Le voyage imprévu : $b roman
IV
— Croyez-vous, avait demandé Béatrice, que nous pourrons coucher à Genève ce soir ?
— Genève, c’est encore loin, mais avec ma voiture, je suis tranquille.
— Je voudrais bien, implora-t-elle.
— Nous allons prendre nos dispositions pour cela. Tout de même, il faut que nous nous arrêtions pour déjeuner.
— Oh ! je n’ai pas faim, dit Béatrice. Et vous, Laurence, avez-vous faim ?
— Non, dit docilement Laurence.
— Nous avons pris quelque chose ce matin.
— Oui, mais d’ici à Avallon, par exemple, où nous arriverons pour l’heure du déjeuner, il est possible que vous ayez faim, dit Georges qui, lui, n’avait pas déjeuné avant de partir.
Ils traversèrent Pont-sur-Yonne, où la route fait de tels détours que les autos semblent vouloir dépister quelque détective à leurs trousses. Ils traversèrent Villeneuve, enclose comme l’est Moret-sur-Loing, entre deux vieilles portes, puis Sens, qui a l’aspect d’une petite grande ville. De Sens à Joigny et de Joigny à Auxerre, la route continue à être fort belle. D’Auxerre à Avallon, ils trouvèrent un certain nombre de trous et aussi par instant une machine à empierrer la route. La voiture de Georges, bien suspendue, roulait sur les sols rugueux comme sur un tapis de verdure.
Dix minutes avant l’étape fixée, ces dames n’avaient toujours pas faim, mais la vue d’un hôtel de bonne apparence eut pour effet de leur redonner quelque intérêt pour la nourriture.
Ils prirent place dans le restaurant. A la table d’à côté, toute une famille de personnes rousses, accompagnées d’un prêtre, dégustaient des quenelles de brochet, sur lesquelles ces dames jetèrent un regard qui n’avait rien d’indifférent.
En attendant le gros du déjeuner, on s’occupa avec une avant-garde de hors-d’œuvre. Et déjà Béatrice, impatiente, parlait de se mettre en route. Il faut dire qu’elle avait mangé en museau de bœuf, anchois de Norvège, filets de hareng, salade de pommes de terre et petites olives noires, la valeur nutritive de deux déjeuners complets.
Georges, qui n’avait pas une âme de rebelle, eût probablement cédé au désir de Mme Olmey. Mais une autre volonté non exprimée le retenait à l’hôtel : Adrien, son chauffeur, n’avait certainement pas terminé son repas. Or, il n’était pas content quand on l’obligeait à écourter son séjour à table. Non qu’il fût un gros mangeur, mais il trouvait toujours à la table des courriers un auditoire attentif d’autres chauffeurs, et ce n’était pas un homme à lâcher facilement une occasion de pérorer. Ses commensaux de hasard venaient prendre place à sa table à des heures irrégulières, selon les hasards de la route ; il lui était moralement impossible de quitter la place avant que le dernier écouteur fût parti.
Quand ils arrivèrent au dessert, Béatrice donna de tels signes d’impatience que Georges sentit monter en lui un courage indomptable, qui lui permettrait de tenir tête à son chauffeur.
Il pensa néanmoins qu’il devait agir par la douceur, et, avec mille précautions, alla demander à Adrien de reprendre la route.
Adrien se montra plein de mansuétude. Il se dit sans doute qu’en voyageant à côté du patron, il pourrait continuer son exposé sur des questions diverses qui lui tenaient à cœur et qui se rapportaient à l’ordre général de l’auto : la consommation des différentes marques, leur aptitude à monter les côtes, les renseignements qu’il avait recueillis auprès des autres chauffeurs du garage sur la bonne ou mauvaise viabilité de certaines routes.
Il avait l’esprit soupçonneux et prêtait arbitrairement les plus sombres projets à ses semblables et particulièrement aux employés des garages.
Il prétendait conduire avec une grande prudence et qu’il n’avait jamais été de ces gens qui font la « course » sur la route. Il déclarait trois ou quatre fois par jour qu’il ne fallait jamais pousser une voiture et que le plaisir de l’auto consistait à aller tout doucement, en bon pépère pas pressé.
Mais il lui suffisait d’apercevoir devant lui une auto bien conditionnée pour être pris d’un désir immodéré de passer devant. Les autos ordinaires, c’était du petit gibier qu’il avalait sans se presser et pour ainsi dire sans appétit. Mais la vue d’une voiture à large caisse l’animait d’une combativité de rapace. S’il trouvait quelque résistance, si l’intervalle qui le séparait de sa proie ne diminuait pas assez vite, alors il en mettait « tant que ça pouvait ».
Georges, en fataliste, le laissait aller. Il se disait que si ces dames avaient peur, elles prendraient l’initiative de dire : un peu moins vite. Mais aucune protestation n’arrivait du fond de la voiture.
Un moment cependant, comme le compteur atteignait 140, Georges leur demanda s’il ne fallait pas ralentir…
— Non, non, dit l’intrépide Béatrice, c’est très bien comme ça. Pensez-vous que nous puissions être à Genève avant la nuit ?
— Oh ! largement, fit Georges.
— Alors, allons plus loin, allons jusqu’à Lausanne.
— Soixante-dix kilomètres en plus, c’est très faisable ; mais si vous m’aviez dit plus tôt que vous vouliez atteindre Lausanne, je vous aurais fait prendre un autre chemin : Dijon, Pontarlier, Vallorbe. Maintenant nous nous sommes engagés beaucoup plus au sud, nous voilà tout près de Chalon, nous allons filer par Tournus, nous passerons par Bourg et Nantua. De là, à la frontière suisse, il n’y a qu’un pas.
Ils n’échangèrent pas d’autres paroles avant d’atteindre cette frontière. Entre les deux femmes aussi, c’était le silence complet. Dans la glace du rétroviseur, Georges apercevait le fin visage de Mme Olmey et des sourcils un peu froncés… Ce n’était pas tout à fait la figure d’une dame qui s’en va en partie de plaisir.
Bah ! elle avait quelque ennui, quelque souci que le voyage ferait évanouir. Le jeune homme ne s’arrêta pas à des commentaires.
D’ailleurs, en auto, son goût modéré pour la réflexion ne s’accentuait pas, bien au contraire. Son attention était tout absorbée par les accidents de la route, par une carriole qui s’arrêtait brusquement au bord d’un chemin latéral, par une bande de bœufs qui nous oblige à ralentir et pour qui l’auto frémissante n’existe pas… Plus loin, un cycliste, qui roule sur la gauche, prend dangereusement sa droite dès qu’il entend notre klaxon, puis c’est un écriteau qui n’indique aucun passage à niveau, aucune sinuosité, pas le moindre croisement, mais simplement vous apprend que telle station thermale fameuse est à deux cent douze kilomètres, ce qui ne nous intéresse pas toujours.
… Et voici un autre écriteau qui vous réclame un ralentissement si exagéré que l’on n’y fait pas attention. Aussi le « merci » qui vous apparaît tout à coup à la sortie du village prend un air bien ironique, puisque le chauffeur n’a tenu aucun compte de la prière ou de l’injonction qui lui était adressée.
Sur les raccourcis, lorsqu’on quitte la grande route pour un chemin vicinal, Georges avait d’autres plaisirs : c’était de se débrouiller tout seul, la carte en main, en mettant un point d’honneur à ne jamais demander son chemin à personne. Il tâchait également de ne pas poser de questions aux habitants, quand il traversait des villes inconnues.
Sur ce point, il était bien dans les idées d’Adrien qui, comme tous les gens prolixes, avait horreur de ceux qui font des discours.
Il est incontestable qu’en France et dans bien d’autres pays, les rues des villes et des faubourgs sont sillonnées de professeurs amateurs de topographie, à qui il est dangereux de donner la parole. La main posée sur le capot, ils semblent s’installer devant vous pour la vie. Décemment, il vous est difficile de reprendre votre route en les bousculant, ce qui serait une façon un peu singulière de leur payer leur complaisance, fût-elle un peu excessive.
Il faisait encore grand jour quand ils arrivèrent à la douane française.
— C’est la frontière ? demanda Béatrice.
Georges la vit se pencher à la portière. Il lui sembla qu’elle explorait du regard les abords de la douane. Mais cette impression ne devait lui revenir qu’assez longtemps après. Pour le moment, il était tout occupé par les formalités nécessaires. Il n’avait pas rempli la feuille de son triptyque où l’on doit inscrire le numéro du moteur, celui du châssis, la force de la voiture, sa valeur, son poids, enfin son signalement complet.
Les douaniers de France n’en imposent pas aux citoyens de leur pays. Parfois ils soulèvent en eux la petite rébellion qu’un Français de race éprouve d’ordinaire devant les agents de l’autorité. Mais cette révolte demeure tout intérieure.
Tout change quand on aborde la Suisse. Même en pays de langue française, le fonctionnaire trouve devant lui des êtres parfaitement soumis. Il semble que ce soit un agent mystérieux dont on ne devine pas la puissance. Devant lui, l’homme le plus en règle se sent l’état d’âme d’un suspect, voire d’un criminel.
Même si on le reçoit avec aménité, il ne semble pas absolument sûr de ne pas être en faute.
Quand les voyageurs eurent dépassé les deux douanes, ils respirèrent plus librement, comme des prisonniers élargis que la tyrannie des gouvernants ne saurait désormais atteindre qu’au prix de formalités assez compliquées.
Seul, Adrien gardait une certaine circonspection. Il n’avait pas perdu le souvenir d’un voyage en Suisse, d’écriteaux menaçants et d’amendes perçues instantanément par des représentants de l’autorité. Il regardait avec inquiétude toutes les maisons de la route qui lui semblaient pleines de sbires embusqués. Il dévisageait avec méfiance le passant le plus inoffensif. Cet inconnu n’allait-il pas le faire stopper pour lui réclamer une amende de quinze francs suisses (soixante-quinze francs français) ?
Ils traversèrent Genève sans s’y arrêter et prirent la route du Tour-du-Lac. Ils entrèrent dans Rolle, où la gendarmerie, blanche et verte, a un air si souriant, bien qu’elle abrite les gendarmes les plus terrifiants de la côte. La circonspection d’Adrien persista au passage de Morges, dont les abords se hérissent d’écriteaux. Enfin, ils arrivèrent à Ouchy, au pied du versant où s’étagent les maisons de Lausanne. Au bord du lac, ils entrèrent dans le hall d’un hôtel réputé, où Georges, deux ans auparavant, avait passé quelques jours. Deux voyageurs lisaient des dépêches d’agence épinglées sur un tableau. Pendant que Georges s’approchait de la réception pour retenir des chambres, les deux dames se reposaient dans des fauteuils d’osier.
Un des deux messieurs qui lisaient les dépêches se détacha du groupe. Il avait aperçu Mme Olmey et faisait de grands gestes de bras…
Elle ne le laissa pas venir jusqu’à elle. Elle alla à sa rencontre et il sembla à Georges qu’elle l’attirait un peu loin pour éviter de lui parler devant Mme Murier. Mais ce fut encore une de ces impressions qu’il enregistra simplement, sans lui accorder une attention spéciale.
Le monsieur était un de ces personnages distingués que l’on a certainement rencontrés dans le monde, mais que l’on ne peut étiqueter d’aucun nom. C’était un homme assez âgé et rien dans son attitude n’indiquait que ce pût être un flirt de Mme Olmey.
Pourquoi avait-elle tenu à lui parler en tête à tête ?
Mais ce ne fut que plus tard que Georges songea à se poser cette question.
Elle quitta enfin le monsieur pour revenir à ses compagnons. Un employé de la réception se tenait prêt à faire visiter aux nouveaux arrivants les chambres que Georges venait de retenir. Comme ils traversaient le hall pour arriver à l’ascenseur, Georges fit un pas pour s’approcher du tableau des dépêches. Mais Béatrice qui, depuis son entretien avec l’autre monsieur, semblait assez préoccupée, reprit tout à coup un enjouement inopiné et qui sonnait un peu faux. Elle avait saisi le bras de Georges et le ramenait dans la direction du « lift ».
— Vous nous appartenez, je vous ai déjà dit. Vous n’avez pas à penser au reste du monde. Il n’existe pas pour vous.
En effet, elle lui avait déjà dit cela à Moret-sur-Loing, quand elle l’avait empêché de lire les journaux…
Il la suivit docilement.
Toutefois, il se promit bien qu’un peu plus tard il reviendrait dans ces parages et jetterait un coup d’œil sur ces télégrammes interdits.
Béatrice et Laurence avaient deux chambres attenantes. C’est Mme Olmey qui en avait exprimé le désir. Georges logeait à l’étage plus haut.
Elles étaient entrées dans une des chambres avec l’employé de la réception. Georges était resté dans le couloir.
— Venez un peu voir comment nous sommes installées, au lieu de faire l’homme discret ; ce serait tout de même plus gentil de montrer quelque sollicitude pour vos compagnes de voyage.
Georges entra dans la chambre, après avoir dit à l’employé de ne pas l’attendre, qu’il avait le numéro de son appartement et le trouverait bien tout seul. Il recommanda de lui faire monter sa mallette vert-olive.
Béatrice s’était laissée tomber sur un fauteuil, elle paraissait un peu accablée.
— Je ne crois pas que je descendrai dîner avec vous.
— Eh bien, dit Georges, on pourrait monter à dîner ici.
Pour la première fois, le personnage un peu passif du trio fit acte de présence. Laurence déclara que c’était toujours amusant de dîner au restaurant.
— J’aime bien voir les têtes des gens. Est-ce que ce n’est pas pour ça que l’on voyage ?
— Alors, dit Béatrice, vous allez descendre tous les deux.
Mais Laurence était décidément émancipée.
— Non, fit-elle, non, vous nous emmenez tous les deux avec vous, sans crier gare et presque sans nous demander notre avis… Comme c’est gentil de nous lâcher ! Si vous ne voulez pas descendre, je ne descendrai pas non plus.
— Allons, fit Béatrice résignée, j’irai donc avec vous.
— Très bien, dit Laurence, et je vous garantis qu’une fois en bas vous vous amuserez beaucoup. Je vous connais. C’est la réaction de l’auto. Vous savez que nous ayons fait une étape énorme ? Aussitôt que vous serez à table, vous aurez faim ; vous mangerez et toute votre fatigue passera.
— Je veux bien, dit Béatrice.
— Alors, mesdames, à tout à l’heure dans le hall ; j’ai vu qu’on s’habille dans cet hôtel, je vais mettre mon smoking…
… Bizarre ! Bizarre ! répétait pour lui-même à mi-voix le compagnon de ces dames en cherchant l’escalier qui menait à l’étage au-dessus.
Il n’aimait pas se fatiguer l’esprit sur des mystères dont l’explication lui paraissait trop cachée. Il laissait à d’autres plus tenaces les enquêtes difficiles. Il préféra penser à autre chose, d’autant qu’il avait à sa disposition un sujet assez attrayant de songerie.