Le voyage imprévu : $b roman
XIII
Georges s’étonnait que Mme Murier ne fût pas encore au courant de la mort singulière de Lucien Olmey.
Elle devenait pour lui une étrangère un peu encombrante.
Le lendemain matin, comme ils étaient allés tous les trois faire un tour dans Innsbruck, en attendant la voiture qu’Adrien équipait de deux pneus neufs, ils s’arrêtèrent devant une librairie où l’on vendait des journaux français. Laurence pénétra dans le magasin.
Sans doute allait-elle trouver sur une des feuilles un article relatif au meurtre du banquier ?
Georges regarda Béatrice, qui ne paraissait pas s’inquiéter de ce danger. Elle sourit simplement au jeune homme et profita de l’absence momentanée de Laurence pour serrer de toutes ses forces la main de Georges.
Ils s’étaient revus devant l’étrangère dans le hall de l’hôtel et c’était maintenant le premier vrai bonjour, le premier bonjour un peu tendre qu’ils pouvaient échanger. L’insouciance de Béatrice ne le rassura pas complètement. Elle venait sans doute d’un manque de prévoyance assez fréquent chez les dames, qui ne savent pas toujours quand elles ont raison de s’alarmer.
Enfin, Mme Murier sortit du magasin et Georges vit avec satisfaction qu’elle n’avait acheté que des périodiques d’art. La réalité quotidienne ne la préoccupait que fort peu. Elle s’intéressait surtout à l’annonce des expositions et suivait un peu moutonnièrement les manifestations artistiques.
On ne lui connaissait pas d’aventure. On n’avait jamais non plus entendu dire que le sculpteur Murier eût une vie sentimentale indépendante. C’était en somme un couple de figurants assez ornemental et qui ne jouait pas de rôle dans la chronique. Laurence était intelligente et distinguée, mais on ne le constatait pas. Le ménage était invité dans beaucoup de maisons. Le sculpteur, que l’on appelait quelquefois « maître », était placé à la droite de la maîtresse de maison dans les dîners où il n’y avait pas de personnalités exceptionnelles. Il venait en tête du lot, immédiatement après les phénomènes.
En somme, M. et Mme Murier étaient assez recherchés ; ils faisaient mieux que de compléter un ensemble. Ils étaient nettement au-dessus de la catégorie des invités haut le pied à qui l’on peut téléphoner à six heures du soir pour remplacer des manquants.
Georges ne se plaignait pas de la présence de cette compagne de voyage. Mais il serait arrivé assez rapidement à se consoler de son absence, surtout depuis l’événement de la veille au soir. Évidemment, il était gênant qu’elle ne fût pas du tout dans les confidences de Béatrice, alors que Georges y était à moitié. Si Laurence n’eût pas été là, Béatrice aurait pu parler au jeune homme du sujet dont il était hanté. Mais, au fait, qu’elle ne pût l’entretenir de cela, c’était peut-être mieux.
Il ne tenait pas à entendre point par point le récit de certaine soirée tragique. Il aurait eu plutôt des tendances à fuir de complètes et trop nettes révélations. Mais il eût volontiers interrogé Béatrice sur des questions à côté.
Pourquoi était-elle si pressée de rejoindre Markeysen ?
Dans quelles circonstances le banquier avait-il épousé la femme divorcée de Lucien Olmey ?
Y avait-il entre Béatrice et ce monsieur des liens sentimentaux ?
Il n’aimait pas cette hypothèse.
Non pas que, dans le cœur de ce garçon assez fait à la vie, il existât beaucoup de la jalousie de l’homme des cavernes.
Mais il préférait esthétiquement, pour la beauté de sa nouvelle aventure, que cette jeune veuve n’eût pas été trop profanée.
Il était revenu à l’hôtel. Adrien n’avait pas encore terminé son montage de pneus. Hors des yeux de son patron, son activité était sensiblement moins débordante. Georges s’apprêtait à se rendre au garage pour stimuler son chauffeur, mais il pensa qu’il n’y avait rien, en somme, de très pressé, puisqu’une très courte étape les séparait de Salzburg.
A ce moment le gérant, que Georges avait un peu secoué la veille, s’approcha du jeune homme dans une attitude qui n’avait certainement rien de hautain.
Ce gérant connaissait le cœur humain. Pour rentrer en grâce auprès de son hôte, il lui fit de grands compliments de sa 24 chevaux, qu’il avait examinée la veille pendant le déchargement des bagages.
Et voici ce qu’il se mit à dire, inopinément :
— Nous avons eu tout à l’heure une très forte voiture, une marque américaine, qui appartient à un banquier dont vous connaissez sans doute le nom, M. Markeysen, d’Amsterdam.
Georges sursauta.
— Il est ici ?
— Non, il n’a fait que passer. Il est parti sur Salzburg. Je vous dirai que je le connais parce qu’il est venu deux ou trois fois à l’hôtel. Il s’est arrêté pour téléphoner à un hôtel de Salzburg où il avait retenu des chambres. Il leur a dit de disposer de son appartement, car il ne ferait que passer là-bas pour prendre son courrier.
— Envoyez-moi d’urgence un de vos chasseurs au garage. Et dites à mon chauffeur que nous partons immédiatement.
Il avait jeté ces deux derniers mots tout en se dirigeant du côté de Béatrice.
— Quelle malchance ! lui dit-il. Le monsieur que vous cherchez est passé il y a quelques instants à Innsbruck et à cet hôtel même. Il est en route pour Salzburg. Mais ses projets sont changés. Il n’y restera pas.
Béatrice s’était levée.
— Nous partons tout de suite.
— J’ai envoyé chercher Adrien. Sa voiture est montée en pneus neufs. Votre ami a une forte huit cylindres américaine. Ils doivent avoir une demi-heure d’avance. Je crois qu’il y aura du sport.
Tout arrive, y compris Adrien… Sans doute n’a-t-il pas trouvé au garage de chauffeur français sur qui déverser son éloquence.
On s’embarque en toute hâte. Direction de Salzburg, rapidement…
— A gauche, fit Georges, qui s’est renseigné, puis à droite en traversant la rivière, à droite encore et l’on file devant soi.
— Ils sont loin de nous ? demanda Béatrice.
— Il est difficile de le savoir exactement, dit Georges tout en dirigeant Adrien à la sortie d’Innsbruck. A l’hôtel le portier m’a dit qu’il était parti il y a un quart d’heure. Une demi-heure, m’a dit le gérant. Évidemment ils n’ont pas chronométré leur mise en route. Ils ne soupçonnaient pas l’intérêt sportif que représentait l’heure de leur départ.
La route, en sortant d’Innsbruck, est assez bonne, mais fort sinueuse et ne constitue pas la piste rêvée pour un match de vitesse. En outre, les chemins, là encore, étaient empoisonnés par la pose du câble international. La plupart du temps on ne pouvait rouler que sur une moitié de la chaussée. Les hommes travaillaient sur l’autre côté. La plupart, nus jusqu’à la ceinture, montraient des torses de bronze.
A maints endroits, comme il n’y avait la place que pour une voiture de front, des vieillards, impropres à un service plus actif, agitaient un petit drapeau rouge pour ouvrir ou pour barrer la route. Georges s’impatientait. Mais il se disait que la voiture de M. Markeysen, suivant le même chemin, avait connu aussi les mêmes raisons de retard.
Ce jour-là au moins, ils n’eurent pas la surprise de voir une route soudainement barrée, pour permettre la perception d’un droit de passage.
C’est ce qui leur était arrivé la veille au moment où ils pénétraient dans le Tyrol. A cet endroit on paye la valeur d’une cinquantaine de francs français que l’on eût abandonnés assez vite si cette formalité ne s’était accompagnée d’une paperasserie interminable, et d’une vérification méticuleuse de numéros de voiture, de châssis et de moteur.
Quand ils en eurent fini avec les poseurs de câble, ils furent tarabustés par un side-car, que les sinuosités incessantes de la route ne leur permettaient pas de dépasser. Enfin, ils aperçurent un beau palier droit de quelques kilomètres. Mais, maintenant, le side-car qu’ils avaient rejoint, leur pare-brise baissé afin d’éviter la poussière, maintenant ce side-car présomptueux s’obstinait à rester au milieu de la chaussée, sans s’écarter sur la gauche ainsi que le prescrivaient la civilité puérile et honnête et les règlements autrichiens. A la fin il se décida et ce fut la vingt-quatre chevaux qui lui fit à son tour, et pendant un trop court instant, l’hommage de sa poussière.
Ils arrivèrent dans un charmant village tyrolien qui s’appelle Saint-Johann, mais Béatrice, malgré l’attrait d’une auberge avenante, ne voulut pas s’arrêter pour déjeuner. Il était d’ailleurs d’assez bonne heure et, d’après l’évaluation de la distance, il ne paraissait pas trop ambitieux de viser un déjeuner à Salzburg.
Cependant, il s’agissait de traverser un coin de Bavière, puis de rentrer en Autriche peu après. On aurait donc affaire à quatre douanes. Les formalités furent remplies assez rondement, malgré la nécessité d’établir une feuille de passage en Allemagne. A l’hôtel d’Innsbruck, Georges s’était muni de quelques Rentenmark, qui lui permirent d’acquitter rapidement les droits exigés.
La douane allemande, à l’entrée en Bavière, se trouve sur une route de montagne. A partir de cet endroit, le sol devient merveilleux. La voiture avait des ailes. Stimulé par Georges, Adrien la lançait à une allure de record. On redescendit sur la station balnéaire de Reichenhall, où l’on fut bien forcé de ralentir.
Mais Georges augura qu’ils avaient rattrapé une bonne partie du handicap qui les séparait de M. Markeysen.
Après avoir retrouvé des douaniers allemands, puis des douaniers autrichiens, ils continuèrent à pleine vitesse sur la route assez droite qui menait à Salzburg et, soudain, ils eurent la joie d’apercevoir devant eux, environ à un kilomètre, une auto imposante, qui devait être la voiture en question. Mais leur triomphe fut contrarié par une intervention vraiment stupide du destin. Le Destin est un grand maître, c’est entendu, mais vraiment il se livre à des facéties qui ne sont pas dignes de lui.
Devant eux, sur la droite, à deux cents mètres environ, filait de toutes ses forces un petit tacot assez ancien. Le conducteur de cette voiture avait sans doute oublié qu’il était rentré en Autriche et qu’il fallait rouler sur la gauche. A sa rencontre arrivait un camion qui venait de Salzburg… Le chauffeur du tacot marqua un instant d’hésitation avant d’aller sur sa gauche. Le gros accident fut évité, mais non pas l’accrochage, si bien que la route se trouva obstruée devant la vingt-quatre chevaux. Georges arrivait à point pour servir de médiateur entre le tacot, qui ne parlait qu’italien, et le camion, dont l’allemand était la langue maternelle.
Comme les passagers de la voiture médiatrice ne connaissaient que le français, les choses furent assez longues à s’arranger. Elles s’arrangèrent cependant. Sept ou huit bonnes ou plutôt mauvaises minutes s’étaient écoulées quand Georges put prendre sa route. Pour comble de malheur, troublé par ces événements, il n’avait pu étudier à l’avance le plan de Salzburg. La recherche de l’hôtel fut interminable, en dépit et peut-être à cause des renseignements qui leur furent prodigués en allemand par des indigènes d’une complaisance intarissable. On avait beau leur dire : « Comprends pas » ou : « Ich verstehe nicht », on ne faisait que stimuler leur éloquence et leur zèle didactique.
Enfin, le langage universel de l’index et des gestes de bras les fit parvenir à l’hôtel indiqué. Hélas ! M. Markeysen et son équipage étaient déjà sur la route de Munich !
Il était difficile de repartir immédiatement. A la rigueur, Georges, Béatrice et Laurence, emportés par la fièvre de la poursuite, se seraient passés de déjeuner, mais il fallait absolument qu’Adrien mangeât un morceau, car il avait fait une étape fatigante. Raison majeure encore : on manquait d’essence et le prévoyant chauffeur n’avait pas pris assez d’huile. On fit venir un homme du garage pour procéder à ces opérations de ravitaillement devant la façade même de l’hôtel. Pendant ce temps Georges fit préparer des sandwiches et des bouteilles de bière pour boire et manger dans la voiture… Cependant Béatrice interrogeait le gérant et apprenait de lui des choses affolantes. M. Markeysen était passé en vitesse en demandant au portier qu’on lui expédiât tout le courrier qui viendrait, non à Munich, mais à Strasbourg, car d’après quelques mots qu’il avait prononcés il semblait qu’il brûlerait Munich comme il avait fait de Salzburg et se dirigerait en toute hâte vers Paris.
— Il faut partir, supplia la jeune femme, il faut partir tout de suite !
Georges sortit sur le perron pour voir si la voiture était prête. On achevait d’y mettre de l’huile sous la surveillance d’Adrien qui, avec une sérénité magnifique, mangeait du pain et du hareng mariné.
Béatrice, impatiemment, allait prendre place dans l’auto, quand un employé de la réception s’approcha d’elle.
— C’est bien madame… Olmey ?
— Oui ! Qu’y a-t-il ?
— C’est un monsieur qui voudrait parler à madame dans le bureau de la direction… A madame seule, a dit ce monsieur, ajouta l’employé, en voyant que Georges s’apprêtait à suivre Béatrice.
— Monsieur viendra avec moi, déclara nettement la jeune femme. C’est mon compagnon de voyage. Et vous aussi, Laurence, venez !
L’employé s’inclina. Il y avait dans le ton de la jeune femme de l’autorité, et aussi comme une sorte d’allégresse. Elle semblait soulagée de laisser tomber toute contrainte. Ils arrivèrent dans le bureau de la direction et se trouvèrent en présence d’un petit monsieur grisonnant aux joues rasées et rebondies. Avec un fort accent allemand, il déclina en français un titre important et compliqué où s’entendait surtout le mot : police !
— Je voudrais parler seul à madame.
Il chercha laborieusement un mot et finit par dire, non sans timidité :
— Confident.
Mais Béatrice, cette fois encore, résista.
— Je crois savoir de quoi il est question. Mes amis resteront ici. Car leur présence ne peut gêner que moi.
Le monsieur grassouillet se balançait, embarrassé par la délicatesse de sa mission ou par les difficultés de la langue française.
— Vous avez reçu l’ordre de m’arrêter, au sujet de l’assassinat de Lucien Olmey ?
— Non arrêter, simplement… tenir en vue.
Que dut à ce moment penser Laurence ? Elle devait être plutôt déconcertée, choquée sans doute, par un de ces événements qui vraiment ne pouvaient se passer dans son monde, un fait à la fois grave et saugrenu.
— Eh bien, gardez-moi à vue, dit Béatrice. Mais mon ami peut continuer sa route ?
— Mes ordres, dit le fonctionnaire, ne sont concernant que de vous.
Il s’exprimait dans une langue assez hésitante, mais on comprenait tout de même assez clairement ce qu’il voulait dire.
— Je vous en prie, dit Béatrice à Georges, à tout prix rejoignez Markeysen et ramenez-le ici. Laurence, restez avec moi et je vous demande de ne rien vous expliquer avant l’arrivée de mon ami d’Amsterdam.
Ce disant, elle tendit la main à Laurence, qui la lui serra avec une confiance, il faut le dire, un peu réservée.
Dans son monde, bien entendu, on n’assassinait pas, il n’était pas question de cela. Mais il n’était pas bien porté non plus de se faire arrêter…
Georges était déjà parti, quand le fonctionnaire se retira à son tour… Un agent en uniforme se promenait dans le couloir. En regardant par la fenêtre qui donnait du rez-de-chaussée sur le jardin, Béatrice et Laurence virent deux autres individus vêtus d’une façon simple et correcte et qui, assis sur un banc, contemplaient la nature…