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Le voyage imprévu : $b roman

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VIII

Il était assis à côté d’elle sur la terrasse, comme Antoine à côté d’une Cléopâtre aussi mystérieuse, mais moins perfide, il en était sûr.

A leurs pieds le lac s’étendait, silencieux comme une plaine endormie. On apercevait sur l’autre rive les lumières d’une ville française. Sans nul doute, d’autres passions flamboyaient là-bas, mais certainement aucune de ces espérances de soir d’été, aucun même de ces bonheurs réalisés ne dépassait l’exaltation où ce début d’entretien avait entraîné Georges et Béatrice.

Ils parlaient de toutes sortes de choses, sans grand intérêt pour eux ni pour personne d’ailleurs. Ils parlaient des gens qu’ils connaissaient, des comédies qu’ils avaient vues, des concerts.

L’important, c’était de parler et d’écouter le bruit de leurs paroles.

Quand après une heure, ou deux, ou trois, il la ramena à la porte de sa chambre et qu’il eut pris congé d’elle en lui baisant respectueusement et pas trop longuement le bout des doigts, il se disait que sa vie était à cette femme, eût-elle tué père et mère.

D’ailleurs, il ne la croyait pas coupable de ce double forfait.

Il était convenu que l’on se remettrait en route le lendemain, mais pas avant d’avoir reçu la dépêche de Salzburg.

— J’ai à voir, avait-elle dit à Georges, quand il l’avait reconduite à sa porte, j’ai à voir, probablement à Salzburg, un banquier hollandais avec qui mon mari avait fait plusieurs affaires. Je suis toujours en très bons termes avec sa femme et lui, bien qu’on ne se voie plus aussi souvent, pour des raisons que je pourrais vous dire. Je sais que ce banquier doit passer quelque temps à Salzburg, comme tous les ans en cette saison. J’ai télégraphié à son hôtel habituel pour demander s’il était déjà arrivé. Il va là-bas pour entendre de la musique, car lui et sa femme sont de grands mélomanes. Il faut, pour des raisons graves, que je le voie dès son arrivée. Si, d’après les renseignements de l’hôtel, j’apprends qu’il doit être à Salzburg dans un ou deux jours, il faudra nous presser un peu.

Georges fut très longtemps avant de s’endormir. Pourvu, se disait-il, qu’on ne parte pas de trop bonne heure. Il avait mal dormi la nuit précédente et pensait qu’il n’avait pas beaucoup d’heures pour se reposer cette nuit-là ; jusqu’à cinq heures du matin une demi-douzaine de petits sommeils légers furent coupés de béates insomnies.

A cinq heures, il se rendormit pour la septième ou huitième fois ; il lui sembla qu’il se réveillait tout de suite après… Sa montre marquait onze heures un quart.

Il sauta à bas du lit. Qu’allait-on penser de ce chevalier servant qui, tout au début de son nouvel amour, montre si peu d’empressement à retrouver sa belle ?

Il vit que, sous sa porte, on avait glissé une enveloppe. Elle contenait une dépêche décachetée : la réponse de l’hôtel de Salzburg adressée à Mme Olmey.

« Chambre Markeysen retenue pour 5 août. »

Or, on était le deux. Il n’avait donc pas besoin de se presser pour arriver là-bas.

Georges cependant fit sa toilette très rapidement, car il sentait bien que désormais, à toute heure de nuit et de jour, il devait être à la disposition de Béatrice.

La jeune femme l’attendait dans le hall. Elle était, en effet, assez impatiente.

— Eh bien, lui dit-il, j’ai vu la dépêche que vous m’avez communiquée. Votre ami n’arrive là-bas que le 5 et, d’ici à Salzburg, il n’y a que deux étapes tout au plus. Il me semble que nous pourrons faire le voyage tranquillement.

— Oh ! tranquillement ! fit-elle… Ne parlons pas de tranquillité ; j’ai un besoin urgent de voir cet homme le plus tôt possible. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a huit jours, il est parti d’Amsterdam en auto. Il suit d’ordinaire une route capricieuse, sans itinéraire rigoureux. Il arrivera là-bas en faisant des détours et en passant par je ne sais où. Allez donc le rejoindre en Rhénanie, en Bavière et peut-être en Prusse !

Elle paraissait très agitée et un peu loin de la pensée unique qui emplissait l’âme de Georges… La veille au soir, il semblait qu’elle fût toute à lui. Quelle occupation l’avait reprise ? Souci bien grave, en vérité, puisque les heures de la veille pour elle ne comptaient plus…

Au restaurant, cependant, elle sembla oublier tout ce qui l’obsédait le quart d’heure d’avant. Laurence était descendue. Elles avaient retrouvé les deux dames qui, au dîner d’hier, avaient concentré leur attention.

La robe de foulard blanc et l’ensemble mauve avaient fait place à deux tailleurs, intéressants évidemment l’un et l’autre, puisqu’ils partagèrent en deux camps l’entourage féminin de Georges.

Il fut convenu qu’on se remettrait en route après le déjeuner et que l’on gagnerait Lucerne en passant par le lac de Thoune. Ces dames ne connaissaient pas l’Oberland bernois. Si quelque incident retardait les voyageurs, ils auraient la faculté de passer la nuit à Interlaken.

La voiture de Georges était extrêmement rapide, mais, en Suisse, on ne va pas précisément comme on veut, surtout quand le volant est entre les mains d’un chauffeur qui vit sous la terreur incessante de l’autorité.

A la table des courriers, il avait encore recueilli au sujet de la sévérité des gendarmes suisses des détails vraiment terrifiants. On était simplement revenu au temps de l’Inquisition ou de la tyrannie de la république vénitienne. Une sorte de Conseil des dix, devenu le Conseil des cent ou des mille, postait ses plus féroces séides à tous les carrefours.

Ils arrivèrent en paix jusqu’à Bulle, d’où l’on atteint le col de Jaun. De là, on traverse un pays charmant, semé de ces chalets suisses, si souvent reproduits par les fabricants de jouets et d’images qu’ils semblent avoir été copiés sur des chromos et sur des bibelots de vieilles étagères.

Georges faisait valoir les beautés du pays, mais Béatrice paraissait assez préoccupée. Quant à Laurence, dès que l’auto roulait sur les flancs des montagnes, elle se refusait à regarder les torrents écumants, qui dévalaient à cinq ou six cents mètres au-dessous de leur chemin.

Il lui semblait que le mouvement de sa tête entraînerait la voiture au fond du précipice.

Ils arrivèrent au lac de Thoune, entre Spiess et Interlaken. Ils ne manquèrent pas l’émotion rituelle que l’on éprouve à contempler la grandeur et la gravité de ces rives. Car le lac de Thoune n’est pas un de ces lacs souriants, comme le lac d’Annecy, par exemple. Il ne plaisante pas. Il ne parle pas à tout le monde. Il ne s’adresse qu’aux âmes dûment romantiques.

Les gens du monde, sans fréquenter constamment la haute poésie, y séjournent volontiers pendant une demi-heure.

Ils trouvent une satisfaction d’amour-propre évidente à ces petites visites, car il est bien entendu qu’ils font partie d’une élite.

Ils sont de l’élite poétique comme on est d’un cercle chic, qu’il n’est pas nécessaire de fréquenter tous les jours.

Ces dames ne furent pas insensibles non plus aux magasins d’Interlaken.

Le long des rivages, elles s’étaient contentées d’une extase roulante. Arrivées dans la rue principale d’Interlaken, elles demandèrent à descendre quelques instants pour regarder les étalages. Aussitôt qu’on a quitté le sol natal, toutes les boutiques exercent sur vous une grande fascination. Il en est quelques-unes qui résistent à l’examen.

Un magasin de jolies dentelles indiquait le prix de ses marchandises, mais c’était en francs suisses et ces dames étaient obligées de se livrer à de douloureuses opérations d’arithmétique. Au bout de très peu de temps, Béatrice demanda que l’on se remît en route.

En sortant d’Interlaken, on roule sur une promenade publique que des hôtels bordent d’un côté. C’est de cet endroit que l’on aperçoit la Jungfrau, énorme et magnifique de blancheur, mais ces dames n’accordèrent à cette merveille de la nature qu’une admiration un peu fatiguée.

Georges eut beau faire appel à l’éloquence des chiffres et leur révéler ce qu’un guide venait de lui apprendre. Les 4.500 mètres de cette montagne ne provoquèrent chez Laurence et chez Béatrice qu’une surprise de commande, que l’on eût obtenue aussi bien avec 2.000 ou 50.000. Sans doute n’avaient-elles consacré jusque-là, aux altitudes comparées, qu’une très faible partie de leurs préoccupations.

La voiture longea le lac de Brienz, qui, dans la catégorie des lacs, tient honorablement sa place, sans afficher trop de prétention.

Puis les voyageurs s’élevèrent jusqu’au Brunnig. Adrien, oubliant sa peur des gendarmes, montait les côtes à belle allure, ne ralentissant que lorsqu’il apercevait une maison. On traversait des villages plus ou moins intéressants, mais toujours très pittoresques que, très peu d’instants après, on apercevait de nouveau, au fond d’un vallon.

Au point culminant du Brunnig se trouve un hôtel. L’altruiste Georges feignit d’avoir soif, afin que son chauffeur pût se désaltérer. Ces dames quittèrent la voiture sans enthousiasme, car elles prévoyaient encore un nouveau point de vue à admirer. Leur stock d’épithètes laudatives était épuisé pour quelques jours au moins.

Le revers du Brunnig est un peu plus dur et les voitures que l’on croisait paraissaient assez essoufflées en montant les pentes. A un certain endroit, une corde barre la route. Le canton d’Unterwalden estime que la contemplation de ses paysages ne doit pas être gratuite pour les chauffeurs. Il en évalue modestement le charme à la somme de trois francs suisses.

On atteignit le petit lac et la ville de Saanen. Quelques kilomètres avant Lucerne, la route est de nouveau barrée, mais c’est la sortie du village d’Unterwalden et l’on réclame aux voyageurs le reçu des trois francs qu’ils ont versés à l’entrée.

Une jeune fille blonde, assez jolie, avertit le chauffeur qu’il était frappé d’une amende supplémentaire de vingt francs suisses pour avoir traversé un village à une allure exagérée. Un avis téléphonique les avait signalés. L’Inquisition, pour poursuivre les coupables, ne se contentait pas des barricades ; elle avait recours également à des moyens plus modernes.

Georges « discutait le coup » et prétendit qu’on les avait confondus avec une autre voiture. La jeune fille n’insista pas et les laissa passer. « L’agent, dit-elle, devrait être là pour percevoir l’amende, mais, comme il n’est pas arrivé, tant mieux pour vous. »

Cette affaire obscure devait prendre place parmi les mystères historiques non élucidés.

Lucerne, avec son vieux pont de bois couvert, ses maisons agréablement démodées nous donne la paisible joie de nous retrouver en 1860. Il est rare qu’une famille française ne possède pas un grand-oncle ou un vieux cousin, qui parle de Lucerne avec délice.

Nous nous y plaisons à notre tour par une sorte d’obéissance attendrie à une tradition de famille, et, ma foi ! parce que c’est assez aimable à voir.

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