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Les grandes chroniques de France (3/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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qu'il ne voulsissent. Huedes, le chevetain, s'en est fui, et Guy, le conte

de Poitou, y est prins et tous les autres y sont mors et prins ou eschappés

par grant fuyte. Si rendez ces nouvelles au roy de par le duc de

Normandie[375].» Et quant le roy sot la vérité, si ne voult pas aler avant,

mais s'en retourna tout dolent de la perte de sa gent[376]. Et le duc

restora le chastel de Breteuil encontre le chastel de Tillière, que le roy

luy avoit tollu, qui ne vault pas moins de celuy. Bien le fist garnir et

puis le bailla à garder à Guillaume, le fils Hosbert.


Note 375: Wace, contre son habitude, a abrégé ici le texte précieux

de Guillaume de Jumièges:


Là u li Reis fu hebergiés

Fist un home tost enveier,

Ne sai varlet u esquier;

En un arbre le fist munter

Et tute nuit en haut crier:

--François! François! levez! levez!

Tenés vos veies, trop dormés:

Alés vos amis enterrer

Ki sunt ocis à Mortemer.

(Vers 10073.)


Note 376:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 25.



VI.


ANNEE: 1089.


Coment le chevetain des souldoiers Normans, qui estoient en Puille, tolli
par force une chièvre de la goule d'un lion, et geta le lion par la queue
par-dessus les murs du palais.



[377]
Incidence.
--En ce temps que les Normans estoient en Puille

souldoiers entour Wilmache, le duc de Salerne, estoit leur chevetain

Toustain Scitel; homme estoit renommé de maintes grandes proesses. Entre

les autres hardiesces dont il avoit faites pluseurs en fist-il une dont il

estoit trop renommé. Une fois vist-il un lyon qui tenoit une chièvre en sa

goule; vers luy courut et la luy arracha à force; et puis le prist parmy la

queue en ce point que il estoit encore tout forcené de sa proie, et le jeta

par-dessus les murs du palais, ainsi comme il fust un mastin.


Note 377:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 30.


Tant le haoient les Lombars par envie que il désiroient sa mort. Une fois

le menèrent en un désert où un grant dragon habitoit et grant multitude

d'autres serpens, et quant il y fu, si tournèrent tous en fuyte. Toustain,

qui pas ne savoit la traïson, s'émerveilla moult quant il les vit fuir, et

demanda à son escuier que ce estoit. A tant vint le dragon sur luy

soudainement, et luy lança feu et flamme parmy la goule, si que luy ardi

son escu en un moment et puis engoula la tête de son cheval. Et Toustain

sacha l'espée[378] et le féri si durement qu'il l'occist; mais il fu si

envenimé de son flair qu'il ne vesqui que trois jours après. Quant il fu

mors les Normans firent deulx princes, Ranulphes et Richart; et en venjance

de la mort Toustain, se combattirent contre les Lombars et firent d'eulx

grant occasion.


Note 378:
Sacha.
Tira.


[379]Moult avoit le roy Henri grant désirier de vengier la honte et le

dommage que le duc Guillaume luy avoit faite. Grant ost rassembla de

rechief et appela en son aide Geffroy, e conte d'Anjou, et puis s'en vint

en Normandie. La contée d'Uisme trespassa et celle de Baieux; au derrenier,

se mist au retour, et s'en vint par l'eaue de Dive; oultre passa l'une

partie de son ost, et l'autre partie s'arresta par deçà né passer ne pot,

pour la mer qui jà estoit montée. Le duc survint à grant ost et couru sus à

ceulx qui par delà estoient demourés. Pluseurs en occist et prist en la

présence le roy, qui aidier ne leur povoit. Toutefois s'apensa-il que il

avoit tort vers luy, et qu'il estoit esmeu contre luy sans raison par

l'enticement de deulx envieux. Enseurquetout, il regarda la valeur et la

proesse du duc et qu'il luy chéoit bien en toutes choses; si désira moult

à avoir s'amour et s'acointance. Si bonne paix firent ensemble que oncques

puis n'y eut sé bien non, et luy rendi le roy le chastel de Tillière que il

luy avoit tollu.


Note 379:
Willelm. Gemet. hist., lib. VII, c. 28.



VII.


ANNEE: 1050.


Coment un abbé et son couvent, de la cité de Radibonne, en Bavière,
affermèrent au peuple d'un homme mort que il trouvèrent au fondement de
leur églyse, que c'estoit le corps Monsieur saint Denis, pour essaucier
leur lieu.



(En ce temps tenoient l'empereur de Rome et le roy de France Henri grant

amour et grant affinité ensemble: car le roy Henri avoit une sienne niepce

par mariage.) [380]Si avint ainsi que le roy Henri envoia ses messages à

l'empereur pour aucune besoingne avoir, si comme il est de coustume entre

les roys et les empereurs. En Bavière estoit l'empereur, en une cité qui a

nom Radibonne; et tout le peuple du pays, les barons et les prélas estoient

assemblés pour aucune erreur qui estoit espandue par le païs: si vous

comperons coment.


Note 380: Cela est pris du livre intitulé:
De detectione corporum
S.S. Dionysii, Rustici et Eleutherii
. (Voyez les
Historiens de
France
, tome XI, p. 469.)


En ceste cité il est une abbaïe fondée de Saint-Ermantrus. Si avint que

l'abbé de léans faisoit un fondement pour maçonner en l'églyse qui moult

estoit vielle et ancienne, ains comme sé elle déust cheoir. Dedens

trouvèrent le corps d'un homme tout entier. Tantost cheyrent en ténèbres

d'ignorance et oublièrent la paour de Nostre-Seigneur, pour ce que il

vouloient essaucier leur lieu; et affermèrent au peuple qu'il avoient

trouvé le corps saint Denys aréopagite. Tost fu ceste nouvelle par le pays

espandue: l'évesque meisme de la cité manda les autres évesques voisins, et

leur demanda conseil de ceste chose, et leur dist à la parfin que c'estoit

sa volenté que tel corps qui ainsi avoit esté trouvé fust levé

solempnellement et mis entre les corps sains. A ce s'accordèrent tous, et

asséna l'évesque le jour de celle élévation, et les pria qu'il revenissent

tous à celuy jour.


Endementres, furent plusieurs de divers ordres qui amonestèrent l'évesque

qu'il priast l'empereur qu'il voulsist estre à ce jour. Et l'empereur, qui

pas ne cuidoit que ce fust vérité, se fléchit toutefois à leurs prières et

leur promist que il y seroit. Endementres assembla le peuple et les prélas

de diverses régions. En la parfin, vint l'empereur et l'apostole Léon, qui

nouvellement estoit ordené. En ce point, vindrent les messages le roy Henri

à la court de l'empereur. Moult s'emerveillèrent quant il virent l'apostole

et les barons et les prélas et tout le peuple assemblés: et demandèrent

sagement pourquoy ce estoit. Et quant il sceurent la vérité, si n'en firent

nul semblant, ains se présentèrent devant l'empereur pour dénoncier la

besoingne pourquoy il estoient venus. L'empereur les escouta volentiers, et

quant il s'en fu conseillié, si leur donna response souffisant à leur

oppinion.


Lors cuida qu'il demandoient congié de retourner en leur païs; mais avant,

descouvrirent ce qu'il avoient en leurs cuers conceu devant l'empereur, et,

en la présence de tous, parlèrent en telle manière: «Très puissant

empereur, tu scés bien que cil n'est pas establi en son propos qui a double

courage[381]; et comme cil vice fait à blasmer en personne de petit estat,

moult doit mieux estre damné en prince, en empereur et en roy; car ainsi

comme aucun esleu en grant dignité resplandist plus s'il est enluminié de

vérité, ainsi cil meisme qui est en tel état fait plus à dampner et à

despiser, s'il s'abandonne à péchié; et ce voulons manifester pour ce que

nous avons ainsi commencié à parler. Tu as maintenant promis que tu

garderas loïauté et amitié générale envers notre roy; mais il semble que tu

face jà contre luy et contre ce que tu as promis, car nous avons entendu

que cil peuple, qui ci est assemblé de divers lieux, est pour ce venu que

tu veus lever et metre en révérence avec les sains martirs la charoingne

d'un homme mort que l'en a trouvé en terre; et plus, que l'en le veult

lever pour le corps saint Denys l'aréopagite. Si tu veulx bien savoir et

enquerre la vérité de ceste chose que nul ne devroit né penser né dire né

faire, car la sentence des plus grans clers qui soient en France conferme

que l'en treuve ès gestes le roy Dagoubert, qui fonda l'églyse, que il

scella le corps saint Denys et de ses deux compaingnons en chasces dont

l'entrée ferme à trois paires de serreures que l'en puet encore veoir

jusques au jour d'uy; et les mist darrière l'autel en une croute voutée à

chiment qui est si fort et si estroite que nul n'y puet entrer fors par une

petite entrée; et plus encore, que par-dessus est un tabernacle hault et

pesans d'or fin et de pierres précieuses, où le saint clou et la sainte

couronne sont honnestement gardées jusques au jour duy; et sé le corps

saint Denys doncques est si diligemment gardé et a tousjours esté, comment

le eust su nul larron embler? Après comme tu dois savoir que il soit

apostre de France, et la couronne et le roiaume a tousjours esté gardé et

deffendu par les prières de si grant patron, nous nous esmerveillons coment

tu t'es si légièrement assenti à croire ceste erreur, tu qui recongnois de

parole que tu es joins à nostre roy en amistié et en charité, pour laquelle

chose il nous semble que tu ayes courage et propos de grever et de faire

moleste au roiaume de France, quant tu accordes que celle charoingne d'home

mort soit levée pour le corps saint Denys l'aréopagite, au moins, jusques à

tant que tu ayes fait savoir à nostre seigneur le roy de France, ton amy,

que il fasse enquerre loiaument, savoir non sé il a en France le corps

saint Denys; et sé tu oïs dire certainement que il ne soit là, si pourras

faire ce que tu as commencié; et sé tu le fais autrement, nous cuidons que

moult de maux en doivent venir.»


Note 381:
Courage.
Manière de penser.
Courage
étoit autrefois

synonyme de
cœur
.


Après ce que les messages orent ainsi parlé et l'empereur les eut

diligemment escoutés, si leur respondi que il s'en conseilleroit à

l'apostole et aux barons. Après le conseil leur respondi que leur sentence

estoit bonne et selon raison. A tant s'en partirent les messages et s'en

retournèrent en France.



VIII.


ANNEE: 1050.


Coment ceste erreur fu estainte et prouvée du contraire à Saint-Denis, en
France, par le démonstrement des glorieux martyrs Monsieur saint Denis et
ses compaignons, en la présence le roy, et les barons, et les prélas et le
peuple.



Quant il furent retournés et il eurent au roy rendu response de la

besoingne pourquoy il estoient là alés, si luy comptèrent après, tout par

ordre, coment ceste chose estoit alée. Et le roy, qui moult estoit en

grande cure de ceste chose, manda, à jour nommé, les barons et les prélas

du royaume et les assembla, et meismement Huon, abbé de Saint-Denys. Et

quant il furent assemblés, le roy leur compta la besoingne à grant pleurs

et grant larmes, si comme les messages luy avoient rapporté, et leur

demanda conseil de ceste chose.


Lors trouvèrent en leur conseil que ceste erreur ne pouvoit estre esteinte

sé ce n'estoit par la démonstrance du corps; et que l'abbé mandast par tout

et signifiast, par lettre, le jour que ce serait fait; et que tous ceulx

fussent présens à qui les lettres seroient portées; et que il ne laissast,

en nulle manière, que il ne feist savoir le jour à ceulx qui ceste erreur

avoit esmeue, pour ce que, sé il n'y estoient pas, la derrennière erreur ne

fust pire que la première; à tant se despartirent tous. Mais l'abbé leur

pria avant, que il venissent quant il leur feroit assavoir le jour. Et

l'abbé repaira à Saint-Denys, et raconta au couvent de léans ceste chose à

grant plours et à grant larmes; et les frères, qui doubtoient le commun

péril, estoient à grant mésaise et chanceloient entre paour et espérance,

et touteffois furent-il relevés et confortés par la grace de celuy en qui

l'espérance des bien-créans est toute mise jus, et se mistrent en la

disposition de Nostre-Seigneur, et s'abandonnèrent moult efforciement à

vigilles et à oroisons communes et privées. Et l'abbé envoya, tandis, ses

lettres près et loing, et si n'oublia pas à envoyer à ceulx de la cité de

Radibonne, par qui celle erreur estoit commenciée, et assigna le jour au

cinquiesme des ides de juing.


Quant le couvent eut longuement esté en oroisons, en vigilles, en jeunes et

autres pénitences par quoy la divine pitié a mercy de pécheurs, et le jour

que fu mis approcha, si commencèrent à venir de toutes pars évesques, abbés

et prestres et clers, moines, contes et barons; et, du menu peuple, hommes

et femmes sans nombre, de diverses contrées; et si y vint Huedes, le frère

le roy, que le roy y envois, et, avec luy, plusieurs gens de court; et si

luy commanda que il luy sceust raconter certainement en quelle manière le

créateur de toutes choses vouldroit révéler aux siens ce qu'il désirent. Si

n'y voult pas venir, car il se sentoit à si grant pécheur, ce disoit, que

il n'estoit pas digne de regarder de yeux du corps les reliques de si

précieux martyr; mais touteffois créoit fermement et loiaument que la

divine debonnaireté seroit là présente par œuvres; et si envoia une pourpre

vermeille pour envelopper les précieuses reliques[382]. Quant ce vint après

l'office des matines, que tout le couvent eut esté toute nuit en oroison,

et les évesques et les abbés furent présens, il ostèrent l'escrin de

l'entrée de la fort voute, à grant révérence, et fu apportée devant tous

scellée et forment et fermement, par merveilleux art, selon l'ancienne

coustume des orfèvres qui jadis furent. Descellée fu à grant peine en la

présence de tous, et furent trouvés entièrement les os du corps du précieux

martyr, enveloppés en un drap de soie si viel et si pourri, que il

s'anientissoit et devenoit poudre entre les mains de ceulx qui le

manioient, ainsi comme fait toille d'araignées. Tous furent maintenant

remplis de si grant odeur, que il disoient que nulle espice né nulle odeur

aromatique ne povoit si souef flairier. Lors furent maintenant remplis de

si grant léesse qu'il commencèrent à chanter graces et louanges à

Nostre-Seigneur, et en grans larmes et en grans sangloux entremellés,

assemblèrent les pièces du viel paile et la poudre de vestement Monsieur

saint Denys et ses compaingnons; et les os qui par l'abbé Hues de léans

estoient traittés dévotement enveloppèrent au riche paile que le roy y eut

envoié. Lors commencèrent les évesques à crier au peuple la vérité si comme

il l'avoient trouvée: adoncques la joie fu si grant au peuple que nul ne le

pourroit dire. Un pou en loing de l'églyse portèrent les reliques en

procession pour esmouvoir la dévocion du peuple. Huedes, le frère du roy,

retourna au roy à Paris, et luy compta tout, par ordre, si comme il avoit

esté. Et le roy, qui fu lié oultre mesure, vint en ce jour meisme à pié, et

tout nus piés par grant dévocion, et vint jusques à l'églyse moult

humblement, pour honorer son glorieux seigneur. Après, offri un riche drap

de soie et puis prist congié de retourner. Les reliques portèrent à

procession à grant multitude de peuple, devant et darrière, et puis

asseirent la chasse sur l'autel. Ainsi demoura vingt jours entiers, pour la

multitude du peuple; car chascun jour venoient nouvelles de diverses

régions, et tant comme il demoura ainsi, fu gardé, par jour et par nuit,

des deux parties du couvent, l'une après l'autre. Si fu ainsi laissié tout

apensement, jusques à tant que cil qui avoient esmeu celle erreur en porent

savoir la certaineté par eux ou par autruy.


Note 382: Suivant toutes les apparences, on auroit dû faire remonter

l'
oriflamme
au don de cette
pourpre vermeille
, et je ne comprends

pas comment aucun de ceux qui ont parlé de ce fameux étendard ne

s'est arrêté au récit de cette première ouverture de la chasse de

Saint-Denis.


Après les vingt jours fu le vaisseau rassis en son propre lieu, ainsi comme

il estoit devant, à la loange de celuy qui vit et règne sans fin.



IX.


ANNEE: 1050.


Des noms des barons et des prélas qui la furent présens.



Si ne doit-on pas entrelaissier que l'en ne mette les noms d'aucuns qui là

furent, à la mémoire de ceux qui à venir seront.


Des prélas furent cils: Guy, archevesque de Sens; Robert, archevesque de

Cantorbie; Imbert, évesque de Paris; Elinant, évesque de Laon; Baudouyn,

évesque de Noyon; Gautier, évesque de Meaux; Frolans, évesque de Senlis. Si

amena chascun avec soy vaillans personnes et clers et lays. Des abbés

furent cils: premier, l'abbé Hues de Saint-Denys; Aubert, abbé de

Nermoustier; Jehan, abbé de Fescamp; Landry, abbé de

Saint-Pierre-de-Chartres; Robert, abbé de Saint-Pierre-de-Fossés; Raoul,

abbé de Saint-Remy de Rains. Si fu celui un des messages qui afferma devant

l'empereur que saint Denys l'aréopagite estoit en France, et si y fu

Geffroy, abbé de Coulons, et tous ces abbés avoient amené preud'homes et

religieux. Des barons furent cils présens: Huedes, le frère le roy;

Gautier, le conte de Pontis; Girart, conte du Corbueil; Yves, conte de

Beaumont; Galerant, conte de Meulant, et maint autres nobles hommes, sans

le grant nombre des simples chevaliers.



X.


ANNEE: 1051.


Coment le roy espousa la fille au roy de Roussie, dame de sainte vie. Et
coment la cite de Paris fu arse, et coment le roy fist couronner Phelippe
son fils ainsné. Après, de la mort le roy Henri.



[383]De la niepce Henri, l'empereur d'Allemaingne, que le roy eut espousée,

eut le roy une fille qui assez tost fu morte; la mère meisme ne vesqui puis

longuement; et le roy, qui pas ne voult estre sans femme, envoia Gautier,

évesque de Meaux, au roy de Roussie, et luy manda qu'il luy envoiast une

sienne fille qui avoit nom Anne; et cil le fist moult volentiers. Et quant

elle fu venue, le roy manda ses barons et l'espousa moult solempnellement.

Et la dame, qui sainte vie menoit, pensoit plus aux choses spirituelles qui

à venir sont que elle ne faisoit aux temporelles, en espérance qu'elle en

receust le loier en la vie perdurable. Une églyse fonda en la cité de

Senlis, en l'onneur de saint Vincent.


Note 383:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 47.


Beneureusement et glorieusement vesqui le roy avec ele long-temps, et

engendra en ele trois vaillans fils: Phelippe, Robert et Hues, qui fu

appelé Hues-le-Grant, et fu père Raoul, conte de Vermandois.


En ce temps fu arse la cité de Paris, et avecques, en tour ce temps, fu

famine trop grant qui dura bien sept ans. Phelippe, l'ainsné des trois

frères, fu oint et sacré au vivant de son père, et par son commandement;

car il estoit jà viel et débrisié; ce fu en l'an de l'Incarnation mil

soixante-dix. Eu l'an après morut Henri et fu enseveli en l'églyse

Saint-Denys avec son père et son aïeul et son bisaïeul, et les autres roys

qui laiens gisent. Cil roy Henri fu moult vaillant et moult courageux en

armes.




Ci finent les fais au bon roy Henri.





CI PARLE DU PREMIER

ROY PHELIPPE.





I.


ANNEES: 1080/1095.


Coment il saisi la contée de Vauquessin, et coment il ferma le chastel de
Montmelian. Et coment le duc Guillaume de Normandie passa en Angleterre et
occist le roy et saisi le roiaume. Et coment le pape Urbain fist croiserie
pour aler oultre-mer.



[384]Le roy Phelippe, qui fu le premier des roys qui par ce nom fust

appelé, vesqui en son temps moult en paix[385], et moult luy fu fortune

débonnaire. Femme prist qui Berthe fu appelée, fille le conte de Hollande

et sereur le conte Robert de Flandres. De celle eut une fille et un fils.

La fille eut nom Constance et le fils Loys. Puis fu-elle espousée à

Buiaumont, le prince d'Antioche. Le roy, qui véoit bien que son pouvoir et

sa seigneurie estoit moult amenuisiée, ce luy estoit avis, par le défaut de

ses ancesseurs, désiroit moult à mouteploier. En ce temps, estoit conte de

Bourges un vaillant chevalier qui Harpin avoit nom. Cil Harpin, si comme

aucunes escriptures dient, se croisa à la première croiserie de Perron

l'Hermite, qui fu en ce temps, et ala oultre-mer à la première muete; la

contée de Bourges vendit au roy Phelippe soixante mil sols[386].


Note 384:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 47.


Note 385:
Moult en paix.
Cela n'est pas dans le texte d'Aimoin, qui

se contente de donner à Philippe l'épithète de
Magnificus
.


Note 386: Harpin, comte ou vicomte de Bourges, a été célébré dans les

chansons de geste du treizième siècle. Celle de Lion le fait père du

héros principal, et, suivant elle, Harpin auroit été dépouillé de son

fief en punition d'un meurtre commis sous les yeux du roi de France.

Plus tard son fils Lion seroit revenu à Bourges et auroit été reconnu

comme le légitime héritier des domaines de son père. (Voyez le

manuscrit du Roi, fonds de Sorbonne, n° 450.)


Après ce, avint que guerre mut entre Geffroy-le-Barbu, conte d'Anjou, et

Fouques Rechin, son frère, qui conte estoit de Gastinois. Si estoit la

cause telle que Fouques se plaingnoit de ce que son frère luy avoit donné

trop petite partie de terre. Au roy Phelippe ala et luy promist que il luy

lairoit toute la contée de Gastinois, mais que il ne luy nuisist de la

guerre que il pensoit à mouvoir contre son frère. Et le roy se conseilla

sur ce, puis luy octroya volentiers. Lors vint Fouques à bataille contre

son frère et eut de luy victoire par l'aide des Angevins et des Torainois,

et le prist et le tint en sa prison jusques à la fin de sa vie; mais en

celle bataille eut assez occision de barons et d'autres gens. Après celle

victoire laissa au roy la contée de Gastinois, si comme il luy avoit

promis; mais les riches hommes et les chevaliers du païs ne vouldrent faire

hommage, jusques à tant qu'il eut juré, comme roy, que il tendroit les

anciennes coustumes du païs.


Ne scay quans ans après, si comme convoitise et malice croissent toujours,

le roy saisi et prist la contée de Vouquesin et la tint en sa seigneurie;

et ferma lors le chastel de Montmelian[387], contre le conte Huon de

Dampmartin. (Mais cy endroit doit chascun savoir que ceste contée de

Vouquesin muet[388] des fiés de Saint-Denys en France, et quiconque la

tient, il en doit l'ommage à l'abbé de laiens. Et le service du fié si est

tel que il doit porter ès batailles et ès osts l'oriflamme Monsieur saint

Denis, toutes les fois que le roy ostoie; et le roy la doit venir querre en

l'églyse par grant dévotion et prendre congié aux martyrs avant qu'il

meuve. Et quant il part de l'églyse, il s'en doit aler tout droit là où il

muet, sans tourner né çà né là en autre besoingrie[389].)


Note 387:
Montmelian.
D'après ce texte, le château de Montmelian

devoit être entre le Vexin et le comté do Dammartin en Goële. Cette

position est encore attestée par le rapprochement de deux passages du

roman de
Garin-le-Loherain
. Dans le premier, Fromont citant un don

que lui fit le roi:


Jà fust uns jor que m'éustes covent,

Quant vous chaciez devant
Montmelian
,

En la forêt qui à celui appent,

Quant à Begon donnas en chasement

La ducheté de Gascongne la grant.... etc.

(Tom. 1, p. 123.)


Et plus loin, Fromont revenant sur lu même point:


Vous savez bien l'emperères jadis

M'ot en covent quant il fu à Senlis,

Quant à Bégon la Gascongne rendit..., etc. (Id., p. 149.)


Il existe encore aujourd'hui, au-dessous des forêts d'Ermenonville et

de Chantilly, un petit bois de
Montmelian
, près d'un hameau nommé

Notre-Dame de Montmelian. C'est là qu'étoit le château fermé par le

roi Phillippe Ier.


Note 388:
Muet
est mouvante.


Note 389: De là l'opinion à tort soutenue par Ducange et autres

savans illustres, que nos rois auroient adopté

l'oriflamme de Saint-Denis seulement depuis la réunion du Vexin à la

couronne. Mais ce passage bien compris, et la charte de Louis-le-Gros

sur laquelle on s'est appuyé, prouvent justement le contraire. Voyez

une note de
Garin-le-Loherain
, tome 2, page 121. Voyez aussi le

précieux ouvrage de M. Rey sur le
Drapeau et les insignes de la
monarchie françoise
. Paris, 1836.


Incidence.
--Sept jours devant les kalendes de may, apparurent comètes au

ciel, près de cinq jours, et donnoient grant clarté contre occident.


En cest an meisme, avint que Guillaume, duc de Normandie, passa en

Angleterre; (le roy occist) et saisi le roiaume.


En cest an meisme, osta le roy Phelippe les chanoines lui estoient à

Saint-Martin-des-Champs, delez Paris, ainsi comme par divine inspiration,

pour ce qu'il vivoient déshonnestement et faisoient mauvaisement le

service. L'églyse donna à Saint-Pierre-de-Clugny et fist laiens venir les

moines de l'abbaïe, au temps l'abbé Huon.


[390]En l'an de l'Incarnation Nostre-Seigneur mil quatre vingt et quinze,

vint en France le pape Urbain; homme estoit plain de bonnes meurs et de

grant dévocion. Son concile assembla en la contée de Clermont en Auvergne.

Et quant le concile fu assemblé qui fu de trois cent et vint, que évesque

que abbés, il se leva au concile et commença à parler comme cil qui estoit

bien enparlé et de parfonde loquence. Lors les commença à enseigner et

amonester comment il se devoient maintenir et gouverner eulx et le peuple

de leur éveschié et de leurs diocèses par les provinces. Lors descendi en

plourant sur la povre terre d'oultre-mer où nostre Sauveur avoit esté mort

et vif et crucifié pour nos péchiés, que la gent sarrazine destruisoient,

si comme il avoit oï dire certainement; si amonestoit, à grans soupirs, le

peuple et les barons que elle fust secourue.


Note 390:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 48.


Sa parole, qui volentiers fu reçue ès cuers des bons crestiens par la vertu

u Saint-Esperit, fist grant fruit: car le très-vaillant Aimars, évesque du

Pui, se croisa tantost, embrasé de l'amour Nostre-Seigneur, comme cil qui

tant bien fist et tant fust sage et preux en secourre et en aidier en toute

manière la chevalerie de la crestienté; si comme il est apparent, ès fais

que le barnage[391] de France fist en celle voie.


Note 391:
Barnage.
Baronnage.


Après luy, se croisèrent les haulx hommes Hues-le-Grant[392], frère le roy

Phelippe; Raymont, le conte de saint Gile; Estienne, le conte de Blois;

Robert, conte de Flandres; Paiens de Kaneleu[393], Rogier de Rosoy et maint

autres princes du roiaume de France, outre chevalerie et gens de pié sans

nombre. Par la renommée de ceste croiserie, se croisèrent maint autres

nobles et princes en autres régions.


Note 392
Hues-le-Grant.
«Hugo magnus.» Cette finale du nom de

plusieurs membres de la famille capetienne ne doit-elle pas être

considérée comme analogue à celle des Charles de la seconde race.

Carlomannus
ou
Carlomagnus
,
Hugomagnus
, etc.


Note 393:
Paiens de Kaneleu.
Le latin du continuateur ne porte pas

ce nom ni le suivant.


En Sezile Buiaumons, le prince de Puille qui fu fils Robert Guichart,

estrait de la nacion des Normans; et le vaillant Tancrès, ses niés et maint

autres vaillans chevaliers de celle contrée; en Lorraine, le vaillant

Godefroy de Bouillon, Baudouyn et Eustace, ses frères, et maint autres

nobles princes de celle région. Et Nostre-Seigneur, qui vit leur intention

et leur bonne volenté, leur donna si grans graces que, après tant de paines

et de travaux que il souffrirent pour l'amour de Nostre-Seigneur,

prinstrent-il la grant cité de Nice et la noble cité d'Antioche, et puis

après la sainte cité de Jhérusalem et aultres plusieurs cités et chasteaux

sans nombre; et délivrèrent le saint sépulcre des paiens et de leurs

ordures, et les occistrent et destruirent, et orent tousjours victoire par

la vertu du Saint-Esperit. Et quant il orent ainsi esploicté, aucuns

retournèrent en leurs contrées et aucuns démourèrent au pays pour la terre

et le peuple deffendre, si comme Godeffroy de Bouillon, qui puis fu roy de

Jhérusalem, Baudouin et Eustace ses frères et maint autres barons.



II.


ANNEES: 1100/1101.


Coment le roy Phelippe refusa la royne Berthe sa femme et la mist en
prison. Et coment l'apostole l'escomenia et son roiaume. Et de Loys, son
fils, coment il deffendi viguereusement le roiaume contre le roy
d'Angleterre.



(Atant nous tairons de ceste matière qui pas n'appartient à nostre propos;

si parlerons du roy Phelippe et de son fils Loys qui, avec son père,

gouverna le roiaume, ains qu'il fust couronné jusques à ce qu'il alast de

vie à mort: et puis se fist couronner et régna tout seul; comme roy fier et

vertueux, si comme nous racompterons en ses propres fais.)


[394]Grant temps après refusa le roy Phelippe la royne Berthe, sa femme,

par l'amonestement du deable; du tout se retrait d'ele et la mist en un

fort chastel qui a nom Montrueil sur la mer, dont il l'avoit, devant ce,

douée, et s'abandonna à la luxure et avoultire, qui parestoit trop honteuse

chose à si hault homme. A Foulques Rechin, conte d'Angiers, tolli-il

Bertrade sa première femme; par plusieurs ans fu avec ele en avoultire et

la dame eut trois enfans de luy, deux fils et une fille. Les deux fils

furent Phelippe et Floire, et la fille fu puis contesse de Triple.

Longuement vesqui ainsi en avoultire, né oster ne s'en vouloit pour nul

amonnestement; mais l'apostoile, qui vouloit pourveoir au salut de s'ame,

et qui se doubtoit que Dieu ne l'en méist à raison par son deffaut, au jour

du jugement, escoménia luy et son roiaume; et le roy qui toutefois douta la

sentence par la grace que Nostre-Seigneur lui fist, laissa celle dame qu'il

avoit longuement tenue es avoultire, et reprist la royne Berthe, sa loyale

espouse. [395]Le damoiseau Loys, qui encore estoit en l'aage de douze ans

ou de treize ans, estoit tant beau et tant doulx et tant preux et tant bien

affaitié en toutes choses et plain de bonnes meurs, et tant amandoit

toujours en proesce et en courage que il donnoit bonne exemple de soy, aux

barons et au peuple, de son roiaume maintenir et gouverner, et des églyses

deffendre merveilleusement. Dont tous ceulx qui bien et paix aimoient en

estoient en grant désirier.


Note 394:
Aimoini continuatio, lib. V, cap. 49.


Note 395: A compter d'ici commence la traduction de la
Vita Ludovici
regis Philippi filii
, par le célèbre abbé de Saint-Denis, Suger.


Icil noble damoiseau s'accoustumoit à amer et à honnorer l'églyse de

Saint-Denys de France, selon la coustume de France ancienne et de

long-temps; et selon ce que ses ancesseurs la maintindrent, il la maintint

tousjours à grant chierté et à grant révérence, pour l'onneur des martyrs

desquels il estoit soustenu et aidié en ceste mortelle vie et par quelles

prières il attendoit à estre secouru quant à l'ame, après la mort; et si

pensoit à estre moine de léans, sé ce fust que estre péust. Mais tandis

comme il estoit encore en l'aage de douze ou de treize ans, se penoit-il

moult de venir à valeur et à proesce de grant homme, non pas à chacier né à

autres jeux enfantins à qui tel aage s'abandonne légièrement; ains

apprenoit et usoit des armes par qui l'on vient à proesce et à valeur; et,

sans faille, faire luy convenoit par force, sé il ne voulsist perdre son

roiaume par mauvaiseté et par paresse; car les plus grans et les plus

puissans des barons du roiaume le commencièrent à assaillir: et meismement

le puissant et le couragieux roy d'Angleterre, fils Guillaume, duc de

Normandie, qui Angleterre conquist et fust appelé Guillaume le bastart. Et

pour ce que il commença à estre assailli si jeune, fu il preux, par les

grans besoingnes qui luy sourdoient de toutes pars: car vertu et proesce

croit par us et par travail endurer, et en devient on sage et pourveus aux

grant besoingnes, et en vient-on souvent à grans emprises. Et par ce

s'enfuit paresse et oisiveté, qui trop font de maus à ceus qui les

maintiennent; car ainsi comme dit le sage: «Oisiveté et paresse

admenistrent nourrissement aux vices.»


Cil roy Guillaume d'Angleterre estoit chevalier merveilleus aux armes et

sur tous hommes estoit convoiteux et désirant d'acquerre los et renommée.

Quant il eut deshireté son ainsné frère, Robert, le duc de Normandie, de

toute la duchée, si comme elle s'estent, après ce qu'il s'en fust alé

oultre-mer, si se commença à approchier des marches du roiaume de France et

à assaillir le noble damoisel Loys, en toutes les manières qu'il povoit.

Semblablement et dessemblablement guerroioient l'un l'autre: semblablement

en ce que l'un né l'autre ne se tenoit maté né vaincu; dessemblablement en

ce que le roy Guillaume estoit fort et aduré et parcréur d'aage, comblé

d'avoir et large despendeur, et que merveilleusement savoit atraire à luy

chevaliers et soudoiers; et que le jouvenceau Loys estoit povre d'avoir et

jeune d'aage, et se gardoit de grever le roiaume que son père tenoit encore

en sa main: et si, osoit maintenir guerre et contrester à si puissant homme

et si riche, par proesce de chevalerie et par hardement de cuer tant

seulement. Dont véissiez le noble damoisel chevauchier par le païs, à tant

de chevaliers comme il povoit avoir, une heure ès marches de Berri, autre

heure ès marches d'Auvergne: né jà, pour ce, ne le véist on moins tost en

Vauquessin, quant mestier en estoit. Et assembloit souvent au roy Guillaume

d'Angleterre, à trois cens chevaliers ou à cinq cens ou à moins, encontre

dix mille chevaliers. Si avenoit souvent selon la doubteuse avanture de

bataille, que il desconfisoit ses ennemis et tel fois qu'il restoit

desconfi. Et en tels poingnéis prenoit-on souvent des plus nobles barons,

d'une part et d'autre. Une heure en prist, le damoiseau Loys, des plus

nobles que le roy d'Angleterre eust, comme le noble conte Simon, Gilebert,

seigneur de l'Aigle, qui, à ce temps estoit le plus prisié chevalier de

toute Normandie et Angleterre[396], et Paiens, le seigneur de Gisors, à qui

le roy d'Angleterre ferma lors premièrement le chastel de Gisors[397], et

d'autre part reprist, le roy d Angleterre, des plus vaillans chevaliers de

France, comme le vaillant conte Mathieu de Beaumont, le noble conte Simon

de Montfort[398], et Paiens, le seigneur de Montjay. Mais l'angoisse et la

destresse d'avoir, pour les soubdoiers paier, fist tost venir à raençon les

prisonniers au roy Anglais; mais les prisonniers de France ne peurent pas

estre si tost délivrés; ains furent en prison longuement, n'oncques par

mille raençon n'en porent eschapper jusques à tant qu'il eurent fait

hommage au roy d'Angleterre et qu'il eurent juré sur sains qu'il luy

seroient en aide à leur povoir contre le roy et contre le roiaume de

France.


Note 396:
Gilebert de Laigle
est honorablement mentionné par le

poète Geoffroi Gaimard. Voyez les fragmens de ce poète, publiés par

M. Fr. Michel. (Rouen, 1830, p. 56.) Il étoit à côté du roi Guillaume

le Roux, quand celui-ci fu mortellement frappé par Tyrrel, à la

chasse.


Note 397: Le sens est ici mal rendu; c'est
Paiens
que Suger indique

comme ayant fermé ce chateau: «Paganum de Gisortio, qui castrum idem

primo munivit.»


Note 398: Simon Ier, fils d'
Amauri
Ier, celui qui fortifia

Montfort-l'Amauri
.



III.


ANNEE: 1106.


Coment le roy Guillaume d'Angleterre, desiroit à avoir le roiaume de
France, et coment il grevoit povres gens et l'Églyse, et ravissoit leurs
biens; et coment il fu occis soudainement d'une saiete, par la divine
vengeance.



Lors disoit-on que cil roy Guillaume d'Angleterre, qui trop estoit fier et

orgueilleux, béoit à avoir le roiaume de France. Car le noble damoiseau

Loys estoit tout seul demouré droit hoir du roy Phelippe et de la royne

Berthe, qui sereur estoit Robert, le conte de Flandres. Si avoit-il deulx

autres fils, Phelippe et Floire, de Bertrade, la contesse d'Angiers, qu'il

avoit louguement maintenue par-dessus sa femme espousée; mais nul ne

s'attendoit que nul en deust régner, pour ce qu'il estoient nés en

avoultire, sé il avenist par ayanture que le noble Loys mourut. A ce

s'atendoit le roy Guillaume, si comme l'on cuidoit. Mais pour ce que ce

n'est pas droit né chose naturele que François soient en la subjeccion

d'Anglois, ains est droit que Anglois soient en la subjeccion

françoise[399], avint tout autrement qu'il ne cuidoit; si luy tolli

s'espérance la fin de la guerre. Car celle guerre eut jà duré trois ans et

plus; et le roy Guillaume vit qu'il n'en pourroit venir à chief, né par ses

Anglois né par ses Normans, si comme il cuidoit premièrement, né par les

François meisme qu'il avoit à luy alié par serement et par fiance. Si

laissa la guerre tout de son gré, et passa en Angleterre.


Note 399: Notre traducteur commet ici un contre-sens qui n'est

peut-être pas complètement involontaire. Suger dit: «Parce qu'il

n'est pas permis que les François soient soumis aux Anglois, ni même

les Anglois aux François.»
Quia nec fas nec naturale est Francos
Anglis, imò Anglos Francis subjici, etc.


Après ce avint, un jour qu'il chaçoit en une forest qui avoit nom

Neuveselve, que il fu soudainement occis d'une saiete, si que pluseurs

cuidèrent qu'il eust esté occis par la divine vengeance et à bon droit, car

il guerroioit povres, gens cruellement et essilloit les églyses et trop

angoisseusement ravissoit leurs biens quant les prélas mouroient. Ce cas fu

mis de pluseurs gens sur un hault homme d'Angleterre qui avoit nom Gautier

Thirel; mais il jura puis, sur sains, devant pluseurs, non pas pour ce

qu'il en doubtast rien, comme cil qui coupe n'y avoit[400], que oncques,

celuy jour que le roy avoit esté occis, n'avoit-il esté en la forest, celle

part, né veu ne l'avoit en celle journée. Dont il est bien apparissant que

la cruauté de si puissant homme fu abatue et chastoiée par la divine

puissance; en manière que cil qui les autres travailloit à tort fu

travaillié sans fin, et cil qui tout convoitoit fu du tout despouillié. A

Dieu tant seulement qui desceint les baudrès[2] des roys quant il luy

plaist sont soubmis les roys et les roiaumes.


Note 400: La traduction est obscure et incomplète. Ici Suger se met

en scène, et dit avoir lui-même entendu Gautier Tirrel jurer de son

innocence. «Quem cum nec timeret nec speraret, jurejurando sæpius

audivimus, et quasi sacrosanctum asserere, etc.» Mais, ce témoignage

de Suger ne me satisfait pas complètement; lu désir de fonder une

onjecture édifiante y paroît trop. D'ailleurs tous les historiens

anglois s'accordent à accuser de la mort du roi, non pas la

vengeance, mais la maladresse de Geoffroi Tirrel. (Voyez Orderic

Vital, Gaimar, Wace; Eadmer et les autres.).


Note 401:
Les baudrés.
Aujourd'hui
baudriers
, du latin

baltheum
, dont se sert Suger. De même dans Garin le Loherain:


Aubris fu biaus, eschevis et molés,

Gros par espaules, graisles par le
baudré
.

(T. I, p. 85.)


Après ce roy Guillaume, vint au roiaume son mendre frère, Henri, qui tant

fu sage et puissant: sa grant valeur et son grant sens fu puis sceu et

cogneu, comme nous dirons cy-après. Si avint ainsi qu'il fu roy

d'Angleterre, pour ce que son aisné frère, le vaillant Robert, estoit au

temps de lors au grant ost des nobles barons qui estoient meus au saint

sépulcre. Et pour ce que nous n'avons pas en propos de retraire les fais

des Anglois, fors de tant comme il appartient à nostre matière, nous en

convient taire, jusques à tant que l'istoire en fera mencion.



IV.


ANNEE: 1106.


Coment le noble jouvencel Loys amoit les églyses et les povres, et
combatoit noblement pour metre pais entre les barons qui guerroioient les
uns les autres.



Loys, le noble jouvenceau, estoit jà grant et parcréu; et de tant comme il

estoit tenu à simple de pluseurs[402], de tant se penoit-il plus de

pourveoir le profit des églyses; et comme courageux et defendeur du siècle

et du règne de son père, se traveilloit pour la paix du clergié, et des

gaigneurs et des povres gens: car la paix et le repos avoient jà esté si

longuement en desaccoustumance au roiaume de France, et tant avoient-il

esté troublés, que nul ne savoit mais que estoit joie né paix.


Note 402: Suger dit: «Ludovicus itaque famosus juveuis, jocundus,

gratus et benevolus (quo etiam à quibusdam simplex reputebatur), etc.


Si avint en ce temps que entre l'abbé Adam de Saint-Denys et Bouchart, le

seigneur de Montmorency, sourdi contens pour aucunes besoingnes et

coustumes de leurs terres qui ensemble marchissoient. Et à ce montèrent les

paroles que cil Bouchart rompi son hommage, et s'entredeffièrent et

s'entrecoururent sus, à armes et à bataille, et ardi l'un à l'autre sa

terre. Mais ceste nouvelle vint tantost au vaillant roy Loys qui moult en

eut grant desdaing. Cestui Bouchart fist tantost semondre de droit par

devant le roy Phelippe, son père, à Poissy le chastel. Cil se défailli du

tout de droit oïr et de obéir au jugement; et s'emparti de court ainsi. Né,

pour ce, ne fu-il pas retenu, car ce n'est pas coustume en France; mais il

apprist, assez tost après, quelle paine doit porter le subgiet orgueilleux

vers son seigneur. Semondre fist ses osts Loys et ala sur luy à armes, et

sur ses aides; c'est sur le conte Mathieu de Beaumont et sur Droon, le

seigneur de Moncy[403], qui estoient ses jurés de ceste entreprise, et

chevaliers merveilleux. En la terre Bouchart entra premièrement et gasta

tout par feu et par glaive, fors son chastel. Si mist le siège entour, que

de ses propres gens que des gens Robert, son oncle, le conte de Flandres;

et, tant le destraint qu'il vint à luy à mercy, et se mist sur luy, hault

et bas, de toute la querelle.


Note 403:
Moncy.
«Monciacensem.» C'est aujourd'hui

Mouchy-le-chatel
, village de Picardie (département de l'Oise), à 4

lieues de Beauvais.


Après, rassailli de guerre, Droon de Moncy, pour ce meisme et pour autres

griefs qu'il faisoit à l'églyse Saint-Pierre de Beauvais. Devant son

chastel vint à grant plenté de chevaliers et d'arbalestriers. Cil Droon

issi hors et assembla ses gens assez près de son chastel; mais cil qui le

règne deffendoit le fist assez tost flatir ens[404] parmy les portes, luy

et sa gent. Mais ce ne fu pas sans luy, car il les suivoit au dos de si

près qu'il se féri en eulx de vive force jusques au milieu dn chastel,

comme preux et hardi. Maint grans cops y feri le preux Loys et maint en

reçut, n'oncques issir n'en daigna jusques à tant que il eust tout le

chastel ars, jusques à la maistre tour. Si esloit de si grant cuer et de si

fière proesce qu'oncques ne daigna eschiver le grant embrasement du

chastel, tout fust-ce grant péril à luy et à son ost. Et tant y souffri

qu'il luy prist un grant enroueure qui longuement luy dura. En telle

manière les soubmist et humilia à la volenté Nostre-Seigneur à qui la cause

de la guerre estoit.


Note 404:
Flatir ens.
Se précipiter au travers.


En ces entrefaites mut contens entre Huon, le seigneur de Clermont qui home

estoit simple et sans malice, et Mathieu, le conte de Beaumont; pour ce que

le conte Mathieu, qui sa fille avoit espousée, luy tolloit à force la

moitié du chastel de Lusarches; car l'autre moitié tenoit-il pour raison de

sa femme. Si l'avoit tout saisi et bien garni; au damoisel Loys s'en ala
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