Insinuant que le vrai motif de cette rencontre n'est pas celui publié par les gazettes, il se pose en redresseur de torts, il lâche ses indignations contre la canaillerie de certaines gens. Puis il se piédestale sceptique, rassasié de vie, de choses, d'êtres. Un moment, Marceline lui a rendu ses croyances, les bonnes pensées qui retrempent et encouragent. Mais, après son abandon, il a requis ce duel, voulant la mort. Sur le terrain, quelque chose, subitement, lui prédit qu'elle reviendrait, et il s'est défendu pour pouvoir l'aimer, l'adorer, lui poser un baiser.

Elle le laisse prendre si froidement qu'il se reproche l'avoir pris. Et cependant il questionne si elle l'aime un peu. Très bas, elle affirme «oui». Et sa main, sa longue main gantée se crispe sur les doigts de Doriaste.

Devant la maison du chroniqueur le coupé s'arrête. En gentilhomme heureux, il donne un louis au cocher; et cette crainte le harcèle: la blanchisseuse n'a peut-être point rapporté les serviettes fines.

Mais déjà, dans la lumière blonde du soleil automnal, Marceline s'éloigne grave.

Lui murmure: «Ah! non, pas de lapin, ma vieille!» Comme il l'a rejointe, comme il la supplie, elle révèle son mari, courageux militaire, officier de la Légion d'Honneur. Le tromper serait lâche tant il se confie en elle; Paul Doriaste, un galant homme, ne voudrait pas cette forfaiture. Toute rose elle s'anime, parlant haut presque. Les grands mots «honneur», «paroles engagées», passent entre ses lèvres avec des sons sévères, superbes.

Il est convaincu; il l'estime pour ces reproches. Il prévoit vilipendé, moqué ce mari, un brave homme. Et c'est en lui une déchirante lutte entre son amour paroxysé par le goût du baiser conquis, par les longs frôlements en voiture, et l'hésitation à commettre une infamie. Mais s'impose l'idée soudaine qu'elle blague peut-être, que tout cela est manège pour accroître la valeur de sa défaite. Alors il ruse:

—Oui, vous avez raison. Un ange comme vous ne peut pas tromper; et pourtant vous m'aimez et je vous aime comme on ne le saurait dire.

L'un l'autre ils se crispent encore leurs mains enlacées; et, de cette partielle étreinte, un énervement délicieux jaillit jusqu'au fond de lui-même. Elle, pour ne pas pleurer, regarde fixement au loin, devant. Rue pâlement ensoleillée; trottoirs gris perle, propres; l'activité calme de la grande ville dévale avec les passants muets. Si régulièrement palpite le tapage qu'il semble la respiration d'une personne saine, et un vent doux caresse la peau, met une légère ondulance aux bâches rayées des boutiques. Sur le visage mat de Marceline deux larmes qu'elle essuie vite.

Lui, très ému, ne doute pas maintenant que ses protestations ne soient sincères. Irrévocablement il l'aime.

—Tenez, demande-t-il, je vous jure d'être raisonnable. Mais je voudrais vous voir chez moi, Marceline, vous voir une seule fois dans le cadre de mon intérieur. Il me semble qu'ensuite votre image y demeurerait toujours. Sans cesse je l'y pourrais adorer et je serais heureux. Votre souvenir revêtirait auprès de moi une forme plus réelle. Vous seriez comme un délicat fantôme, chérie, visible toujours et vous laisseriez une ombre parfumée de vous sur les choses que vous auriez touchées. Et vous seriez là, jusque ma mort, pour me garantir des désespérances. Venez, voulez-vous?

Elle s'arrête de pleurer. Des gens qui marchent la dévisagent avec des mines pitoyantes ou ironiques. Elle s'en trouve confuse et se laisse conduire.

IV

Dans la pièce tendue de mauve, elle s'assied triste. A peine effleure-t-il le baiser de Doriaste vers ces lèvres chaudes. Elle se laisse enlacer. Ils restent ainsi longtemps sans dire, lui, s'imprégnant d'elle. Il songe que cette femme il la doit avoir, que son honneur de mâle serait compromis s'il ne manifestait pas sa virilité. Peu à peu, il approche son visage de celui de Marceline et multiplie les baisers, de minuscules baisers qui pleuvent. Elle s'étire, comme prise d'un malaise et vainement se débat sous l'étreinte triomphante. Par saccades sa gorge gonfle le drap bleu du corsage. Des tiédeurs en émanent qui pénètrent l'amant, font vibrer ses reins et ses entrailles, tendent jusqu'à sa gorge, voluptueusement. Elle ne le repousse plus et s'abandonne. Les baisers secouent leurs épaules. De la robe dégrafée les seins s'érectent et renflent la peau blanche. Il la possède.

Le soleil tamisé par la soie des rideaux épanche une clarté mauve. Marceline, les yeux fermés, la bouche tordue, tressaille, et elle brise les cordons de ses vêtements et elle force les agrafes. Puis nue divinement. Et lui la broie dans son étreinte; il mord ces mâchoires qui râlent.

C'est, avec des sanglots, une lutte cruelle de leurs corps, des embrassements et des chocs comme s'ils se voulaient confondre jusqu'aux moelles. Ils s'aiment infiniment.

Sonnent les argentines heures, rieuses.

Les lèvres de Marceline exhalent une odeur de violette.

Au soir. Un dernier rayon roule dans les ors pâles de la chevelure épandue et les membres épars de l'amante s'ombrent d'ambre.

V

Tous les jours elle vient chez lui pour aimer.

Et cette liaison se raffine de senteurs discrètes de linge sobrement dentellé, sans ostentation de faveurs bleues ou roses.

D'elle, cependant, Paul Doriaste ne possède que l'extérieur; il en ignore l'intime psychologie. On dirait qu'elle tâche à paraître une créature d'âme banale. Devant les questions qui la sonderaient, elle se dérobe et s'efface. Jamais elle ne compte une aventure marquante qui permette d'induire une croyance sur son esprit. Surtout elle s'offre très bonne. Elle a pour le chroniqueur de simples éloges qui flattent délicatement et pour quelques prosateurs modernes qui la délectent, elle-même se défend de soutenir une opinion littéraire ou artistique. Tout ce qu'il désire, elle l'aime. La vie des boulevards, l'après-midi, l'amuse. Aux courses, la correction anglaise des équipages, les gestes secs des sportsmen, les faces impassibles des Parisiens cachant des angoisses, des joies, des navrances devinables, tout ce luxe de passions et de choses la captive. Par contre, lui répugne la semi-familiarité des restaurants; elle abhorre ces hommes qui la fixent en mangeant aux tables voisines ou crient des théories par pose, pour lui plaire. Doriaste et son mari, c'est là, semble-t-il, ses uniques affections.

Le mari de Marceline, un noble de légende. Il fut bénédictin. En 1870 il quitta le froc et s'engagea. Par ses relations, par son mérite, il atteignit de hauts grades. Elle qui, jusque leur rencontre dans un salon, voulait vivre fille, l'aima, l'épousa. Aujourd'hui elle déplore ne pas l'avoir accompagné en Afrique. Elle prévoit des catastrophes s'il vient à savoir…

Mieux qu'il ne la connaît, Doriaste s'imagine le mari, tant elle en parle, et il garde au fond de soi une respectueuse pitié pour le malheur de ce noble, qu'il cause.

Maintes fois, la silencieuse Marceline se laisse glisser près Doriaste et, toute blanche, la figure encadrée par ses lourds cheveux blonds, à genoux sur le velours violet du divan, elle s'immobilise, les yeux vagues humant la lumière. Et, dans la pièce mauve, parmi les vieilles guipures aux tons fauves, sous les plats de cuivre rouge qui retiennent des lueurs dormantes dans leurs ciselures, la jeune femme apparaît à son amant comme la frêle réalisation des mystiques donatrices que peint Memling dans les panneaux de ses triptyques.

VI

Ils vont, calmes de bonheur, parmi la foule active. Au loin, l'Opéra assis dans les brumes rosâtres se révèle encore par les dorures qui, de place en place, s'irradient. Et la double file des lampadaires en bronze s'allonge, s'étrécit dans la perspective crépusculaire.

Paul Doriaste, tout au charme des féminilités frôlantes, s'abandonne au bercement vague des réminiscentes rêveries. Contre son coude, le sein de sa maîtresse palpite.

Ils doublent l'angle du boulevard. En teintes sobres s'harmonisent le miroitement limpide des étalages, les vêtements des promeneurs, les feuillages des arbres. Par delà les équipages glissent avec la fuite brillante de leurs lanternes, des gourmettes et les luisances noires des voitures. Jusqu'aux mors, les steppers arrondissent leurs jambes grêles.

—Marceline! clame subitement une voix impérieuse.

Le chroniqueur se retourne. Une colère l'a surpris… Mais, aussitôt, il réprime la semonce qu'il voulait servir à l'interrupteur de leur joie. Ce monsieur sec, brun, aux moustaches aiguës, ce monsieur ombré d'un chapeau gris, sans doute, c'est le mari. Il a pris le bras de la jeune femme et, tout bas, il répète:

—C'est votre amant, n'est-ce pas?

Et Doriaste sort à peine de son angoisse hébétée pour livrer sa carte en échange de celle offerte.

Et puis Marceline jetée dans une voiture; le monsieur parlant au cocher, s'installant, reclaquant la portière; et le fiacre perdu dans l'enchevêtrement des fiacres; le chapeau blanc du cocher perçu seul longtemps encore, jusque là-bas, dans le fouillis des fouets minces.

VII

En la bienheureuse caresse des draps frais, Doriaste repose ses membres raidis par trois heures successives d'escrime. La clarté discrète qui choit de la veilleuse en verre bleu, pose sur le divan où gît la chemise de soie qu'il endossera demain matin pour se battre. Des mélancoliques lueurs.

Et il vérifie par mémoire s'il n'oublia aucune des courses à faire dans cette circonstance, des emplettes. Cette affaire lui coûtera encore cent francs. Ses calculs, qu'il les fasse et refasse, atteignent inévitablement ce total.

Jusque la fin du mois il sera contraint à vivre chichement. En somme, il dépensa beaucoup pour cette liaison: dîners et fleurs, parties de campagnes et théâtres, voyages et voitures de remise, duel. Il eût à ce prix entretenu trois grisettes pendant le même nombre de semaines. Mais que d'heures exquises passées avec elle, si aimante et si douce! Elle doit bien souffrir en ce moment aux amers reproches de son mari. Cette supposition l'attendrit: toute la journée il y songea tristement. Marceline s'évoque en visions délicieuses de charme et de bonté; et ces visions se dissipent et renaissent… Ou bien, qui sait, peut-être, la finaude a-t-elle déjà reconquis l'époux, et lui la supplie-t-il, en larmoyant, de l'aimer. Car elle est forte en volonté, même son amant, jamais ne put connaître ce qu'elle pensait…

Si le mari le blesse elle aimera davantage celui qui aura versé son sang pour elle: et la charmeuse blonde s'exaltera en faveur de la victime. N'est-ce pas un premier duel et son auréole de bravoure qui la conquit. Au contraire, s'il blesse le mari, elle l'aimera pour son triomphe. Oh! la logique des femmes, comme il la connaît.

Machinalement, sous les couvertures, il refait du poignet, du pouce, les feintes apprises. Sans doute l'adversaire aura le jeu sec de l'armée et l'épée théorique. Par ce dégagé il lui joindra la poitrine, le ventre par cet autre. Et s'il commet la sottise de se découvrir par un coupé, on lui ménage certaine riposte…

Puis, défile le rappel de ses combats d'honneur, Cluseret faillit le transpercer il y a deux ans… Si le mari de Marceline le tuait? Non, c'est une chose rare ces accidents. D'ailleurs, il aura mené joyeuse vie ces cinq dernières années. Que de maîtresses, mes enfants, que de cocus et quelles noces!…

La mort? Le nirvana sans doute, le complet repos des phénomènes. Ou, avenir terrifiant, une multitude de petites existences, d'êtres minuscules qui naissent de la décomposition; et la mort ce sera la vie infiniment multiple, avec toutes les douleurs, atténuées pourtant, et mises au point psychologique de ces larves. Quelle destinée: des joies et des désespoirs de microbes!

La mort, est-ce la négation absolue? L'inconcevable, alors? Car, si l'absolu se pouvait concevoir, il s'établirait un rapport entre lui et le concevant, c'est-à-dire que l'absolu serait relatif, proposition contradictoire. Oh! stupidité immense des hommes.

Penser que la philosophie officielle raisonne encore dans son ineptie béate, sur l'absolu inconnaissable…

Sonne deux fois le cartel. Il reste encore quatre heures à dormir; et le sommeil s'impose absolument nécessaire pour se trouver dispos le matin. Au reste, il est très calme, très brave. Une dernière fois Doriaste mime dans le vide la botte sur laquelle il compte. Il s'y peut fier décidément, et, comme il ne se découvre jamais…

Et il s'estime un très chic type: des amours, des duels, du talent et une complète indifférence pour les hochets de gloire.

VIII

Longchamps, le matin. La pluie striant de rayures fragmentées l'enfilade des tribunes vides. Et la pelouse pâlotte. Doriaste éprouve son épée. Le mari enlève ses manchettes et, fébrile, ne parvient pas à boutonner son gant. Il dut souffrir affreusement, ce noble. Ses yeux paraissent glauques; ses cheveux gris sont tout ébouriffés et, dans sa figure, les rides frissonnent.

Le jeune homme remarque qu'il le gêne à l'examiner ainsi. Lui-même se sent très vigoureux, un robuste mâle, et il se compare en soi aux héros écossais de Walter Scott; et son épée, il la nomme muettement claymore. Puis, tout entier, l'accapare le soin de prévoir quelles seront les premières passes. Et les préparatifs ne se terminent pas. Les témoins causent sans agir.

Un léger malaise lui resserre les entrailles et la gorge. Alors, pour se distraire d'appréhensions vagues qui, subrepticement, l'envahissent, il s'intéresse aux passants matineux, groupés proche. Il y a un garçon boucher robuste, les hanches enveloppées de toiles sanglantes, la tête fixe sous une corbeille grasse. Un hussard, en petite tenue, maintient, par le licol, deux chevaux dont les yeux noirs roulent inquiètement. Sur la route, près le moulin, un maraîcher arrête sa voiture et le vent souffle dans sa blouse que brunit l'averse. Et les témoins:—Allez, messieurs!

La figure verdâtre du noble perçue à travers le très rapide cliquetis des armes. Et sa lame qui, sans cesse se dérobe, et repasse, et remonte, menaçante, et vue seulement par un reflet mince qui vire.

Doriaste s'encolère impatiemment; son amour-propre se blesse à chacune de ses bottes parée. La sensation d'un coup violent et froid dans le cœur. Et les tribunes accourent tournoyantes pour l'écraser. Et du noir. Plus rien, sinon une morsure à gauche. Naît un calme doux. Vers l'infini, une lueur pâlotte, fulgure, diminue, s'éteint.

IX

… Dans le Sphinx, l'article de première colonne intitulé: Paul Doriaste, est encadré de noir.

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