Le voyage imprévu : $b roman
IX
Depuis la conversation qui, la veille au soir, avait tendrement rapproché à Ouchy, sur les bords du lac, Georges et Béatrice, le jeune homme ne s’était pas trouvé seul avec Laurence Murier. Il n’aurait d’ailleurs pas cherché ce tête-à-tête, car l’intimité nouvelle qui s’était établie entre lui et Mme Olmey semblait desserrer un peu les liens qui les unissaient tous les deux à leur compagne de voyage.
Pourquoi Béatrice avait-elle emmené avec elle cette vague amie ? N’avait-elle pas assez d’indépendance d’idées pour partir seule avec Georges ?
Mais avait-elle vraiment une indépendance d’idées assez forte pour ne pas être retenue par la crainte des commentaires ?
Il n’aimait pas se poser des questions, quand il n’avait pas de réponse sous la main.
Dès qu’un mystère trop mystérieux l’obsédait, il le rejetait de côté, et semblait lui dire : Tu reviendras quand tu seras moins obscur et que tu auras quelques précisions à m’apporter.
Aucun des trois voyageurs n’était jamais venu à Lucerne. La voiture avait passé devant la gare et avait erré à petite allure dans les alentours. Ils avaient aperçu un hôtel qui leur parut confortable, et qui l’était d’ailleurs, tenu par de sérieux hôteliers suisses.
L’employé de la réception était en train de faire voir des chambres à d’autres voyageurs. Béatrice, sur le comptoir du portier, rédigea une dépêche. Laurence s’approcha de Georges…
— De plus en plus étrange…
— Oui, dit le jeune homme avec réserve.
— Vous avez remarqué qu’elle n’a pas dit un mot pendant toute la route, depuis notre départ d’Ouchy ?
— C’est vrai, dit Georges, peu désireux de poursuivre une enquête de concert avec Laurence… Mais elle était peut-être fatiguée, dit-il. Nous avons fait hier une longue étape.
— Oh ! dans votre voiture, on est comme au coin de son feu. Je suis plutôt moins résistante et je ne ressentais aucune lassitude… Non, non, chez elle, c’est de l’énervement et je commence à croire que c’est pour une raison assez grave.
Georges ne tenait pas à prolonger cette conversation avec Mme Murier. Mais la curiosité de Laurence attisait à nouveau la sienne.
Ils avaient décidé de passer à Lucerne la nuit et la matinée du lendemain. Béatrice voulait savoir, avant de se mettre en chemin, si Markeysen ne se trouvait pas par hasard à Munich où quelque gala musical l’aurait arrêté sur la route de Salzburg.
Mais, à Munich, à quel hôtel descendait-il ? Elle avait demandé les noms des trois hôtels les plus en vue et elle ferait téléphoner le lendemain par le portier dans ces trois palaces pour demander M. Markeysen.
Le souci qui l’occupait devenait de plus en plus obsédant car, au restaurant de l’hôtel où ils s’installèrent pour dîner, elle suivait à peine Mme Murier dans ses remarques et commentaires sur les différents convives. Seule, une robe en faille vert Nil, pastichée du dix-huitième, l’intéressa pendant quelques instants.
Après dîner, une proposition de promenade autour du lac fut déclinée d’une voix plaintive et un léger « chiqué » de fatigue physique.
Cet air dolent, cette tendre lassitude donnèrent à Georges à ce moment un grand désir de la prendre dans ses bras. Il aurait voulu brusquer l’aventure. Il se sentait moins maître de lui et moins capable de patience.
Laurence et Béatrice habitaient des chambres contiguës. Elles montèrent se coucher. Georges s’assit dans le hall d’hôtel où des voyageurs silencieux écoutaient un quatuor sans que rien, sur leurs visages, trahît la joie intérieure qu’ils devaient fatalement ressentir. Mais le jeune homme ne « tint » que dix minutes. Le temps, cédant sans doute aux objurgations de maints poètes, avait suspendu son vol. Les heures ne fuyaient plus. D’ailleurs les heures s’arrêtent de marcher, sitôt qu’on les regarde. Si on veut qu’elles reprennent leur course, il faut ne pas s’occuper d’elles.
Désespéré, Georges monta se coucher. Sa chambre était au premier, comme celles de ses compagnes. Il vit devant une porte les deux souliers de Laurence, ni trop grands ni trop petits, d’une élégance suffisante.
Les chaussures de Béatrice exigeaient probablement des soins particuliers, l’emploi d’une crème spéciale que la femme de chambre de l’hôtel, guidée et surveillée, étalerait devant Mme Olmey sur la peau artistement préparée de quelque saurien exotique. C’était probablement pour cette raison que ces chaussures sacrées ne figuraient pas sur la voie publique du corridor. Georges n’osa pas frapper à la porte de Béatrice, qui dormait peut-être. D’autre part, la porte de communication entre les deux chambres de ces dames était probablement ouverte.
Ces difficultés supposées exaspéraient son besoin de revoir Mme Olmey. Mais il fallut bien rentrer se coucher. La vision de Béatrice en déshabillé de nuit hanterait sans doute son sommeil. Une fois couché, il s’endormit et rêva de tout autre chose.
Le lendemain matin, Béatrice passa presque toute la matinée dans le hall de l’hôtel à attendre ses communications téléphoniques. Laurence était allée faire un tour en ville. Elle avait rencontré des amis à elle qui s’en allaient de Lucerne, après avoir passé la nuit sur le bord du lac, dans un autre hôtel dont ils vantaient la table et le confort.
Laurence proposa à Georges d’aller déjeuner à l’hôtel en question, pour voir d’autres figures.
Béatrice accepta cette proposition. Elle avait obtenu ses trois communications de Munich. Aucun voyageur du nom de Markeysen n’avait signalé sa présence ou son passage dans les trois hôtels évoqués.
Or, dans la salle à manger du palace où ils déjeunèrent, Béatrice ne parut pas du tout à son aise. Elle avait demandé à changer de place pour ne pas rencontrer le regard d’un monsieur qu’elle connaissait et à qui elle ne voulait pas dire bonjour. Désireuse sans doute de l’éviter à la sortie de table, elle se leva avant la fin du repas.
— Je prends la voiture et je vous la renverrai. J’ai demandé à notre hôtel un autre numéro de téléphone. On m’a dit qu’il fallait attendre trois heures pour la réponse, mais il se peut très bien qu’elle vienne avant, et je voudrais pouvoir leur parler moi-même.
C’était vrai ou ce n’était pas vrai… Georges et Laurence, résolument dociles, s’inclinèrent sans chercher à comprendre. Ils avaient seulement cette impression assez nette que c’était la présence de ce monsieur qui la mettait en fuite.
— Le connaissez-vous ? demanda Laurence à Georges, quand Béatrice fut partie.
— Je crois bien que oui. J’ai dû le voir chez elle à un thé ou à un dîner. On a même dû nous présenter, mais je serais bien embarrassé de trouver son nom.
Ils passèrent dans le hall pour prendre le café. Georges se leva pour aller jeter un coup d’œil sur le tableau des dépêches. Comme il était en train de les lire…
— Bonjour, lui dit le monsieur en question.
— Bonjour… dit Georges qui ne se rappelait toujours pas le nom de ce personnage et le remplaçait par un vague ronronnement.
Le monsieur était équipé pour partir en torpédo : il était vêtu d’un imperméable et sa casquette se complétait martialement d’un protège-nuque.
— C’était bien avec Mme Olmey que vous étiez tout à l’heure. Je ne me trompe pas ?
— C’était bien Mme Olmey…
— Comment se fait-il qu’elle ne porte pas le deuil de son beau-frère ?
— Son beau-frère ?
— Mais oui. Je ne vous apprends pas qu’il a été assassiné il y a deux jours.