Le voyage imprévu : $b roman
II
Mme Olmey, qui lui avait écrit cette lettre, était la veuve du banquier Léopold Olmey. A la mort de son mari, elle était restée l’associée de son beau-frère Lucien. Lucien avait la réputation d’un homme intelligent et hardi, mais Mme Olmey estimait qu’il était loin de valoir Léopold. Léopold s’était montré, lui aussi, très entreprenant, mais avec plus de clairvoyance.
La Banque Olmey et Compagnie avait le renom d’une maison puissante, mais très « engagée ». Mme Olmey avait le goût du risque. Toutefois, elle n’aimait pas confier sa fortune à des risqueurs. Elle était un peu comme ces chauffeurs téméraires qui tremblent de peur quand un autre est au volant. Et puis elle en voulait à Lucien parce qu’on le comparait souvent à Léopold et parce que certaines gens, injustement selon elle, déclaraient qu’il était plus fort. Son mari, avec sa maison, lui avait légué sa vanité d’homme d’affaires.
On savait que Lucien et elle ne s’entendaient pas. Plusieurs fois par semaine, elle allait voir son beau-frère dans son cabinet. Elle restait plus d’une heure à discuter. A chaque fois que la porte à tambour s’ouvrait pour laisser passer un employé, il semblait que cette porte fût poussée par les éclats de voix qui emplissaient la pièce.
Georges connaissait très peu Lucien Olmey, qui assistait rarement aux dîners que donnait sa belle-sœur. Georges, lui, avait été invité trois ou quatre fois au cours de la saison.
Un soir, après le départ des autres convives, Mme Olmey l’avait retenu dans un petit salon. Ils avaient causé avec un peu d’abandon et il était resté au moins deux heures avec elle.
Ils constataient dans leurs idées, dans leurs caractères, les points communs que l’on ne manque pas de découvrir dans ces conversations d’approche. Le fait est que l’on s’y dirige instinctivement en laissant de côté, par un accord inconscient, tous les sujets qui ne permettraient pas de reconnaître et de proclamer de délicates affinités entre les deux interlocuteurs.
Mme Olmey était plutôt blonde… Mince, sans doute… Georges ne se souvenait que de ses yeux, sans savoir exactement s’ils étaient bleus, gris ou bruns. Mais il n’avait pas oublié le tendre bien-être qu’il avait éprouvé quand il s’était enveloppé de ce regard.
En somme, il avait été séduit au maximum de ce que peut l’être un habitant de Paris, qui n’est plus un gosse, pas encore un homme âgé et qui ne manque pas de distractions.
Cette lettre vert pâle lui annonçait une aventure, un vagabondage, une fuite dans des hôtels confortables, avec, dans sa poche, le bon chèque-dollar. Le palefroi de courte haleine était remplacé par une voiture rapide et bien suspendue. A ces conditions, on consent très volontiers au romanesque.
On y consent même avec impatience. Dès six heures moins dix, après avoir averti, par un mot, son domestique de son brusque départ, Georges Gassy, baigné et rasé de frais, se trouvait, sa mallette à ses pieds, devant la porte de sa maison. Seul, le choix de son costume de voyage l’avait un peu retardé. Il avait fini par laisser de côté un vêtement de sport à culotte courte et s’était habillé d’un complet de ville. La voiture de Mme Olmey était à conduite intérieure et ne nécessitait point, pour ses passagers, un équipement spécial.
Ces déterminations, nettement prises, lui avaient donné une grande sérénité.
A six heures moins une, la voix enchanteresse d’une trompe d’auto lui annonça la venue de sa belle, et, tout de suite après, une imposante six-cylindres tourna le coin de la rue… La place auprès du chauffeur était libre et il y avait deux dames dans le fond de la voiture. Après que l’auto se fut arrêtée, Georges identifia la compagne de voyage. C’était une amie de Mme Olmey, Laurence Murier, la femme du sculpteur. Georges ne regretta pas trop la présence de ce tiers. Il n’était pas assez intime avec Mme Olmey pour souhaiter un tête-à-tête trop précipité.
— Vous connaissez mon amie Laurence ?
— Si nous nous connaissons ! dit Georges, en s’inclinant.
— Vous voyez, dit Mme Murier, Béatrice nous enlève tous les deux.
— Ne perdons pas de temps et mettez-vous à côté du chauffeur.
— Et ne demandez aucune explication, dit Laurence. Surtout pas à moi, car je serais complètement incapable de vous en donner.
Il sembla à Georges — et peut-être à ce moment fut-il un peu déçu — que le mystère de l’aventure s’éclaircissait un peu. C’était tout simplement un caprice de jolie femme, une balade joyeuse, la possibilité aussi d’un tête-à-tête dont tout homme bien fait pouvait envisager sans crainte, sinon sans un trouble léger, les charmantes conséquences.
Pourtant, Georges eut cette impression que Béatrice paraissait un peu sérieuse, comme si l’équipée avait été de toute autre importance…
Elle n’avait rien dit à son chauffeur, qui s’en allait vers la porte d’Italie et s’engagea ensuite sur la route souvent pavée qui mène à Juvisy. C’est une des sorties de Paris les plus fréquemment employées. Ce chemin mène soit à Sens et à Dijon, soit à Nemours, Montargis, Nevers, Vichy. C’est le chemin de la Suisse, du Midi ou du Centre. Il ne fait aucune promesse d’imprévu.
Georges, d’ailleurs, ne pensait à rien, tout à la joie d’une promenade matinale. On quittait Juvisy et on roulait maintenant sur un billard. De grands écriteaux avertissaient les chauffeurs que la route était glissante en cas de pluie, mais le beau temps qu’il faisait lui laissait, ce jour-là, tous ses avantages.
On atteignit Ris-Orangis, puis Essonnes. Deux ou trois lieues plus loin, on pénètre dans la forêt. A un carrefour, on laisse Fontainebleau sur la gauche. Le chauffeur prit la direction de Sens. On ne s’en allait donc pas sur Montargis et sur Vichy.
Deux ou trois lieues après la bifurcation, on traverse, sous sa porte d’entrée, et tout de suite après sa porte de sortie, la petite ville de Moret-sur-Loing. C’est à ce moment que deux ou trois petits grondements suspects se firent entendre dans la voiture. Georges regarda le chauffeur, dont le visage s’était un peu assombri.
— Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ?
— Je n’en sais rien, fit l’homme en hochant la tête. Si ça continue, on va être obligé de regarder.
Or, le bruit ne cessa point. Le chauffeur fit de la tête un geste de dépit, puis un autre de dénégation : il obliqua la voiture tout à fait sur la droite et stoppa.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Béatrice, qui sembla à Georges plus alarmée que de raison.
— Je vais voir, madame ; dit le chauffeur.
Son visage était impénétrable. Il souleva le capot, puis remit le moteur en marche.
Il avait l’aspect tragique d’un augure qui, avant un combat hasardeux, interroge les entrailles des bêtes.
— Bon ! fit Béatrice.
Ce ne fut qu’après un instant, car elle avait peur de sa réponse, qu’elle osa lui demander :
— Qu’est-ce que vous croyez ?
— Je crois que nous avons une bielle de fondue.
Elle ne savait pas au juste en quoi ça consistait, mais le ton du chauffeur lui faisait penser que c’était grave. Elle s’était levée un peu de sa place et retomba assise. Elle haletait.
— On ne peut… on ne peut pas continuer ?
Il fit non de la tête très lentement, sans regarder sa maîtresse.
— On sera forcé de ramener la voiture à Paris ; pourra-t-elle même rentrer toute seule ?
Béatrice semblait désespérée. C’est alors que Georges intervint.
— Il n’y a qu’un parti à prendre, dit-il. Nous allons bien trouver par ici un poste téléphonique. Je téléphonerai à mon garage. Mon chauffeur prendra ma voiture et nous continuerons avec elle.
— Vous avez une forte voiture ?
— Oui, depuis quinze jours. Avant j’avais la quatorze six cylindres que vous connaissez. J’ai pris maintenant la nouvelle vingt-quatre. C’est la première de ce modèle qui soit sortie ; on lui a fait faire ces temps-ci plus de trois mille kilomètres et elle est tout à fait au point. Je ne veux pas vous offenser ; nous irons encore plus vite qu’avec la vôtre.
— Mais quel retard pour qu’elle vienne jusqu’ici !
— Deux heures tout au plus. Si le chauffeur n’est pas là, le garage le préviendra, il habite à côté.
— Tout cela est-il possible ? Et puis que ferons-nous pour nos bagages ?
— J’ai exactement ce qu’il vous faut comme mallettes. Je crois même qu’elles sont un peu plus spacieuses que les vôtres. Nous ferons le déballage sur la route, voilà tout. Nous avons la veine qu’il fasse beau. En nous y mettant tous, qu’est-ce que ça va nous prendre ? Un quart d’heure. Je ne suis pas très épatant pour ranger les vêtements dans les malles, mais je pourrai toujours vous les passer.
— Oui, dit Laurence, mais je songe à une chose. Nous allons à l’étranger. Est-ce que vous avez des papiers pour votre voiture ?
— Soyez tranquille, dit Georges, j’ai été en Suisse il y a quinze jours. J’ai mon triptyque et mon carnet international. Je téléphonerai à mon chauffeur qu’il n’oublie pas son passeport personnel.
Béatrice se calmait, soulagée ; elle se prit même à sourire.
— Ce n’est pas mal, dit-elle ; c’est moi qui vous invite…
— Et c’est moi, dit Georges, qui aurai le plaisir de vous donner l’hospitalité.
Une petite voiture-transport, qui venait en sens inverse, s’était arrêtée curieusement en face d’eux.
— Vous n’avez besoin de rien ? dit un jeune chauffeur, de seize ans à peine.
— Eh bien, dit le chauffeur de Mme Olmey, il nous faudra une remorque. Vous pourriez peut-être nous en faire venir une de Moret, si vous vous en allez par là-bas ?
— Le meilleur, dit Georges, ce serait que j’aille téléphoner à Moret. Ce petit jeune homme a peut-être une place dans sa voiture ?
— Je peux emmener cinq personnes, dit avec une fierté légitime le conducteur de seize ans.
— Eh bien, nous allons tous aller avec vous, dit Béatrice à Georges. Comme ça nous saurons à quoi nous en tenir et si vous avez pu joindre votre chauffeur.
— C’est parfait, dit Georges. Et quand nous aurons trouvé une remorque, nous reviendrons tous ici pour rejoindre votre chauffeur à vous. La voiture de remorque nous emmènera.
C’est une impression assez désagréable de retourner sur ses pas au cours d’un voyage en auto. On a l’impression de faire du mauvais ouvrage, à la façon de la reine Pénélope.
Tout le monde n’aurait pas été trop mal installé dans l’auto de livraison si le jeune conducteur, pour montrer qu’il était capable d’aller vite, n’avait mené sa voiture à un train de record.