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Le voyage imprévu : $b roman

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VII

Dans un repas de palace, après les hors-d’œuvre et une fois la première fringale passée, la grande occupation des dîneurs consiste à se regarder mutuellement, sans avoir l’air de se voir. C’est une attitude plus polie que celle des chiens de faïence, qui ont l’air de se voir sans se regarder.

Aux tables diverses, les dames communiquent aux messieurs leurs observations sur leur prochain ou leur prochaine, mais ne tournent pas la tête. Leur visage semblerait aussi impassible que celui des statues si leurs lèvres ne remuaient pas un peu.

Quelques instants après, on voit le monsieur ramasser sa serviette et jeter un coup d’œil dans une direction où probablement on lui avait recommandé de ne pas regarder tout de suite. Une conversation de ce genre s’engagea entre les deux visages hiératiques de Béatrice et de Laurence qui, en très peu de temps, avaient éliminé presque tout l’effectif des dîneurs pour concentrer leur attention sur une table de quatre personnes, où se trouvaient une robe de foulard blanc et un ensemble de crêpe mauve. Le reste du monde avait disparu, y compris Georges, qui le sentit bien, mais ne s’en offensa point.

Il fut même un peu rasséréné, car il se disait que le souci de Béatrice n’était peut-être pas si grave, puisqu’il ne l’empêchait pas de se livrer cœur et âme à une conversation de chiffons.

Mais, en y réfléchissant, il pensa que ce n’était pas une preuve convaincante…

Le départ de la robe blanche et de l’ensemble mauve sembla, pour ces dames, priver le monde d’un de ses plus fameux attraits. Elles déclarèrent immédiatement qu’elles n’avaient plus faim et l’on se dirigea vers le hall où, peut-être, on trouverait quelques autres voyageuses en train de prendre leur café.

Mais elles n’aperçurent que deux vieux Américains, ruminants hors d’âge, tout entiers à un rêve intérieur, probablement insignifiant.

Laurence déclara qu’elle allait se coucher. Avait-elle vraiment envie de dormir ? Peut-être obéissait-elle à un penchant bien naturel de proxénétisme mondain et voulait-elle laisser en tête à tête ses deux compagnons de voyage ?

Georges la vit partir sans plaisir, car sa passion naissante pour Béatrice Olmey n’était pas encore assez solide pour l’aveu.

Que lui dire, à Mme Olmey ? Le seul aliment possible d’un entretien eût été une série de questions que, précisément, il ne pouvait poser.

Ce fut Béatrice, heureusement, qui prit la parole.

— Vous êtes intrigué ?

— Oui, mais vous voyez, je ne demande rien.

— Vous avez raison, dit-elle. Vous me donnez là une grande preuve d’amitié.

En bon camarade, elle lui prit la main.

Mais, entre une forte main d’homme et une petite main frêle, la camaraderie prend assez vite un caractère de sentiment sans rudesse, et sans âpre austérité.

Ces deux mains étaient restées jointes et la plus vigoureuse n’était pas la moins frémissante. Nous avons dit que Georges était un garçon averti. Mais il n’avait plus vingt ans, c’est-à-dire qu’il avait depuis longtemps passé l’âge où l’on se croit blasé.

La vie lui avait apporté des joies et des déceptions, mais son cœur d’amoureux, loin d’être calmé par l’expérience, ne faisait que rajeunir.

Évidemment l’habitude avait donné un peu d’adresse à son ingénuité.

Il murmura :

— Vous avez eu raison d’avoir confiance.

Il sentit que sa voix bien dressée prenait tout naturellement un ton grave. Il n’avait pas absolument voulu cela, mais il ne l’empêchait pas, avec l’obscure idée que cela pouvait servir.

— Je vous suis profondément dévoué, dit-il.

Et, poussé par ses propres déclarations, il ajouta :

— Votre bonheur m’est plus cher que le mien.

Il dit encore, avec une sincérité désormais tout à fait convaincue :

— Je suis sûr que je ne pourrai jamais être heureux, si je ne vous sens complètement heureuse !

Oh ! comme la petite main frêle serra gentiment la forte main !

— On est mal, dans ce hall, dit Georges. Il fait très beau au bord du lac. Si vous le permettez, je vais vous chercher un manteau.

— Pendant ce temps, dit Béatrice, j’enverrai une dépêche à Salzburg. J’ai peur que le téléphone marche mal et ça m’ennuierait si l’on n’entendait pas bien.

Elle sembla soulagée de dire ce qu’elle allait faire, bien que la confidence fût d’assez peu d’importance, en vérité.

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