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Le thé chez Miranda

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LA TARE

I

De la fenêtre, par l'écran de papier, s'épanche un rayon clair qui vient illuminer l'eau-forte de Paul Grimail. Le très jeune artiste contemple son œuvre, indécis: sous le col ondulant du cygne, Léda se pâme en une torsion enlaçante, et l'aile toute blanche, affaissée sur l'amante, explique les cambrures de ce corps énervé par la caresse duveteuse. Ainsi doivent s'exprimer les transports de la passion, ainsi ont-ils toujours apparu dans ses rêves;—car l'éphèbe les ignore réels: nulle ne lui offrit l'amour; jamais il n'osa le mendier, et il lui répugne d'imposer son désir à la vendeuse en besoin.

Il pense. Machinalement il frôle le bandeau qui couvre en partie sa figure et son front; dessous se cache une horrible bouffissure violâtre. Aussi loin que peut remonter sa mémoire, l'artiste revoit sa tête d'enfant bridée par le triste bandeau et sa mère lui défendant de le retirer: «cela ferait pleurer la sainte Vierge.»

Aux murs de l'atelier, entre les costumes orientaux, les panoplies et les dressoirs à céramiques, des plâtres suspendus ou piédestalés. Pour lui, Sémiramis et Minerve semblent faire valoir leurs formes graciles ou majestueuses. Il les considère ayant pour ses désirs une pitié ironique. Ne connaître de la femme que cette artistique immobilité! Il ne saura jamais les étreintes ni les baisers! Mythes, les voluptés ressenties par de plus heureux, par tous!—Bah! Il est fou! C'est démence se complaire en des souhaits irréalisables.

Il s'approche à la croisée.

Dans la rue, le carnaval bruit. Les trompes hurlent une invite aux viriles ivresses. Paul Grimail déchire l'écran et voit. Les fiacres cahotent des cartonnages grimaçants, de voyantes étoffes et des faces plâtrées; de chez le perruquier voisin une fille s'échappe, la chevelure toute piquée de nœuds roses et de fleurs; et, au milieu de la cohue en tumulte, un polichinelle énorme, cramoisi, marche; deux cocottes se frottent à ses flancs afin de partager sa gloire.

Lui, arrache son bandeau, surpris par une idée, encore vague, mais grosse de conséquences heureuses. Il court à un coffre étrange donné par son maître, le célèbre Voméra. C'était le présent d'un samouraï qui fut à Yeddo l'hôte du peintre des jaunes. Paul Grimail fait baver au coffre un flot de tissus chatoyants; et longuement en choisit.

II

Il va par les boulevards illuminés. Une rumeur étonnée accueille sa venue, une rumeur vénérante suit ses pas. Les «chienlits» se figent dans les bouches et la foule s'enfle autour de lui, chuchotante et solennelle. L'éphèbe, d'abord, se figure être ridicule. Il lui paraît que derrière son dos des ironies s'esclaffent. Par les trous visuels du masque, il examine. Et c'est un bonheur, ne plus heurter son regard au bandeau dont l'aspect navrant a jusqu'alors interrompu l'inspection de sa personne: à quoi bon se voir tout entier? cette tare déparerait la plus évidente perfection. Maintenant, au contraire, il prend plaisir à cet examen: sa robe azurée, son surtout couleur de safran avec, partout, de gros oiseaux brodés en relief qui chatoyent aux mouvements de la marche, et, tout près, les bouts balancés d'une flasque moustache sous un nez très pâle. Pour la première fois, il perçoit en son être une harmonie et, aussi, le spectacle de la soie aux cassures flambantes le ravit.

—C'est probablement le prince de Galles.

Des grisettes le dévisagent. On l'admire, sans restriction. Enfin on ne fixe plus sur sa face ces regards commisérants qui lui étaient si lourds à supporter. Il marche heureux, humant l'air très pur. Et subitement, un arrêt: une multitude grouillante et noire piquée par les splendeurs des déguisements; tout en haut la bâtisse de l'Opéra aux baies enjaunies de lumières où des ombres se heurtent; sur le faîte, l'Apollon verdi par un feu de Bengale.

L'artiste s'avance hardiment. Il dévisage les hommes en haussant les épaules aux ingracieux costumes. Il se sent très robuste avec une idée de querelles. Car, dans cette fête, il va être un des mille acteurs contemplés, sûrement un des plus magnifiques: on l'acclame déjà.

Comme tous lui font place, il a bientôt gravi quelques marches du grand escalier. Alors l'enthousiasme crève. Vers lui se penchent des gorges nues se mouvant dans les dentelles et les raides plastrons où miroitent d'uniques pastilles d'or.—Des femmes? Pour l'adorer, il en descend des galeries, il en monte du péristyle, il en sort des portes béantes: de petites qui se haussent pour effleurer du doigt les sourcils de son masque, et, dans leurs yeux, il lit des promesses lascives; de grandes qui se baissent pour palper le crêpe de sa ceinture, et il voudrait enfouir ses lèvres dans les sillons de leurs dos flexibles; de grasses qui s'éventent, et il lui semble que plonger dans leurs molles rondeurs serait à son rut un assouvissement délicieux; de minces dont les seins sautillent dans les cuirasses de satin, et, en un souhait de les y sentir se reposer, il arrondit ses mains frémissantes.

Le torrent des admirateurs le roule dans la salle:

—Mikado! Mikado! Bravo Mikado!

Pour leur hocher un signe remerciant, Paul Grimail cherche qui répète ce mot. Ses yeux se lèvent, et c'est le lustre énorme, le cru du gaz, les loges gorgées de femmes en clairs dominos et de gants blancs applaudisseurs; ses yeux se baissent, et c'est un enchevêtrement de corps assombris: le trille de ces deux teintes adverses accotées.

Et les bravos le déclarent le plus splendide des mâles.

III

—Mikado!

—Savonnette!

Deux cohues rivales proclament les noms de leurs idoles.

Une rage fait pâlir l'artiste: quel autre tente lui ravir sa gloire et discuter son triomphe? Le caprice d'un passant anéantirait-il ce bonheur unique. Il lui faudrait renoncer aux adulations des femmes comme aux envieuses exclamations des hommes? Cela ne se peut. Il aura entière cette nuit de joie, dût-il affirmer sa suprématie par la violence.

Gronde une sédition. Un moment les casques des municipaux étincellent. Des protestations murmurantes montent sous la coupole après qu'un des vocables beuglé par un plus grand ensemble de voix est parvenu à étouffer l'autre. L'artiste, aux premiers rangs de ses partisans, s'affermit la main sur les poignées de jade de ses sabres. Une bousculade houle, quelques cris, des injures mugissent et l'éphèbe, prêt à s'élancer, se retient, émerveillé:

C'est une femme.

Ses formes se moulent à cru dans un collant d'émeraude; en les calices des fleurs étranges qui l'enlacent, des pierreries s'embrasent.

—Il est rien pschutt, tu sais, ton costume. Paies-tu quelque chose au buffet?

Elle prend son bras. Sa voix gracieuse se note d'un exquis enjouement. Elle s'appuie à lui, et, parfois, avec une gentille curiosité, elle soulève de ses doigts minces les lourdes soieries qui habillent l'artiste. Elle en fait le tour, rieuse, montrant les ivoires de sa denture dans l'écarlate des lèvres. Ses grands yeux noirs sont humides; des luxures dorment dans sa crinière d'or; sa poitrine semble, à chaque instant, devoir saillir du corsage, et les pointes rosées découvertes par les sursauts des hilarités réclament les caresses de bouches aimantes. Il émane d'elle un parfum qui fait songer l'éphèbe aux dévêtements ultimes, aux spasmes furieux et alanguissants. Il n'ose presque la regarder tant il sent irrésistible le pouvoir de ses sens en fougue. Et, tout à l'heure, il va la tenir dans ses bras, elle frissonnera sous ses baisers. Il sait maintenant pourquoi son talent sommeille encore: il s'éveillera grandiose à la manifestation de sa virilité. Il sera un fort.

IV

On verse du champagne à pleines flûtes. Libéralement l'aqua-fortiste jette les louis dans les mains tendues des sommeliers en fracs. Quand la fille a fini d'étancher sa soif, elle demande:

—Allons vite chez Baratte, dis, tu veux? Il ne va plus rester de salons.

Sur l'escalier de marbre, la foule leur fait cortège. Lui, presque pâmé de bonheur, s'enivre des flatteries qu'elle susurre à l'adresse du couple merveilleux.

Subitement une bande se précipite, calicots déguisés d'une pièce de percale, gadoues en débardeurs crottés. Comme l'un deux regarde trop près Savonnette, lui le repousse doucement de la main. L'homme se rebiffe, crache des invectives, et, d'un soufflet, démasque Paul Grimail.

Un vide se fait, bruyamment. L'artiste s'affaisse, sans une idée, près la balustrade. Un municipal le pousse hors des degrés. Sur le large palier le calicot clame:

—Oh! mince, alors! Reluque un peu sa gueule.

V

La Seine est noire… Il y grelotte des bigarrures de lumière diffuse.

Lui, va le long des quais.

Dans sa fièvre, il arrache une à une les parties de son costume et les jette par-dessus le parapet.

Bientôt il les ira rejoindre, ces oripeaux qui lui ont valu la seule félicité de sa vie. A quoi bon vouloir encore tenter l'impossible, décrire et imiter l'inconnu? Insanité! Et sans le travail, son existence est sans but, puisqu'il n'en peut jouir.

Jusqu'au loin, s'alignent, en file, des rangées de tonneaux, des tas de pierres, des empilements de planches. Puis un pont: un chapelet de lampadaires, le falot vert d'un fiacre qui semble glisser sur le garde-fou.

Se tuer c'est imposer la douleur sans fin à un être excellent, une mère qui par ses caresses, par ses regards et ses moindres paroles demande à son fils pardon d'avoir produit.—Il ne peut mourir.

Des rues étroites se percent entre les pâtés de bâtisses neuves. Paul Grimail en aperçoit une plus éclairée: la lanterne d'un bouge rayonne avec son numéro énorme, ombrant les vitres.

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