Le voyage imprévu : $b roman
XII
Ils continuaient à marcher lentement sur la route. Georges remarqua au bout d’un instant qu’il avait le souffle court, comme un vieillard. Il fit un effort pour reprendre haleine et ne pas trahir son émotion.
Il lui semblait que son cerveau travaillait malgré lui et que sa réflexion l’entraînait, de gré ou de force, à une constatation pour ainsi dire officielle, indiscutable.
Et soudain, Béatrice lui prit le bras d’un mouvement qui, pour elle, ne voulait peut-être rien dire, mais qui l’envahit, lui, d’un désir éperdu de protection.
Il lui sembla qu’elle s’approchait de lui comme de la maison d’un homme pieux, comme d’un refuge.
Certainement, elle avait tué. Avait-elle ou non des excuses ? Pour l’instant, il ne se le demandait pas. Il lui devait asile envers et contre tous.
Ils ne surent jamais pendant combien de temps ils avaient ainsi cheminé, Béatrice au bras de Georges… Soudain, ils virent à côté d’eux la voiture qu’ils n’avaient pas entendu venir.
Ils n’avaient pas prononcé une parole. Quelqu’un, au-dessus d’eux, les avait unis sans leur demander leur acquiescement. Ce n’était pas une union de mari et de femme, ni de maîtresse et d’amant. C’était le rapprochement de deux compagnons ou, plutôt, de deux âmes de compagnons, de deux êtres sans forme visible qui n’ont pas besoin pour faire cause commune de la parole ou du regard.
Cette vie inconsciente persista quand ils eurent repris dans l’auto leurs places respectives. Georges ne pensait certainement à rien et les lumières d’Innsbruck arrivèrent au-devant de lui comme dans un rêve.
Pourtant ce somnambulisme spécial, qui séparait sa vie songeuse de sa vie agissante, ne l’empêcha pas et même lui permit d’entamer une discussion énergique et de faire preuve d’une autorité inaccoutumée au cours d’une algarade avec un gérant mal complaisant qui voulait leur coller de mauvaises chambres.
Après des semblants de recherches désespérées, on finit par leur trouver, au premier étage, les trois chambres les plus confortables de la maison.
Ces dames paraissaient fatiguées et demandèrent à prendre une tasse de thé dans leurs appartements. Georges, qui n’avait pas faim, dit qu’il avait faim pour rester seul. Il avait besoin de faire son petit inventaire et de mettre un peu d’ordre dans ses idées et ses sentiments.
Attablé au restaurant de l’hôtel, il se mit à manger, ne pensant à rien. Une fois de plus, il se reposait, sous prétexte de réflexion. Cependant, à la fin du repas, il réveilla sérieusement son intelligence et, par devoir, la ramena au travail.
Son effort d’esprit fut facilité par une bonne bouteille de vin du Rhin, qui fit de cette réflexion une sorte de rêve vagabond, que la pensée suit avec une paresse heureuse au lieu de le diriger.
Exalté, Georges revécut l’instant émouvant où, après cette sorte d’aveu de Béatrice, il s’était senti uni à elle par un lien si pur.
Il se glorifiait de se trouver ainsi dans une aventure si haute, si exceptionnelle, si dégagée des préjugés humains et des appétits animaux du restant des hommes.
Il regardait les autres dîneurs avec l’air indulgent d’un souverain qui voyage incognito et qui est même seul à connaître son titre.
Il y avait à la table voisine un jeune couple d’Allemands ou d’Autrichiens. Ils étaient assez élégants, assez beaux à voir. Georges les plaignit de vivre une existence aussi prévue. Puis il se leva, traversa le hall et prit l’ascenseur, pour ne pas s’astreindre à la montée humble et lente d’une trentaine de marches… Comme un dieu, il s’éleva jusqu’au prochain palier.
En passant devant la chambre de Béatrice, il vit que la porte était entr’ouverte. Il frappa. Béatrice, en déshabillé de nuit, vint lui ouvrir. Les paroles entre eux étaient inutiles. Simplement quelques mots de la jeune femme, des mots insignifiants : « Vous avez dîné en bas ? » prononcés tout doucement pour lui indiquer qu’il ne fallait pas parler trop haut, à cause de la chambre voisine. Puis un baiser tendre et prolongé.
En la quittant, deux heures après, Georges pensa que c’était mieux ainsi à tout point de vue.
Il avait uni plus profondément leurs deux destinées. Il n’établissait aucune contradiction entre ce qui venait de se passer et les résolutions de chasteté qu’il avait prises très peu de temps avant.
D’ailleurs, il y a fort peu de contradictions dans la vie, sinon en apparence. Tout arrive à se concilier grâce à la raison de plaisir, plus forte que la raison d’État.