Le voyage imprévu : $b roman
LE VOYAGE IMPRÉVU
CHAPITRE PREMIER
Cette journée de fin juillet avait été toute pareille aux autres. Aucun signe, aucun pressentiment n’avait annoncé une aventure.
Georges était rentré du cercle deux heures après minuit ; la partie de bridge s’était prolongée un peu plus qu’à l’ordinaire : un des joueurs perdait beaucoup, il avait demandé un tour supplémentaire. Les gagnants s’étaient fait prier, avaient allégué une grande fatigue. Mais le perdant avait insisté en se fâchant un peu, en rappelant des prolongations que lui-même avait accordées en d’autres circonstances.
— D’ailleurs, je vous reconduirai tous, j’ai ma voiture à la porte du cercle.
Ils n’eurent pas l’air d’être touchés de cet argument. Mais au fond, bien qu’ils fussent tous assez riches, ils n’étaient pas insensibles à l’économie d’un taxi, surtout au tarif de nuit.
La voiture monta d’abord jusqu’à l’avenue du Bois pour mettre Frédéric à sa porte. Puis elle revint à la place Malesherbes où Georges Gassy habitait un rez-de-chaussée.
Ses camarades ne le laissèrent pas partir avant qu’il se fût engagé solennellement à les retrouver le soir pour la partie quotidienne.
Cet engagement avait son importance, car on arrivait au début d’août et la plupart des bridgeurs du cercle, esclaves de traditions imbéciles, s’étaient dispersés dans des villes d’eaux, des campagnes ou sur des plages.
Le devoir de ne pas casser la partie n’en était que plus impérieux pour ceux qui restaient à Paris.
Georges était « sur son départ », mais il n’était pas à trois ou quatre jours près. Il irait retrouver des parents en Maine-et-Loire… ou des amis en Bretagne. Il n’était pas fixé.
Il n’avait pas de famille à Paris. Il avait perdu sa mère cinq ans auparavant et son père depuis deux ans. Il conservait de gros intérêts dans la maison Gassy frères, fabricants de chaudières, et il n’avait pas à s’en occuper. L’affaire avait été mise en société et travaillait toute seule, c’est-à-dire sans les patrons, avec un bon directeur et un personnel sérieux d’ouvriers.
Georges avait trente-quatre ans. Il ne faisait rien, mais il ne s’en rendait pas compte. Après avoir passé sa licence en droit, il était entré pendant deux ans comme clerc amateur dans une étude de notaire que son père voulait lui acheter, mais il eût fallu épouser la fille du notaire qui, heureusement, aimait quelqu’un d’autre. Il n’eut donc ni la jeune fille ni l’étude et se fût trouvé très en peine de dire laquelle il regrettait le moins.
Ayant donc pris congé de ses amis, il traversa son antichambre après avoir jeté un coup d’œil sur un plateau de cuivre où, d’ordinaire, son valet de chambre lui déposait son courrier. Par bonheur, le plateau était vide, mais, en arrivant dans sa chambre à coucher, bien en évidence sur sa table de chevet, il vit une longue enveloppe vert pâle qui n’avait heureusement pas l’aspect d’une lettre d’affaires. Il reconnut la petite écriture renversée. La lettre non signée ne contenait que ces quelques lignes :
« Confidentiel : Je viendrai vous prendre dans ma voiture demain matin exactement à six heures… »
Demain matin, c’est maintenant ce matin, se dit Georges.
« … Je pense que vous avez un passeport. Si vous n’en avez pas, je vous emmènerai quand même. On s’arrangera. Vous m’avez dit, l’autre soir, que vous me suivriez au bout du monde. Nous verrons si vous avez dit vrai. »
… Évidemment, pensait Georges en lisant la lettre, je lui ai dit cela…
Et même, en le lui disant, il avait été sincère. Dans le cas où il se déciderait à aimer de nouveau une femme, il n’hésiterait pas à choisir celle-là. Elle l’attirait. Il lui semblait qu’il y avait en elle de quoi compenser d’avance tous les ennuis qui escortent les passions.
Il se disait aussi qu’aucune affaire sentimentale ne pouvait se présenter dans des conditions meilleures. Ils étaient bien assortis. Elle n’avait certainement pas trente ans. Au point de vue matériel, ils étaient tous les deux mieux qu’à leur aise.
Il revit l’instant où il lui avait offert son cœur… Il revit l’image de la jeune femme l’écoutant en profil perdu. Elle avait une beauté bien personnelle, une grâce « signée ».
Évidemment, une fois sa déclaration faite, Georges avait été occupé par d’autres soucis… Cette lettre soudaine le prenait un peu au dépourvu. Il avait quatre heures environ, non pour se décider, car il savait bien qu’il s’y déciderait, mais pour arriver à se réjouir pleinement de ce bonheur un peu inopiné. Et encore, sur ces quatre heures, il fallait compter trois heures de sommeil…
« Dormons toujours », se dit-il.
Il plaça à côté de son lit une petite montre-réveil, après s’être assuré qu’il y avait dans l’armoire une mallette que Germain, son domestique, lui tenait toujours toute prête pour un week end à Deauville ou ailleurs. Ce serait peut-être un bagage un peu sommaire pour le voyage qu’il allait entreprendre et qui se ferait certainement hors des frontières : on avait parlé de passeport… Peut-être pas plus loin que la Belgique ?… En tout cas, il y a des magasins à l’étranger où il pourrait toujours, tant bien que mal, acheter ce qui lui manquait.
— Je vais dormir et, demain matin, en m’habillant, je penserai à toute cette histoire.
Il aurait ainsi une bonne heure, non de réflexion, mais d’accommodation. Il n’en faut pas davantage pour s’arranger avec les événements.
Un délai supplémentaire de quarante-huit heures ou de quinze jours ne vous fait pas réfléchir davantage.
Georges savait par expérience que la réflexion n’est jamais qu’un ajournement de la décision à prendre. Sur les quelques heures que César passa auprès du Rubicon, il ne consacra sans doute que peu de minutes à une délibération méthodique. Le reste du temps, il piétina.
Pour le moment, Georges n’était obsédé que de la crainte de ne pas s’endormir tout de suite. Elle lui donnait une tension d’esprit si forte qu’elle le mena bien vite à la détente et à l’anéantissement.
Quand le réveille-matin lui fit couler dans l’oreille sa froide petite sonnerie, Georges se trouvait bien loin de la réalité, sur une route de guerre où défilaient des camions, en discussion très vive avec un oncle décédé vingt ans auparavant et qui ne voulait pas convenir qu’il était mort.
Georges ouvrit résolument les yeux. Le jour fit table rase de la guerre, des camions, des affûts, des troupes en marche et de l’oncle défunt.
— Au fait, se dit Georges, je m’en vais tout à l’heure. Il faut prendre mon bain, il faut m’habiller.
Perspectives navrantes. Il s’accorda un sursis de deux minutes, en s’appliquant à garder les yeux grands ouverts.
— Pourquoi ne pas se lever ? Une fois ! deux fois ! Allons-y !
Son domestique ne descendrait qu’à huit heures. La sonnette du sixième ?… Il appuya sur le bouton sans nul espoir de réussite. Cette sonnette ne sonnait pas ou sonnait dans le désert. Il savait bien qu’il fallait préparer lui-même son bain.
C’est très ennuyeux de réfléchir et ce n’est pas amusant de se laver. Mais chacune de ces opérations facilite l’autre, en la rendant plus inconsciente.