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Le voyage imprévu : $b roman

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XI

Voici de nouveau Georges à l’hôtel. Ces dames sont toutes prêtes dans le hall.

— Eh bien, nous avons failli attendre, dit Mme Murier.

Il répondit… n’importe quoi.

— Je me suis arrêté chez un antiquaire. J’avais cru voir des choses intéressantes à la devanture, mais il ne m’a rien montré de bien curieux.

Ce n’était pas la peine de se mettre en frais d’invention pour Béatrice, qui n’écoute pas. Elle n’a qu’une idée pour le moment, c’est de passer par Zurich, mais est-ce bien la route de Salzburg ?

Georges jette un coup d’œil sur le plan. Passer par Zurich, c’est une perte de temps, pas considérable, une quarantaine de kilomètres en plus. Il faut aller contourner le lac, au lieu de le couper et de gagner Rapperswill.

— Quarante kilomètres en plus, ce n’est pas grand’chose, dit Béatrice. Et puis, à Zurich, j’ai peut-être des chances de trouver la personne en question : je sais qu’elle y vient très souvent pour ses affaires. Si je téléphonais aux principaux hôtels de là-bas ?

Voilà une dame qui n’a pas peur de téléphoner. Pendant que Georges règle la note, elle se dirige vers la cabine.

— Quel est donc ce Markeysen qu’elle est si pressée de voir ?…

Cette question, posée à Laurence, ne peut rien compromettre. Et puis il n’est pas mauvais de donner à Mme Murier l’impression qu’on ne la laisse pas tomber. Elle a dû s’étonner un peu que le court entretien d’Ouchy n’ait pas eu de suite.

— Attendez… dit Laurence, je n’ai jamais vu ce monsieur, mais je crois savoir qui il est. Markeysen ? oui, c’est bien ça… C’est le monsieur qui a épousé la femme divorcée de Lucien Olmey.

Renseignement probablement intéressant, mais que Georges ne sait où placer dans son casier encore incomplet.

Cependant, voici Béatrice qui sort du téléphone. Elle a pu obtenir la communication avec un hôtel de Zurich. On n’y connaît pas le nom de M. Markeysen. Il faudrait encore téléphoner dans plusieurs hôtels, mais le plus court, en somme, c’est d’y passer. D’ailleurs il se peut très bien qu’il ait traversé Zurich sans s’y arrêter dans un hôtel et en faisant simplement une visite à une banque où il a des intérêts. Mais Béatrice ne sait plus exactement le nom de cette banque. Sur place, il est évident qu’on la trouvera.

— Allons, dit Georges, nous sommes tout près de là-bas, à peine à une heure, même à l’allure modérée exigée sur les routes helvétiques.

En prenant place à côté de son chauffeur, il pense tout à coup à l’autre, au chauffeur de Mme Olmey.

Celui-là sera certainement interrogé par la police, si Béatrice est recherchée.

Elle l’a pris à part en le quittant sur la route de Moret. Georges s’en souvient maintenant. Elle lui a remis de l’argent, c’est entendu, mais elle lui a peut-être dit autre chose.

Peut-être lui a-t-elle demandé de ne pas dire où elle allait. Mais le chauffeur allait-il garder le silence quand il serait interrogé par la police et quand il apprendrait qu’il s’agit d’un crime ?

A moins qu’il ne soit complice. Mais Georges n’envisage pas cette hypothèse. Si l’on se met à tout supposer, on ne sait plus où l’on va.

Et puis il raisonne comme si Béatrice était coupable, et il est bien certain du contraire.

Il lui semble que, même en envisageant comme possible cette monstrueuse supposition, jamais Béatrice ne l’aurait entraîné à sa suite, après avoir commis un assassinat…

Mais cet argument, à lui tout seul, ne vaut pas grand’chose, pense-t-il à la réflexion.

Il se souvient de la complainte de Fualdès où il est question d’un « scélérat fieffé et même sans délicatesse ».

Si Béatrice avait été coupable d’un crime, elle ne se fût pas attardée devant la petite chose pas gentille de mêler Georges à cette histoire-là. Il lui fallait quitter Paris de la façon la moins suspecte et elle n’avait pas le choix des moyens.

… Allons, allons, revenons au point de départ, faisons table rase de tous les sentiments et raisonnons comme si cette femme était coupable.

Il fallait qu’elle prît la fuite et en même temps que sa fuite ne parût pas trop étonnante.

Il fallait rendre explicable ce brusque départ de Paris.

Évidemment, elle pouvait avoir l’idée de le justifier par une fugue amoureuse.

Elle n’était pas partie toute seule avec Georges, c’est entendu. Elle avait emmené Laurence.

Eh bien, ceci, c’était encore plus habile. Il était tout naturel que, voulant partir avec un jeune homme, elle emmenât un chaperon.

Si vraiment elle est coupable, c’est une créature adroite.

Georges a besoin de dévisager Béatrice comme le ferait un juge d’instruction, mais, pour le moment, il lui tourne le dos et il faudrait la regarder attentivement sans marquer son insistance.

Voilà une petite glace au-dessus du pare-brise. En levant un peu la tête, Georges peut apercevoir dans ce rétroviseur la figure des deux femmes.

Béatrice ! Un visage d’une douceur enfantine. Se peut-il qu’elle soit une criminelle ?

Mais la vérité, c’est qu’il n’y a rien à en conclure. Georges, dans sa vie, n’a pas eu l’occasion de dévisager beaucoup de criminels.

Il a vu évidemment, dans les journaux, des photos de cambrioleurs et de meurtriers, mais sans doute il n’y a pas que les apaches qui commettent des crimes.

Dans un milieu tranquille et souriant, que de forfaits ignorés ! Que de morts qui semblent toutes naturelles et à propos desquelles aucun soupçon ne s’éveille !

Il y a certainement parmi les gens du monde des hommes ou des femmes qui ont été acculés au crime parce qu’ils n’avaient pas de portes de sortie.

Le fameux mandarin dont parle Jean-Jacques est le représentant légendaire d’une foule de personnages réels.

Il y en a eu de ces mandarins dont la mort n’était pas sans bénéfice pour quelqu’un ! Il suffit de presser un bouton, dit Jean-Jacques. Combien s’en est-il fait, de ces gestes meurtriers et silencieux !

… Si l’on voulait trouver une preuve de son innocence, ce n’était pas sur son visage qu’il fallait aller la chercher.

Sa façon d’agir plaidait plutôt en sa faveur. Comment s’était-elle comportée depuis l’instant du crime ?

Si elle avait tué vraiment Lucien Olmey, aurait-elle commis la folie de fuir le soir même du meurtre, sans penser une minute que sa fuite allait l’accuser ?

Tout de même, là-dedans encore, aucune preuve d’innocence. Le fait qu’un meurtrier affolé ait pu commettre une grave imprudence est au fond très normal. On raisonne comme si ces êtres violents étaient des gens de sang-froid.

Tout de suite après le meurtre commis, l’idée du châtiment se présente à leurs yeux. Alors ils sont dans la peau d’une bête traquée, prête aux témérités les plus absurdes.

Comme elle était pressée de gagner la frontière ! C’était bien l’affolement d’un être en fuite !

Et, en passant à la douane, quelle inquiétude ! Georges se souvint des regards qu’elle jetait autour d’elle.

Et quand elle lui avait retiré les journaux des mains ?

Évidemment, elle devait penser que, tôt ou tard, il apprendrait la nouvelle. Mais, pour un criminel pressé, il ne s’agit pas de se garantir contre tout l’avenir. La nécessité le réduit à une prévoyance au jour le jour.

Il sait bien qu’il ne supprimera pas le danger et que c’est au-dessus de son pouvoir. Mais il espère qu’il l’ajournera à l’infini, en l’écartant de lui chaque fois qu’il sera menaçant.

Il fait ce qu’il peut.

Il gagne du temps. Ce temps gagné pourra-t-il lui servir ? Il l’espère. Il tente sa chance.

Dix kilomètres avant d’arriver à Zurich, comme le prudent Adrien maintenait la voiture à une allure « pépère », un chauffeur moins terrorisé par la gendarmerie suisse les dépassa sur une ligne droite.

Il conduisait un petit phaéton découvert, une voiture assez ancienne, mais de force honorable. Adrien, chez qui la peur de l’autorité annihilait tout amour-propre et toute émulation, se laissa dépasser sans résistance.

Cependant le phaéton, après avoir pris une avance de deux cents mètres, sembla ne pas vouloir augmenter la distance qui le séparait de l’auto de Georges, et sur laquelle on aurait dit qu’il réglait son allure.

Était-ce un hasard, était-ce une manœuvre suspecte ? Georges leva la tête vers le rétroviseur et vit bien sur le visage de Béatrice qu’elle n’avait rien remarqué. Mais, dans le fond de la voiture, on reste un peu étranger à ce qui se passe, à moins de guetter les incidents de la route avec une attention spéciale.

— Adrien, dit Georges, ne restons pas derrière ces gens-là. Ils vont nous faire bouffer leur poussière.

— Il n’y a pas de poussière, objecta faiblement Adrien. La route est bien bitumée…

— Allons, dit Georges, avec une autorité subite, passez toujours devant.

Le chemin à cet endroit était assez dégagé. Il sembla au prudent chauffeur que la main tutélaire de son maître s’étendait au-dessus de lui, qu’elle le couvrait et lui enlevait toute responsabilité quant aux procès-verbaux et aux amendes.

Du moment qu’il était immunisé, il ne demandait qu’à laisser aller sa voiture. En quelques secondes la vingt-quatre chevaux se trouva sur les talons de ce phaéton prétentieux. Un appel de klaxon et l’autre de lui céder la voie.

Cependant le chauffeur de cette voiture tout en dégageant la gauche, « en mettait » visiblement tant qu’il pouvait, mais nos voyageurs le laissèrent sur place.

Malheureusement, et à l’encontre du vœu secret de Georges, ils ne purent profiter de leur avance.

On aperçut un village important qui, lui, n’était pas disposé à s’effacer, un de ces villages routiniers qui ne comprennent rien à la beauté du sport, qui s’attardent à protéger la vie de leurs habitants avec des écriteaux pleins de menaces et qui coupent court ainsi aux plus beaux élans des avaleurs de kilomètres.

Pendant la traversée de ce village antisportif, l’autre voiture combla tout doucement son retard et quand ils eurent dépassé l’agglomération, le phaéton n’était plus qu’à trente mètres de la « conduite intérieure ».

Mais quoi ? C’était peut-être par une inquiétude excessive que Georges s’était défié de ces chauffeurs innocents, qui suivaient tout bonnement la même route…

Quand ils entrèrent dans Zurich, le phaéton prit une route latérale, les laissant continuer tout droit devant eux.

Pour explorer les banques et les hôtels, afin d’y découvrir un Markeysen problématique, il fallait d’abord consulter un annuaire. On s’arrêta devant un café du Centre, dans une belle rue bien tracée et que bordaient de hautes maisons modernes sérieuses et propres.

Ces dames, qui n’avaient jamais soif, étaient de mauvaises partenaires pour les stations dans les cafés, si chères à tant d’âmes masculines. Mais Georges avait toujours un bon client dans la personne d’Adrien qui, par principe, ne laissait jamais son patron boire tout seul. On le trouvait toujours pour vider un demi, blonde ou brune, bien tassé.

Georges releva toutes les adresses et l’on se mit en campagne. On s’arrêta une douzaine de fois, mais on ne trouva aucune trace de Markeysen !

— Il est plus de trois heures. Il faudrait s’en aller dans la direction de Salzburg.

Ils quittèrent la ville et suivirent le large chemin, qui longe la rive septentrionale du lac. A quelques kilomètres de Zurich, Georges aperçut le phaéton arrêté sur le bord de la route…

Le mécanicien était descendu pour une panne à laquelle il remédia vraiment d’une façon miraculeuse. Car, à peine la voiture d’Adrien l’eut-elle dépassé, que ce chauffeur monta sur son siège et reprit sa route avec entrain.

Évidemment, ce phaéton, si ardent qu’il fût, n’était pas de taille à faire la course avec la vingt-quatre chevaux de Georges d’un modèle tout récent et dont il avait obtenu un des premiers exemplaires.

Mais, sur cette côte du lac, les bourgs se suivent à peu près sans interruption. Il est impossible d’employer la route, si roulante qu’elle soit, comme un autodrome. Les écriteaux et aussi, disons-le, le souci de la vie du prochain s’y opposent. Mais pourquoi le prochain ne se promène-t-il pas sur ces petites routes si charmantes qui ne sont pas le grand chemin et où il n’y a ni auto ni poussière ?…

Cependant, Georges commençait à être agacé par la présence obsédante de ce phaéton.

« Maintenant, pensait-il, ils ne nous perdront pas de vue. »

Mais il s’était bien gardé de communiquer ses impressions à Béatrice, qui paraissait toujours très tranquille dans le fond de la voiture.

De temps en temps, Georges levait la tête vers le miroir, où se reflétaient la baie du fond et la route d’arrière.

Le phaéton gris disparaissait et reparaissait selon les sinuosités du chemin.

Georges, qui avait son idée, se dit tout à coup qu’il préférait le voir passer devant.

— Arrêtons-nous pour faire de l’essence. Il y a une pompe, là-bas.

— Mais nous avons encore plus de trente litres, dit le chauffeur.

— J’aime mieux faire le plein. Nous voyagerons peut-être cette nuit et, comme ça, nous serons plus tranquilles.

En fait, il n’avait pas l’intention de voyager de nuit, mais son idée était de stopper un instant afin de laisser passer la voiture. Car il avait consulté la carte et s’était aperçu qu’au bourg de Rapperswill, on se trouvait en présence de deux chemins pour gagner la frontière autrichienne.

Il laisserait prendre au phaéton la route la plus directe et s’engagerait sur l’autre. Peut-être arriverait-il ainsi à le dépister.

Pendant qu’ils étaient arrêtés devant la pompe à essence, la voiture mystérieuse les dépassa. Mais Georges remarqua bien qu’elle ne forçait pas l’allure et il eut même l’impression qu’elle la ralentissait, afin de ne pas perdre contact avec la vingt-quatre chevaux.

A ce moment, le jeune homme fut à peu près certain que ce n’était pas par hasard, mais par la volonté précise de ses occupants que cette voiture se maintenait à leur proximité.

Béatrice, elle, n’avait toujours rien remarqué. Elle semblait toujours un peu préoccupée, mais non pas d’un nouveau sujet d’alarme. Georges se répéta qu’au fond de la voiture on communie moins avec la route. On est un passager passif, presque un colis inconscient.

Aux environs de Rapperswill, qui est une petite station charmante au bord du lac, le phaéton précédait toujours de deux à trois cents mètres la voiture de Georges. On le vit s’engager sur la route de Wattswill. Alors Adrien reçut l’ordre de tourner à droite et de gagner la chaussée qui mène soit à Lucerne, soit à Glaris, soit à Sargans. De Sargans, la carte indiquait qu’on laissait sur la droite la ville d’eaux de Ragatz, pour gagner la principauté de Lichtenstein et la frontière d’Autriche.

Avant d’arriver au petit lac de Vannen, on s’élève par une route en lacets à une certaine hauteur.

— Allons bon train, avait recommandé Georges à son chauffeur.

La puissante voiture escaladait la route avec allégresse. Georges se disait que, par ce chemin, même fût-il plus long, il gagnerait sérieusement de vitesse le phaéton et arriverait avec une avance importante à la frontière autrichienne.

Mais le chauffeur ambitieux propose, et l’humble caillou de la route dispose.

Comme ils pénétraient dans Sargans, une détonation expressive les arrêta net.

Adrien dut obliquer la voiture sur le bord droit de la route. Une roue à changer, ce n’était que huit à dix minutes de perdues, mais le prix des minutes avait fortement monté ce jour-là.

Adrien, que l’adversité rendait silencieux, était en train de terminer son travail, ayant fixé la roue de rechange, quand un sifflet haleta au tournant du chemin. Georges le reconnut pour l’avoir entendu très peu de temps auparavant. C’était l’avertisseur du phaéton.

Évidemment, au croisement de Rapperswill, et se doutant que la vingt-quatre chevaux pouvait prendre une autre direction, ce phaéton avait stoppé quelques instants sur la route, puis il était revenu sur ses pas, pour suivre la trace de la voiture de Georges.

Cette fois, il semblait bien que l’intention de poursuite n’était plus niable.

Quels étaient ces individus et que leur voulaient-ils ?

A Sargans, se trouve une bifurcation. La route de gauche s’en va sur Busch et la frontière. La route de droite conduit à Ragatz, qui se trouve à sept ou huit kilomètres de là.

Évidemment les poursuivants s’étaient gardés de prendre un parti avant de savoir ce qu’allait décider Georges. Ils avaient eu soif tout à coup et s’étaient arrêtés dans un débit. Il était hors de doute qu’ils attendaient d’être fixés sur les intentions de la vingt-quatre chevaux.

Mais Georges avait arrêté sa décision.

Avant de remonter en voiture :

— Nous n’arriverons pas à Innsbruck, dit-il à ces dames. Nous serions obligés de voyager avec les phares. Or sur notre route se trouve le col de l’Arlberg. On m’a dit qu’il était assez dur. Mon avis est de s’arrêter à Ragatz où il y a de très bons hôtels. Le temps perdu, nous le rattraperons demain matin. On en sera quitte pour se lever de bonne heure.

— C’est un peu ennuyeux, dit Béatrice. Vous êtes sûr que ça ne nous retardera pas pour arriver à Salzburg ?

— Mais non. Vous sentez-vous de force à partir demain à huit heures exactement ?

Les dames répondent toujours avec élan à une question pareille.

Le lendemain matin, quand il faut être prêt à l’heure, il y a quelquefois des défections.

— Eh bien, dit Georges, nous serons certainement à Salzburg avant la nuit, si nous partons demain à huit heures tapant.

Il prenait pour argent comptant leur déclaration, d’autant plus facilement qu’il n’avait pas l’intention de s’arrêter à Ragatz.

Il voulait dépister, une fois pour toutes, les gens du phaéton.

Sur son ordre, une fois arrivé dans la ville d’eaux, Adrien arrêta la voiture devant l’hôtel le plus recommandé.

Le phaéton, toujours en expectative, avait fait halte devant un marchand de tabac. En somme, il est tout naturel qu’on s’approvisionne de cigarettes…

Georges descendit de sa voiture et pria ces dames de ne pas bouger en l’attendant.

Il se rendit à la réception de l’hôtel et retint des chambres. Il y en avait encore deux au premier et deux autres moins bonnes.

Par un souci d’économie qui aurait bien étonné les gens de sa connaissance, il choisit les deux meilleur marché.

Il fit le prix pour un nombre rond de francs suisses. Puis il sortit de sa poche, en monnaie du pays, une somme qui se trouva être un peu supérieure au prix des chambres.

— J’ai besoin de monnaie italienne dit-il à l’employé, voulez-vous me changer cela ? Et comme l’employé s’apprêtait à lui rendre des lires :

— C’est bon, dit-il, voici toujours l’argent suisse, vous me donnerez l’argent italien tout à l’heure.

On verra plus tard la raison de ces petites manœuvres un peu compliquées.

Il était allé prévenir ces dames qui descendirent de voiture pendant que le portier prenait leurs bagages à main. On laisserait les mallettes sur l’auto, car il ne s’agissait en somme, que d’un séjour d’une seule nuit.

Le phaéton était toujours sur la place. Quand les deux occupants eurent constaté que les habitants de la vingt-quatre chevaux avaient pris gîte dans l’hôtel, ils consentirent enfin à s’éloigner, probablement à la recherche d’un hôtel plus modeste.

Adrien attendait les ordres. Georges demanda si le palace avait un garage particulier et, sur la réponse affirmative du chasseur, il y envoya la voiture non sans avoir fait à Adrien cette recommandation rapide :

— Ne vous éloignez pas du garage avant que je vous aie rejoint. J’ai des ordres à vous donner.

Ces dames étaient restées dans le hall, Georges les ayant priées de l’attendre pour visiter les chambres retenues.

Ce qu’il voulait, c’était tout simplement quitter Ragatz, après avoir marqué d’une façon évidente son intention de s’y arrêter.

Il fallait s’en aller de l’hôtel sans prévenir les employés de la réception.

C’est pourquoi cet honnête jeune homme avait tranquillisé sa conscience en laissant à la caisse, sous prétexte de faire une opération de change, une somme suffisante pour payer l’appartement.

Et il avait demandé de la monnaie italienne afin de faire croire, en cas d’enquête, que la vingt-quatre chevaux se dirigeait vers l’Italie.

Mais il était gêné dans son machiavélisme par une double difficulté.

Il s’agissait d’inventer un prétexte pour faire reporter dans la voiture les bagages à main de ces dames. D’autre part, il fallait expliquer à Béatrice son changement de résolution en évitant de l’inquiéter et de lui laisser supposer qu’ils étaient poursuivis.

Étrange situation pour ce paisible jeune homme.

Il était devenu, sans qu’elle pût le soupçonner, le complice de cette jeune femme, un complice plein de ménagements… Il lui cachait soigneusement les manœuvres bizarres et tortueuses auxquelles il était obligé de se livrer pour soustraire la fugitive à la dangereuse curiosité de ses poursuivants.

Rentré dans le hall, il prit ces dames à part :

— Nous allons quitter cet hôtel, leur dit-il à mi-voix.

— Pour quoi faire ? dirent-elles, aussi étonnées l’une et l’autre de cette brusque résolution.

— Eh bien, je viens de causer avec quelqu’un… Il paraît qu’il y a ici des malades contagieux.

— Oh ! je n’ai pas peur du tout, dit Béatrice.

— Et moi non plus, déclara Laurence avec énergie.

Georges prit un ton de chef de famille.

— Moi, j’ai peur pour vous, déclara-t-il.

Et pour les décider :

— Et je vous avoue que je ne suis pas tranquille pour moi.

Pour couper court à toute discussion, il s’éloigna et appela un chasseur à qui il montra les bagages à main.

— Nous nous sommes trompés. Ce dont nous avons besoin pour la nuit se trouve dans une des mallettes. Il faudrait reporter ces sacs au garage. Nous y allons d’ailleurs avec ces dames, car je ne sais pas quelles mallettes elles veulent faire porter dans leurs chambres.

Tout cela pouvait sembler un peu anormal. Mais il se dit que c’était surtout lui-même que la bizarrerie de ces allées et venues pouvait frapper et qu’elle échappait probablement aux autres personnes moins attentives.

Dix minutes après, la voiture filait de nouveau sur la route de Sargans. Après quelques instants, Georges pensa que si le phaéton avait repris leur trace, il pouvait rester hors de vue. Pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis, il dit à son chauffeur d’aller doucement… Aucune voiture ne s’apercevait derrière eux, sur la route bien droite. Satisfait, il fit de nouveau accélérer l’allure.

Ces ordres et contre-ordres successifs pouvaient étonner un chauffeur, mais celui-ci, comme tant d’autres, avait pris son parti de la singularité du maître et mettait tout simplement ces contradictions sur le compte d’une faiblesse d’esprit assez générale chez les patrons.

Ils arrivèrent sans incident à Busch et traversèrent, sur un pont couvert, un cours d’eau. Ce cours d’eau n’était autre que le Rhin lui-même, un Rhin en bas-âge, qui gagnait le lac de Constance cependant que, là-bas, très loin, le Rhône, son voisin de source, s’en allait dans une tout autre direction, pour traverser le lac Léman.

Les douaniers suisses, puis les douaniers autrichiens, détachèrent successivement des papiers administratifs du carnet de l’auto. Maintenant, les voyageurs roulaient dans le Vorarlberg où des écriteaux (Rechts Fahren) indiquent qu’il faut encore tenir sa droite. Puis apparaissent encore de nouveaux écriteaux (Links Fahren). C’est que l’on vient d’atteindre le Tyrol, où les règlements prescrivent de rouler sur la gauche.

Le lendemain, pour aller à Salzburg, il leur faudrait traverser trente ou quarante kilomètres de Bavière, où il faut reprendre la droite de la route. Puis, rentrés en Autriche, ils devront revenir sur leur gauche.

Aussi les routes, dans ces charmantes régions, sont-elles sillonnées de voitures hésitantes, et l’on voit souvent deux chauffeurs s’arrêter en s’affrontant… C’est trop compliqué… On ne sait plus. Aussi entend-on de toute part cette sage réflexion : « La Société des nations devrait bien s’occuper de cela. »

Pour le moment, nos voyageurs, après avoir traversé Bludenz, gravissaient le col de l’Arlberg. Ils roulaient sans le secours des phares, dans la traînée encore blanchâtre d’un beau jour.

Mais, sur le revers de l’Arlberg, des petites lanternes rouges s’allument tout le long de la route. On était en train de poser un câble international et l’on rencontrait de temps en temps une bobine gigantesque échouée sur le bord du chemin.

On rencontrait aussi de mauvais cailloux…

Adrien arrêta la voiture, sauta à bas du siège, et s’en alla jeter un coup d’œil sur une des roues d’arrière.

— Ça y est encore, fit-il laconiquement.

Il ajouta :

— On n’est pas verni aujourd’hui.

Cette fois le dommage était plus grave. Au moment de la précédente crevaison, il avait utilisé une de ses roues de rechange, celle qui était toute neuve. L’autre avait déjà servi et se trouvait un peu amochée.

C’est qu’aussi le chauffeur de Georges était parti précipitamment de Paris. Il n’avait pas eu le temps de se « compléter » en matériel neuf. Georges pensa qu’Adrien avait manqué de prévoyance. Mais à quoi bon le lui dire maintenant et faire des reproches inutiles ? Alors que même les observations nécessaires il hésitait à les présenter à cet Adrien redoutable, intransigeant de caractère et par profession.

La nuit était tombée. Adrien travaillait à la lueur des phares. Laurence dans la voiture s’était assoupie. Georges et Béatrice s’éloignèrent à une cinquantaine de pas sur la route.

— Y a-t-il des brigands dans le Tyrol ? demanda la jeune femme.

— Je ne sais pas, dit Georges. En tout cas, nous ne sommes pas en état de nous défendre.

— Parlez pour vous, dit-elle. Moi, j’ai une arme.

Elle avait tiré de sa poche un petit revolver. A un reste de lueur, Georges évalua le diamètre du canon.

« Huit millimètres tout au plus », pensa-t-il.

— C’est un joujou, fit-il, pour dire quelque chose.

Après un instant de silence :

— Il contient encore cinq balles, dit Béatrice. Qui sait, ajouta-t-elle, ce joujou a peut-être déjà travaillé…

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