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Le voyage imprévu : $b roman

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XIV

Quand on quitte Salzburg pour aller dans la direction de Munich, on arrive presque tout de suite à la frontière bavaroise. Mais la vingt-quatre chevaux frémissante dut encore faire un détour parce que la grande route était barrée.

Enfin, ils sortirent d’Autriche sans de trop longues formalités.

Mais, à la douane allemande, Adrien ne retrouvait plus la carte de circulation et Georges, pour la première fois de sa vie, dut lui adresser des reproches irrités, au mépris du respect qu’un patron doit à son chauffeur.

Il s’apprêtait à payer une seconde taxe, ce qui n’était pas grave, mais il se résignait mal à la nouvelle perte de temps qu’allait entraîner l’établissement d’un autre laisser-passer… Enfin, le papier égaré se retrouva par miracle dans une liasse de revues artistiques, récentes emplettes de Mme Murier.

Vingt bonnes minutes à reprendre sur un trajet de plus de cent kilomètres…

Certainement la huit cylindres de M. Markeysen devait rouler tant que « ça pouvait », car selon le rapport du portier de Salzburg, ce monsieur avait paru très pressé en quittant l’hôtel.

Le matin, en venant d’Innsbruck, la vingt-quatre chevaux avait virtuellement rattrapé sa rivale, mais, à ce moment, la voiture poursuivie, qui ne savait pas que l’on était à ses trousses, n’avait peut-être pas donné toute sa vitesse. A cette heure non plus, le banquier hollandais ne savait pas qu’on lui donnait la chasse, mais il était probable que dans son courrier, pris au passage à Salzburg, il avait trouvé quelque nouvelle qui aiguillonnait sa marche.

La route que suivait Georges était fort jolie, on traversait des villages pittoresques, mais le jeune homme ne pouvait que regarder avec hostilité ces agglomérations qui retardaient la poursuite.

C’est ainsi qu’avec une vitesse de bolide, il traversa la charmante petite ville de Wasserburg, sans accorder un regard à ses façades peintes et au cours pittoresque de la rivière l’Inn. Il se réjouit simplement de trouver au sortir de la ville une montée sérieuse, parce qu’il connaissait sa voiture comme une belle grimpeuse et que, sur les côtes, elle referait certainement du terrain sur son retard… Un peu plus loin on se trouva en terrain plat et à une distance qu’il évalua à plus d’un kilomètre, il aperçut un véhicule qui tenait une bonne largeur de la route. Était-ce un faux espoir et n’avait-il devant lui qu’un camion ?

Non, non, c’était bien une voiture de tourisme, car, au bout de cinq cents mètres, la distance qui les séparait n’avait pas diminué d’une façon appréciable.

La route continuait à être belle et roulante. Georges la regardait avec une certaine inquiétude, ainsi qu’on interroge un ciel sans nuage, avec la crainte de le voir s’obscurcir.

Adrien, qui boudait toujours un peu à cause de l’incident de la carte égarée, n’en avait que plus de tendance rageuse à pousser sa voiture.

Ce qui était énervant, c’était de ne pas se rendre compte à chaque instant du retard que l’on regagnait. C’était, pensait Georges, parce qu’il ne cessait de fixer les yeux sur l’autre voiture. Il s’astreignit à les fermer pendant trente secondes. Il les rouvrit impatiemment après avoir compté jusqu’à vingt et il remarqua enfin que la voiture poursuivie avait augmenté de dimensions. Il abaissa à nouveau les paupières et au bout d’une demi-minute, en les soulevant, il constata que la forme de l’autre voiture s’était précisée. Ah ! sûr, c’était l’auto américaine du monsieur en question.

Quelques instants après, le chemin tourna et l’on perdit de vue le probable M. Markeysen… Une fois arrivé au virage, Georges eut la joie d’apercevoir beaucoup plus près l’auto poursuivie. Maintenant, sauf événement, on « l’avait ».

Mais l’accident était toujours possible et l’angoisse du poursuivant s’intensifiait…

Enfin, on put faire retentir le klaxon pour demander la route. Mais personne, dans la voiture poursuivie, ne parut se préoccuper de faire droit à cette impérieuse requête.

Ces gens, c’était bien évident, n’avaient pas l’habitude de se voir dépasser. Ils regardaient cette prétention comme tout à fait illusoire. La vingt-quatre chevaux était presque sur leurs ailes, qu’ils n’avaient pas encore dégagé la gauche et, quand ils biaisèrent légèrement, c’était sans doute avec la certitude qu’on ne leur passerait pas devant…

Les voitures étaient de front, la vingt-quatre gagnant un peu sur sa rivale ; cette marche parallèle était dangereuse car elle pouvait se prolonger encore pendant deux ou trois cents mètres et la route n’était pas d’une extrême largeur.

Georges, en se penchant, put voir un homme blond, de torse élevé, au volant de l’autre voiture. Ce monsieur avait à côté de lui un chauffeur tout de blanc vêtu…

Georges avait sorti hors de la portière sa tête nue, car aucun couvre-chef n’aurait continué à couvrir son chef à une allure aussi prodigieuse.

Avec de grands gestes, il faisait signe à l’autre de s’arrêter, mais le monsieur visiblement ne comprenait pas… La vingt-quatre avait pris maintenant un ou deux mètres devant la voiture rivale. Georges hurla dans le vent :

— Markeysen ! Markeysen ! Markeysen ! pour arriver à tout prix à se faire entendre. En même temps, il faisait signe à son chauffeur à lui de ralentir, afin de bien montrer que ce signe de ralentissement s’adressait aux deux voitures.

Ils arrivèrent enfin à se comprendre après un bon kilomètre de mésintelligence parfaite.

Cependant il ne fallait pas trop faire jouer les freins. La diminution progressive de vitesse leur prit encore un temps appréciable. A la fin des fins, ils stoppèrent l’un et l’autre et Georges put articuler :

— Je suis un ami de Mme Olmey, elle vous attend de toute urgence à Salzburg.

— Ah ! ah ! fit le monsieur. Moi qui regagnais Paris en toute hâte, dit-il dans un français correct et avec très peu d’accent. Je courais la poste pour la retrouver ou, plutôt, pour tâcher de savoir où elle était… car j’avais appris qu’elle était partie précipitamment de chez elle.

— Le plus simple, dit Georges, serait que je monte avec vous à votre côté, pendant que votre chauffeur s’installera à côté du mien sur ma voiture.

Un petit clin d’œil avertit M. Markeysen que cette combinaison avait encore un autre avantage facile à deviner. Il était parfaitement inutile de mêler les chauffeurs au reste de la conversation.

M. Markeysen était descendu de voiture. C’était une sorte de géant aux traits réguliers… Cinquante ans, tout au plus. Georges acheva de se présenter. M. Markeysen ne le connaissait pas, mais le nom de famille de Georges n’avait pas pour le banquier hollandais un son nouveau, ce nom étant assez connu dans le monde industriel. Il fit signe au jeune homme de le suivre sur un des bas-côtés de la route, pendant que les chauffeurs s’en allaient un peu plus loin, afin de trouver une amorce de chemin latéral, qui leur permettrait de tourner leurs voitures.

— Qu’arrive-t-il à cette pauvre Béatrice ?

— Eh bien, dit Georges après un peu d’hésitation, comme pour atténuer la brusquerie de ce qu’il avait à dire, il arrive qu’elle est gardée à vue à Salzburg.

— Bon ! fit tranquillement Markeysen. On la soupçonne d’avoir trempé dans l’assassinat de son beau-frère… Il faut reconnaître que cette pauvre femme a fait tout ce qu’il fallait pour ça… Comment ? Elle disparaît le soir même du crime… Tout le monde sait dans leur entourage qu’elle était en grave mésintelligence avec son beau-frère… Tout le monde sait qu’elle l’accusait de compromettre ses intérêts… Elle l’a répété un peu partout et un peu trop souvent… Je n’ai pas manqué de lui en faire la remarque, chaque fois que j’en ai eu l’occasion. Elle n’avait qu’à se disputer en tête-à-tête avec Lucien Olmey, mais sans mettre les gens dans la confidence de leurs désaccords.

Les voitures étaient revenues devant eux.

— Nous allons filer là-bas, sans retard. Qu’est-ce qu’elle a à me demander, qu’est-ce qu’elle a à nous raconter, je me le demande !… Suivez-nous à quelques centaines de mètres, dit Markeysen au chauffeur de Georges.

Puis, son chauffeur à lui ayant pris place auprès d’Adrien, il monta dans sa voiture avec sa nouvelle relation.

— Vous comprenez, dit-il, aussitôt qu’ils furent installés sur le siège et qu’ils eurent repris leur marche… vous comprenez, nous avons, ma femme et moi, pour cette petite, une affection de parents… Ma femme a été sa belle-sœur. Elles se sont toujours aimées et n’ont cessé de s’aimer comme deux sœurs.

— Mais je croyais que Mme Markeysen vous accompagnait dans votre voyage…

— Nous avons quitté Amsterdam ensemble et c’est en route seulement que nous avons appris cette terrible histoire… Vous savez que Lucien Olmey était le premier mari de ma femme… Elle a été un peu remuée par sa mort, c’est facile à comprendre, et je ne peux vraiment pas être jaloux d’un sentiment, je trouve, assez explicable. Au contraire, je l’aurais accusée de dureté d’âme si elle ne l’avait pas éprouvé… C’est entendu, nous étions fâchés avec ce garçon. Il ne m’avait jamais pardonné d’avoir épousé sa femme, alors que ce n’est pas moi, mais lui-même qui, par des bêtises de tout ordre, l’avait obligée à divorcer… C’était un exalté… pas bête… On peut même dire de lui qu’il ne manquait pas de flair pour découvrir les bonnes entreprises, mais il n’avait aucune des qualités de persévérance, de ténacité, qui sont nécessaires pour mener des affaires à bien. Je ne sais pas dans quel état il a laissé sa maison. Je connais, je puis le dire, toutes les affaires que sa banque soutenait, je sais quelles valeurs constituent la fortune de Béatrice. C’est du bon papier, j’ai tout lieu de croire, mais il faut voir encore comment ça a été géré par les divers directeurs de ces maisons.

Georges écoutait. Somme toute, il n’avait rien à dire.

— Il y a longtemps, continua M. Markeysen, que vous connaissez Béatrice ?

— Oui, dit Georges, un peu gêné, pas mal de temps… Mais c’est la première fois que nous voyageons ensemble… Nous sommes partis avec une de ses amies, se hâta-t-il d’ajouter, madame Murier.

— Connais pas, fit Markeysen.

— La femme du sculpteur.

— Ah ! oui, oui, je vois. Un type à barbe grise, bouclée, qui se regarde dans les glaces. Oh ! il n’a rien de positivement désagréable.

Markeysen faisait en somme bonne impression. C’était un homme net, tout d’une pièce, qui ne perdait pas son temps à chercher des circonlocutions… Ils restèrent quelque temps sans rien dire. L’auto filait à bonne allure.

— Qu’est-ce qu’elle va nous sortir ! fit Markeysen au bout de quelques instants.

C’était précisément ce que Georges était en train de se demander.

— Pourquoi a-t-elle filé de Paris si rapidement ? dit Markeysen. Ce n’est pas une folle, elle ne m’a jamais fait cet effet-là, je trouve même que c’est une personne assez judicieuse. Vous savez que, comme femme d’affaires, elle a de sérieuses qualités… Pourquoi est-elle partie comme ça ?… Enfin, ça ne sert absolument à rien de se poser des questions, auxquelles ni vous ni moi ne pouvons répondre.

Et il se mit à parler auto. Au fond, il avait été assez impressionné par ce match de vitesse et il interrogea longuement le jeune homme sur les particularités de sa vingt-quatre chevaux.

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