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Le thé chez Miranda

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EN GARE

Encore quatre minutes.

Le brigadier glissa sa montre d'argent entre deux boutons; l'autre gendarme se leva, balancé par le mouvement du train, forcé à se maintenir contre le matelassage du compartiment. Au prévenu, le professeur Lucien Tordrel, cette annonce de la gare proche fut un soulagement. Douai, la cour d'assises, cela voulait dire la fin de la détention préventive, des angoisses. Il résume en lui-même son plaidoyer, il reprend les phrases chefs qui en seront les points de repère. Amplement construites à la manière de Bossuet, elles résonneront puissantes sous le plafond sonore des grandes salles judiciaires. Elles diront d'abord la passion folle pour Alice, l'élève riche, les hardis espoirs du répétiteur pauvre, ses respectueuses timidités. Alors les périodes narratives iront amollies avec des tendresses dans les substantifs, des émotions dans les épithètes à la Zola, genre Faute de l'abbé Mouret. Lucien Tordrel s'imagine déjà les débitant, pâle, droit dans sa redingote sévère, blanchie d'usure. Et il égarera ce geste lent vers l'auditoire, pour les dames.

Quant aux jurés, des parvenus, enfants de leurs œuvres, eux aussi, ils sympathiseront à ses obligatoires humilités de pédagogue misérable. Là, des amertumes, deux ou trois propositions mordantes à la Vallès.—Sur l'enlèvement, peu de chose. En quelques mots très simples, concis, il s'avouera coupable: il appuiera ironiquement sur le terme technique «détournement de mineure» en homme qui estime la justice humaine une stupidité inévitable comme les averses imprévues ou… la chute bête d'une tuile sur un chapeau neuf.—Pour le reste, la fin du plaidoyer, du Proudhon, rien que du Proudhon, du Proudhon de toutes les œuvres. Ce passage débutera par une croquade magistrale de la société actuelle: «une moisissure.» Il flétrira la réprobation hypocrite des amours libres; et alors s'élèveront les grandioses prosopopées de la Prostitution et de l'Adultère. Et tout se conclura par un dilemme, le fameux dilemme, un dilemme triomphal posé avec une fatigue dans la gorge, en approchant le mouchoir des lèvres par un geste automatique, quasi-somnambulesque.

Certes, Tordrel ne laissera pas à l'ami Peyrebrune le soin de sa plaidoirie. Cet avocassier sans talent bafouillerait en d'obscures chicanes. Une condamnation d'ailleurs serait profitable: l'affaire s'ébruitera, la presse reproduira sa défense; il entrera dans le journalisme par la grande porte. Avenir superbe. Et il achèvera les Veules, des poésies. Ce livre le posera, l'enrichira. Alice partagera avec lui la gloire, le bien-être, elle qui a tout sacrifié, famille, réputation pour son amour. Peut-être sera-ce un asservissement pénible: traîner partout cette femme avec soi?—Mais non: elle se montre intelligente et dévouée.—A quand les délices des premiers revoirs et les frémissements infinis de leurs chairs nues?…

Après une succession de sourds tamponnements le train pose. Le brigadier se penche à la portière; puis il prévient Tordrel:

—M. Peyrebrune est là.

Peyrebrune, le grand Peyrebrune, l'homme aux favoris blonds se précipite, serre la main de son ami, criant:

—Excellentes nouvelles, mon cher, une ordonnance de non-lieu.

—Comment?

—Eh! oui. La petite Alice a couché avec Bergelette, avec de Bovardy, tu sais, le lieutenant de chasseurs, le pschutt du pschutt. Dans la perquisition on a trouvé des lettres d'un brûlant, d'un incendiaire! tu n'as pas idée…

Et il narre toutes les démarches faites par lui pour obtenir cette perquisition. Il parle, il parle, fier de son succès.

Lucien Tordrel sourit par contenance.

Aux premiers mots qui anéantissaient l'arrangement de sa vie, son unique passion, il s'est senti hors les choses, très loin de tout, dans un abandon. Les racontars prolixes de l'avocat sur les cascades de sa maîtresse l'abrutissent, lui tuent l'avenir. Parfois il proteste: «Allons donc!» aux débauches trop invraisemblables. Et bientôt il n'écoute plus, les paroles de son ami lui semblent adressées à un autre.

Cependant dans sa poitrine, dans ses membres un énervement s'exaspère, rapide. Pris de rage, il projette:

—Sacrée garce!

Et un spasme le secoue des pieds aux mâchoires, se vient loger là, dans les dents qu'il maintient serrées. Tordrel se navre du discours et du travail perdus, puis cette désespérance, à la suite d'un pareil scandale, il ne pourra plus donner de leçons. La misère alors; ou bien, après le triste voyage par les océans mornes, la classe faite aux négrillons là-bas, entre quatre murs blanchis, loin de l'art, de la célébrité, irrémédiablement.

Mais ces images très vite se dissipent. Il ne pense plus qu'à elle, à son air languissant, à son enfantine moue. D'autres maintenant possèdent cette chair d'amante. Dans les garnis d'officiers, tendant sa bouche aux moustaches aiguës, il la voit, et il souffre de chaque pose qu'elle a dû prendre, de chaque membre qu'elle a découvert, impudique… soûle d'après les dires… Elle se dessine moqueuse devant son regard, sur la bielle terne de la locomotive, dans l'eau qui pisse dru de la chaudière, elle éclate de rire avec le grésillement d'un charbon qui choit, s'éteint.

Une rage envahit Tordrel. Il lui pousse des envies de meurtre. Et toujours la vision acharnée d'Alice se laissant trousser les jupes.

Peyrebrune conte sans fin. Une histoire d'auberge, maintenant, où elle a été surprise.

Lucien pense: Elle retira son corset en dégrafant le busc par le bas; et sur le ventre, la chemise toute plissée apparut avec les seins pointant au-dessus. Une odeur de propre, d'élégance s'est émise et, dans cette chambre qu'il se représente toute imprégnée d'elle, il ne se trouve pas, lui. Elle, bête en rut, se livre aux embrassements d'un monsieur gêné et content de soi.

La poitrine de l'amant s'enfle et s'affaisse avec une douloureuse précipitation. De mauvaises sueurs le baignent, fluent de sa nuque le long du dos. Ses articulations se contractent en un ramassis, en un tassement de nerfs, en une tension de rage pour quelque effort énorme.

—Sacrée garce!

Ça le soulage ces r qui sifflent entre ses mâchoires serrées. C'est un peu l'épuisement de cette inutile contraction qui l'étreint, torturante.

En lui-même un drame si vivant se joue que le monde externe lui semble factice, artificiel, arrangé: la verdure, terne; les arbres, bleus comme dans les antiques paysages; le ciel, une lumière fausse, chimique; le mâchefer de la voie, un peinturlurage noir; les rails, des traits de plume; les tunnels, une bâtisse de carton, un jouet.

Et il s'efforce à tendre ses idées ailleurs, à fuir l'épouvantable fantôme de sa maîtresse pâmée sur un divan sale près un noceur en joie.

—Sacrée garce!

Ensuite il s'attarde à lui deviner des tares, à la trouver laide pour se bâtir un motif d'indifférence. Des taches rousses lui maculaient la gorge, le visage; son front avait des rides; mais ses yeux, mais ses hanches, mais ses lèvres, ses lèvres dans la moustache du soudard!

Peyrebrune conte encore. Sous l'immensité vide du hangar les moineaux batailleurs volètent, pépient. Il résonne un cliquetis de clefs, le roulement d'un chariot à bagages et, continue toujours, l'activité agaçante de la sonnerie électrique.

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