Le thé chez Miranda
LE CUL-DE-JATTE
I
Une grosse pluie d'orage s'épanche dans la cour du Louvre, soulève des stalagmites liquides et polit l'asphalte. A sentir cette fluide tiédeur imprégner le col de sa chemise, Éphraïm Samuel s'irrite: «Sacrée infirmité! Pas même pouvoir se servir d'un pépin!» Et, violemment, le cul-de-jatte balance son torse, le projette, les yeux clignés sous la gifle de l'eau. Il s'arc-boute des mains pour faire courir ses fesses redondantes, ligotées dans un siège à roulettes. Et sa demi-personne s'éjouit quand, par une grande vitesse acquise, elle fend l'air avec un bruit ronronnant d'express.
Mais son tape-cul, tout neuf étrenné ce jour-là même, à l'occasion d'un mariage, lui vaut une obsédante inquiétude. Déjà, le matin, à la synagogue, au moment où le verre symbolique lancé par-dessus le couple nuptial vint se rompre contre les dalles, un craquement a gémi sous les reins tendus d'Éphraïm qui se haussait pour voir. Après la cérémonie, au zinc de la rue d'Aboukir, comme il levait haut le coude, pour boire du bitter, le véhicule vagit. Et, au début du déjeuner, un déchirement se lamenta pendant qu'on hissait l'infirme sur une chaise. La mère Salomon, sa voisine de droite, était un peu sourde, et sa voisine de gauche, la gantière Rachel, flirta avec Bernheim, le marchand de lorgnettes, jusqu'après le dessert; lui, forcément se tut. D'exquises boissons et d'exquises mangeailles le consolèrent abondamment.
Puis, très aise, il s'en était revenu le long du boulevard Sébastopol, le long de la rue Rivoli, tantôt filant vite pour contraindre à se garer précipitamment les lourds promeneurs du dimanche, tantôt stationnant au plus compact de la foule pour empêcher de leurs courses les poursuivants d'omnibus. Malices impunies, tout le monde manifestant une déférence pour sa difformité.
Maintenant l'orage se déverse dru: Éphraïm s'empresse; mais un nouveau craquement lui suggère: «Ce ne serait pas drôle de rester là, en plan, le derrière dans l'eau.» Et il s'efforce vers une arcade où s'engouffre un public humide et morose. Dessous, bée une porte olivâtre, que couronne l'indication: Musée Égyptien. Éphraïm la franchit.
II
Il se bouscule dans la salle une grouillante cohue. Le nez du juif s'enfouit dans les basques des jaquettes ou se froisse au rude contact des fausses tournures. Un empuantement de malsains parfums s'affadit. Les coudes font choir sa casquette. Virer, partir; nul moyen: il est pris comme dans une vivante cage. A chaque heurt de pieds inattentifs, il perçoit son siège s'affaisser. Et ses reins s'encastrent plus profondément dans les coussins où il repose.
Soudain, au-dessus de lui, une mère gifle son mioche. Pour esquiver d'autres coups, l'enfant se roule, ahuri, pèse du talon sur le chariot du cul-de-jatte qu'il ne voit pas. Catastrophe. Une commotion ébranle Éphraïm qui s'effondre avec son assise. Les poignées où ses mains prenaient appui roulent au loin. Cependant il tente une fuite, mais un éclat aigu de planche brisée raye les dalles et s'oppose à la progression des roues. Un désespoir: calculer la dépense d'un tape-cul neuf et le prix de la course en fiacre pour rentrer. Et puis, la crainte d'être piétiné! Par malheur, là-haut, des disputes se clament; de furieuses gesticulations se détendent, il se bave de rageuses injures, et des enfants pleurent. Bientôt le juif s'épouvante à parer en vain des horions indus; des poings le frôlent et l'accrochent, des genoux cognent son dos. Il s'exaspère, il redoute qu'on ne lui marche sur les doigts et ne cesse de crier, mêlant des invectives à ses requêtes de secours. Alors, peu à peu on s'apaise. Des oreilles s'inclinent vers l'infirme; il y verse des récriminations pleurardes, apitoyantes, avec l'intonation qu'il suppose devoir le plus facilement toucher. A grands soins, on le porte dans le chambranle d'une fenêtre, entre des stèles entamées de nombreux hiéroglyphes. Éphraïm Samuel s'enorgueillit de ces prévenances unanimes. Il se laisse faire, plaignard avec une muette espérance de ripailles qu'on paiera pour le réconforter. Seul, un jeune homme propose aller quérir un fiacre. A peine le juif déçu de ses vœux remercie-t-il. Il maudit son infirmité et l'indifférence égoïste des valides.
Puis les gens recommencent à circuler, bavards. Un brave homme à la blouse roide, un provincial égaré dans Paris, reste encore; et, mettant à profit l'aide prêtée, il se renseigne sans fin sur l'itinéraire à suivre pour gagner le boulevard Barbès. Ensuite il part.
III
—C'est rien chien, tout de même, murmure le juif, de ne pas laisser un sou pour la casse! Quant à Tabourdel, l'ébéniste, il peut fouiller ses profondes, pour sûr. On ne se fiche pas ainsi du monde!
Et il détache les courroies qui le tiennent encore lié aux débris du chariot: du bois perdu, et mauvais!—Il repose ses membres éreintés par la course fournie. Au dehors, l'averse s'écrase toujours sur les vitres. Entre les colosses de granit et les tombeaux de marbre noir, la cohue se fait plus dense, piétine, laisse pisser partout les parapluies.
Du déjeuner, il demeure au juif une ivresse qui lui montre les choses fluides. La tête pèse. Le bruit monotone des pas et des conversations susurrées ronflent autour de lui et bercent.—Pas de voiture.—Pendant cette inoccupation, un dégoût pour l'égoïsme des autres inspire à Éphraïm Samuel des projets de revanche; mais, bizarrement, l'enfilade de ses idées s'embranche de digressions et se troue de subites lacunes: venue du sommeil. A plusieurs reprises il lève ses paupières qui tombent, et se décolle péniblement les cils. Il songe qu'on le saura bien avertir à l'arrivée du fiacre. Il s'ensommeille, heureux de cette torpeur, contrarié seulement de la prévoir trop brève.
Plus rien. Longtemps.
Et des souvenirs se cherchent, s'unissent. Une à une s'éliminent les perceptions flottantes du rêve, elles laissent place à de plus réels fantômes. Se retracent l'orage, l'accident.
Une inquiète avidité de savoir si on pense à lui éveille Éphraïm. Il écoute et il regarde: nul pas, nulle voix, nul être. Une bleuâtre clarté ruisselle par les murs, par les stèles, par les sarcophages, par les colosses qui se dressent rigides, les poings collés aux cuisses, dans une attitude de violence résolue. Et sur le parquet ces masses se projettent en grandes ombres nettes. Clair de lune.
Appeler, le juif n'ose: peut-être l'emprisonnerait-on pour avoir dormi là, car on en veut toujours à la race d'Adonaï.—A se voir dans cette antique Égypte, un effroi le saisit. Sa haine des persécuteurs fut adulée depuis l'enfance. Il voua surtout de vindicatives colères à ces Égyptiens que, tout jeune, il criblait de coups de crayon sur les images de la Bible.
Maintenant, seul parmi toutes ces figures énormes et surplombantes, il redoute, lui si infime, des vengeances, des niches surnaturelles de gnômes outragés.
Il se tasse sur lui-même et frissonne; mais l'œil très large d'un dieu le fixe, froid, immobile. Dans le vide du musée, continûment, une sonorité fantastique vibre, creuse et sourde. Et il paraît au fond de la salle que les sphinx et les sarcophages avec leurs théories de prêtres gravés s'approchent lentement et s'assemblent, dans un rythme de marche funéraire. Une angoisse.
Au dehors, un nuage qui passe ombre tout. Le cul-de-jatte s'estime encore plus abandonné sans cette lumière qui espionnait en sa faveur. Il s'affole à l'appréhension tenace de sentir sur ses épaules des chocs glacés, des étreintes inébranlables et lisses.
Mais de nouveau la lumière bleute le musée. Les monstres ne se sont point mus.
IV
Sa bêtise devient évidente à Éphraïm: ces affreux magots ne s'imposent que ridicules. Certainement, les sculpteurs travaillent bien mieux aujourd'hui; et les anciens étaient des imbéciles, ignorant l'art tout à fait. Ce jugement sévère le raffermit en la confiance de soi.
Une statuette de marbre appuyée au mur adverse s'offre très élégante avec ses formes graciles, son corps svelte, sa taille de fillette et ses petits seins pointus. Par dommage, une tête de tigresse y culmine; et cette stupide déformance gâte tout l'ensemble de la fluette membrure.
A contempler dans ses plus fines rondeurs le menu des hanches; à suivre les volutes dérobées de la gorge et les cambrures des flancs aux plis courts, un érotique appétit s'accroît en Éphraïm. Et s'évoque la série des femmes qu'il posséda. La dernière, Madame Jules, l'épouse d'un ouvrier, d'un camarade, auquel il a prêté deux cents francs. Elle se livra, pitoyante un peu pour sa timidité d'infirme, certaine aussi d'obtenir une prolongation d'échéance. Et cette échéance retombe demain; il songe à l'emploi de cette rentrée. Selon l'avis du médecin, son métier de graveur le tue. Souvent des crises de toux le torturent, et la douleur lui raidit le dos comme si une plaque de plomb s'appliquait entre ses épaules. Ces deux cents francs garantiront tout un mois de repos. Dans la suite, il reprendra son travail, bien portant. Les meubles des Jules représentent une valeur suffisant au solde du billet; et, cette fois, il ne se laissera plus circonvenir bêtement par une cajoleuse drôlesse de trente-cinq ans, fanée déjà.
De nouveau le regard d'Éphraïm se heurte à la statue. Malgré les efforts qu'il tente pour l'esquiver, son érotisme flambe par ses entrailles.
Une enfant des Jules, une fillette, aperçue se débarbouillant au matin, est très ronde de formes, toute semblable à cette Égyptienne. Il la désire.
Pour l'avoir il reculerait bien encore le paiement de ce qu'on lui doit. Pourtant cet acte serait ignoble. Des romans où de vieux riches obtiennent par de tels moyens les filles du peuple lui reviennent au souvenir. Ces débauchés il les méprise. A la vue du sphinx allongé dans le fond de la salle, il se rappelle un dessin autrefois gravé par lui: des israélites élevant un monstre pareil sur une plate-forme au moyen de cordes et de machines; un tassement de torses courbés par l'effort et de muscles gonflés que fustigent les soldats.
Alors toutes les persécutions souffertes par la Race le hantent. Il la suit par l'histoire peinant sous tous les peuples, esclave toujours. Il se remémore les antiques massacres. Femmes violées, enfants éventrés, torches humaines. Et ces tortures, ces boucheries, ces atrocités séculaires lui apparaissent comme la lugubre préface de sa propre existence, existence de mutilé, existence de méprisé. A lui, certainement échoient le summum des dédains et l'ironie suprême. Témoins ce dernier accident et la dédaigneuse indifférence des gens. De cette exaltation son érotisme s'avive et s'irrite. Il se complaît à vouloir cette petite Jules: en même temps que la cause des plus extatiques joies, cette possession sera pour Israël un triomphe, et le droit légitime du vainqueur en cette guerre de l'or prêchée par les rabbins comme la seule revanche possible. Et la dernière homélie entendue conseillait la prolification comme le plus sûr moyen de répandre à l'infini les germes de vengeance. N'est-ce pas pour ses projets la consécration religieuse?
Mais, au moment où son imagination prévoit les voluptés de cet assouvissement, la crainte de la mort s'associe, conseillant le repos des sens. Il devine des délices à rester au lit et à dormir tout un mois sans l'inquiétude de l'heure. Dans le jour il lira, fainéantise inéprouvée depuis longtemps. De vieux feuilletons coupés au bas de journaux et reliés de ficelles gisent au fond de ses tiroirs, provision pour l'époque toujours reculée du loisir. Il l'épuisera. Oubliant toutes ses colères, ses ruts et ses fanatismes, il se perd à repasser les romans parcourus jadis, à revivre dans les pampas américaines, dans les catacombes de Rome et dans les égouts de Paris avec les énergiques héros qu'il aima. Et il s'enorgueillit se félicitant de ses aspirations littéraires, supérieures.
Peu à peu ses souvenirs deviennent vagues et s'emmêlent. Les évocations se colorent, prennent des formes presque tangibles, mouvantes; puis elles s'obscurcissent, s'effacent. Éphraïm s'endort.
V
—Voyez-vous, monsieur Samuel, quand votre assignation est arrivée hier, je me suis dit: c'est pas possible, on aura fait cela sans le prévenir… Et puis, voilà… Ah, c'est pas bien ça, surtout… surtout…
Madame Jules hésite, sanglotante. De la main elle relève ses cheveux qui s'affaissent au long de son visage et se collent dans les larmes.
Éphraïm s'adosse commodément au poêle encore tiède de récents cuisinages et tâche à retenir le flux de toux qui lui écorche la gorge.
—Surtout après ce qui s'est passé entre nous!… ajoute-t-elle.
Elle va jusqu'au lit, où elle range du linge nouvellement rapporté.
Éphraïm ne répond pas. Depuis la nuit du Louvre tout l'amas des rancunes ataviques l'exaspère. Il exploitera les chrétiens avec une persévérance sacrée. Et il persiste à croire une lâche insulte cette séquestration en compagnie des bourreaux de la Race. Tout bas, il ressasse les insultes dont l'inondèrent les gardiens du musée en le retrouvant endormi, le matin.
Maintenant il sifflote, expertise les meubles en affectant ne pas regarder la jeune femme. Et la honte d'avoir succombé avec cette impure, de se sentir comme débiteur envers elle, c'est une dernière humiliation qui paroxyse sa haine.
Un effleurement le contraint à voir Madame Jules qui met ses lèvres près les siennes, s'agenouille, et se diminue pour être semblable à lui. Il bougonne:
—Non, non, c'est inutile: c'était bon pour une fois.
Alors elle l'enlève riant, l'embrassant, et elle proteste:
—Nous allons bien voir.
Éphraïm s'effondre dans la mollesse des couvertures. Les courroies de son chariot sont précipitamment dénouées. Une voix aigrelette lance:
—Bonjour, maman.
—Hé, va te promener!
Éphraïm s'irrite contre cette interruption du plaisir enfin consenti; mais sa colère tombe quand il reconnaît l'enfant semblable à la déesse égyptienne. Des yeux, des bras, il la redemande, rendu fou par les caresses inachevées de Madame Jules.
—Console Monsieur Samuel, Agathe; moi je vais chez la fruitière. Sois bien gentille, n'est-ce pas?
—Oui, maman.
Et la petite console le cul-de-jatte. Elle lui tend sa joue, ses cheveux volontiers. Elle l'interroge, gentille, sur les causes de son chagrin. Il la fait asseoir près lui et chevrote à peine de courtes phrases, tout ému. Très vite il se grise de cette présence et se rappelle les violents désirs qui le harcelèrent durant la nuit. Et, fermant les yeux, il lui semble qu'il embrasse les lèvres félines de cette face de tigresse; il lui semble que ces petites mains qui le repoussent sont ces doigts de marbre noir étendus naguère au long des cuisses de la gracile divinité.
—Oh! la canaille! Le saligaud! Un pareil monstre! Pauvre enfant!
On le saisit, on l'arrache de la fillette. Des figures bavantes de mégères blêmes, la face triomphalement pâle de Madame Jules grimacent autour de lui, hurlantes, vociférantes.