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Les grandes chroniques de France (3/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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concile furent leues les épistres que l'apostoile envoioit aux lais, et si

fu leue la manière coment l'empereur fu esleu et la confirmation des prélas

du royaume d'Ytalie, et les chapistres qu'il establi et qu'il fist

confermer à tous et qu'il commanda à confermer aux évesques de cà les mons:

et atant départi le concile à cette journée.


En la cinquième nonne de juillet[107], s'assemblèrent de rechief les prélas

sans l'empereur. Là ot contens et plainctes des prestres des diverses

paroisses qui se plaignoient aux messages l'apostoile d'aucuns griefs: et

atant départi le concile sans plus faire à cette journée.


Note 107:
Juillet.
Le latin dit:
Juin
.


En la quatrième nonne du meisme moys, assemblèrent les prélas, si fu lors

l'empereur présent. Là meisme oï les messages Loys son frère, le roy de

Germanie, Gilebert l'archevesque de Couloigne, et deux contes Adalart et

Maingaut. De par leur seigneur requéroient partie du règne l'empereur Loys

le fils Lothaire, qui par droict héritage luy aferoit, ensi comme

luy-meisme l'avoit créanté par son serement. Lors commença Jehan le Toscan

à lire l'épistre l'apostoile Jehan qu'il envoioit aux évesques du royaume

Loys, si en bailla l'exemplaire à Gilebert l'archevesque de Couloigne, et

li commanda que il l'aportast aux évesques à qui elle estoit envoiée: et

atant départi le concile à cette journée.


En la sixième yde de juing[108], assemblèrent les évesques derechief; et

entour l'eure de nonne vint le message l'apostoile Léon, évesque et nepveu

l'apostoile, et ung autre qui Pierre avoit nom. Si apportoient épistres à

l'empereur et à l'empereris et salut aux évesques. Atant se départi le

concile en cette journée.


Note 108:
Juin.
Le latin dit:
Juillet
.


En la cinquième yde de juing assemblèrent les prélas. Là fut lue l'épistre

de la dampnation de Georges, l'évesque de Formose[109], et tous ceulx qui à

luy se consentoient. Là furent présentées à l'empereur de par l'apostoile

et entre les autres ung sceptre et ung baston d'or, et à l'empereris draps

de soie et ung fermail à pierres précieuses. Atant départi le concile à

cette journée.


Note 109:
De Georges, l'évesque de Formose.
Il falloit:
De
l'évêque Formose
. Le latin porte: «Lecta est Apostoli epistola de

damnatione Formosi episcopi, Gregorii Nomenclatoris et consentientium

eis.»



IX.


ANNEE: 876.


Coment le concile assembla de rechief, et coment les causes des églyses
furent débatues. Coment aucuns des Normans furent baptisiés qui puis
retournèrent à la mescréandise. De la mort le roy Loys de Germanie. Des
ormans qui se mistrent en Saine atout cent barges.



Le jour devant la première yde de juing rassembla le concile; mais avant

qu'il fust commencié i envoia l'empereur les messages l'apostoile pour

parler aux archevesques et aux évesques, pour eulx reprendre de ce qu'il

n'estoient pas venus le jour, si comme il leur avoit mandé; mais il

respondirent si raisonnablement que l'en s'en dust tenir apaié. De rechief

fut leue l'épistre l'apostoile de l'archevesque Ansegise, par le

commandement l'empereur: et la lut Jehan le Toscan, l'un des messages

l'apostoile. Si fu demandé de rechief aux prélas nouvelle responce, et il

respondirent que volentiers obéiroient, selon la rieule des canons, ainsi

comme leurs ancesseurs avoient obéis aux siens. Lors fu leur responce plus

légièrement receue que elle n'avoit esté devant, en la présence de

l'empereur. Après ce, fu parlé et disputé par devant les messages

l'apostoile de la clameur des prestres des diverses paroisses. Après ce,

refu oïe la cause et la complaincte Frotaire l'archevesque de Bordeaux, de

ce qu'il ne pouvoit demourer en sa cité, pour le grief que les Sarrasins li

faisoient. Pour ce requieroit qu'il peust venir à l'archeveschié de Borges;

mais sa requeste fut contredite de tous les évesques. Lors commandèrent les

messages l'apostoile qu'il assemblassent tous de rechief en la dix-septième

kalende d'aoust, bon matin; et quant il furent assemblés à cette journée si

vint l'empereur au concile, entour l'eure de nonne, couronné et appareillé

à la guise de Griex; et si l'amenoient les messages l'apostoile qui

estoient vestus à la guise de Rome, et le conduisirent jusques au milieu

des évesques qui estoient aussi revestus en aornemens de saincte Églyse. Si

avoient leurs mitres en leurs chiefs et leurs croces en leurs mains. Lors

fu chantée cette anthienne
Exaudi nos Domine
, à tout vers, et le

Gloria
. Après le
Kyriel
dist l'oraison l'évesque Léon, et quant tous

furent assis, Jehan l'évesque d'Arete, message l'apostoile, lut devant tous

un libelle dont la sentence estoit sans raison et sans auctorité. Après, se

leva Hues l'évesque de Beauvais, et lut une cédule que les messagiers

l'apostoile, et Ansegise, archevesque de Sens, et il meisme avoient faicte

et dictée sans l'assentement du concile; dans laquelle aucuns chapistres

estoient contenus qui entre eulx-meismes estoient contraires et

discordables. Et pour ce ne feurent pas là mis qu'il n'avoient né raison né

auctorité. De rechief fu mené question de la primacie en l'églyse

l'archevesque de Sens, et quant l'empereur et les messages l'apostoile en

eurent assez parlé et discuté entre les prélas, si n'en fut-il plus que il

en ot esté à la première journée du concile. Adonc se levèrent Pierre

l'archevesque de Forosimpre[110], et Jehan le Toscan; en la chambre le

roy s'en alèrent et amenèrent l'empereris toute couronnée, en estant se

tint de lès l'empereur. Lors se levèrent tous les prélas en estant en leur

ordre, Léon l'archevesque et le Touscan Jehan commencèrent leurs loenges et

graces à Dieu que l'évesque Léon accomplit par une oraison. Si se départit

le concile atant. Aux messages l'apostole l'empereur donna dons et présens,

congié pristrent atant et retournèrent à Rome. Avec eulx envoia l'empereur

en message Ansegise l'archevesque de Sens, et Algaires l'archevesque

d'Ostun.


Note 110:
Forosimpre.
Le latin porte:
Forum Sempronii
. C'est

aujourd'hui
Fossombrone
, dans le duché d'Urbin.


Incidence.
--Entre ces choses fit l'abbé Hues baptiser aucuns Normans qui

puis furent amenés à l'empereur qui leur fist donner dons. Atant

retournèrent à leur gent et puis repristrent leur mescréandise et

vesquirent païens comme devant. En la quinte kalende d'aoust se parti

l'empereur de Pontigon et retourna en France par Chalons. Là demoura

jusques aux ydes d'aoust pour une maladie qui le prist. En la dix-septième

kalende de septembre, vint à Rains et de Rains droict à Senlis; deux

messages l'apostoile qui estoient demourés, Jehan l'évesque d'Arete et

Jehan le Touscan, et l'évesque Hues de Beauvais envoia en message à Loys

son frère le roy de Germanie. Ces trois n'envoia par tant seulement, ains y

envoia ses fils et autres princes du royaume. Mais après qu'il furent mus,

vindrent nouvelles à l'empereur que son frère Loys, à qui il envoioit ses

messages, estoit trespassé en son palais de Franquefort, en la cinquième

kalende de septembre, et estoit ensépulturé en l'églyse Saint-Nazaire.

Tantost se parti l'empereur de Carisy et s'en ala à Satenai[111]. Ses

messages envoia aux barons du royaume, et s'appensa qu'il iroit tandis en

la cité de Mez pour eulx attendre là et récevoir. De propos changea et s'en

ala à Ais-la-Chapelle et mena avec soi les deux messages l'apostoile. De

Ais s'en ala à Couloigne. Assez fit-on de mal en cette voie; car ceulx qui

avec li estoient tolloient quoi qu'ils trouvoient, sans nul regart de

pitié.


Note 111:
Satanacum.
Stenay.


Incidence.
--En ce temps vindrent Normans en France par mer et entrèrent

en Saine à tout cent barges. Ces nouvelles furent contées à l'empereur en

la cité de Couloigne; mais oncques pour ce ne laissa à faire ce qu'il avoit

en propos.



X.


ANNEE: 876.


De Loys le neveu Charles-le-Chauf et des juises[112] qu'il fist de trente
hommes pour savoir sé son oncle avoit droict. Et coment Charles le cuida
seurprendre. Et coment il et sa gent feurent desconfits. Et coment la reyne
Richeut s'enfuit et enfanta en la voie, et coment les Normans entrèrent de
rechief en Saine à navires.


Note 112:
Juises.
Jugemens. Et mieux ici: Epreuves judiciaires. Le

latin dit: «Hludowicus, Hludowici regis filius, decem homines aqua

calida, et decem ferro calido, et decem aqua frigida ad judicium

misit coram eis qui cum illo erant.»


Loys, le neyeu Charles l'empereur, qui fils ot été le roy Loys de Germanie

son frère, estoit de là le Rhin à grant ost de Saisnes et de Thoringiens. A

Charles l'empereur son oncle envoia messages; s'amour et sa volenté bonne

requeroit, mais il ne la pouvoit avoir. Lors se doubta moult et cil qui

avec luy estoient: jeusnes et oroisons firent et chantèrent lethanies dont

la gent l'empereur ne se faisoient sé gaber non. Un juise de trente hommes

fit faire pour savoir quel droict son oncle avoit au royaume son père. Le

juise de dix fut par eaue boulante, et le juise des autres dix par fers

chaus, et le tiers juise des autres dix par eaue froide. Lors prièrent tous

à Dieu que il voulust faire démonstrance sé son oncle devoit rien plus

avoir au royaume, par droict, que son père luy avoit laissié, pour raison

de la partie qui de Lothaire leur frère leur estoit eschue. Après cette

prière furent trouvés les trente hommes tous sains et haitiés. Par ce fu

certain qu'il avoit droict et son oncle tort. Lors passa entre le Rin luy

et sa gent à un chastel qui a nom Andrenac: Et quant l'empereur sceut ce,

si manda à l'abbé Hildouin et à l'évesque Francone qu'il emmenassent

Richeut l'empereris à Haristalle. Son ost assembla et chevaucha sur le

rivage du Rin contre Loys son nepveu; mais toutes voies se pourpensa-il et

li manda qu'il envoiast de ceulx de son conseil et il enverroit aussi de

ceulx des siens pour traitier de paix. De ce fu Loys moult lié et moult

asseuré quand il sceut que son oncle ne viendroit pas sur luy à armes. (Ce

qu'ils firent de la besoigne à cette assemblée ne parle pas l'istoire.)


Mais quant ce vint après, ès nonnes d'octobre, l'empereur devisa ses

batailles et vint par nuit à bannières levées, par une haulte voie et

estroite qui moult estoit et fors et griève à trespasser; sur son nepveu et

sur sa gent se cuida embattre soudainement; car il les cuida trouver

despourvus. Ainsi chevaucha toute nuit jusques à tant qu'il vint à une

ville qui a nom Andrenac. Moult furent las et travaillés les hommes et les

chevaux pour la grieté de la voie et pour la pluie qui toute la nuit estoit

cheue sur eulx. Mais autrement ala la besoigne qu'il ne cuida. Car son

nepveu en fu tout pourveu[113] et luy fu dit que il venoit sus luy à grand

ost et bien appareillié: et cil tantost ordenna et mist en conroi tant de

gens comme il pot avoir et se traict d'autre part là où il les cuida plus

attendre seurement. Sus li courut l'empereur et sa gent, et ceulx se

deffendirent si bien et si fortement que les premières batailles des gens

l'empereur fuirent et resortirent arrières jusques soubs luy et soubs sa

bataille. Lors tournèrent tous communément en fuite si que l'empereur

eschappa et s'en fuit à peu de gens. Si feurent là plusieurs empeschiés qui

bien fussent eschappés sé il fussent vuis; mais il portoient les choses à

l'empereur et les harnois de l'ost et cuidèrent suivre les autres; mais

quand ce vint à l'entrée des voies qui estoient hautes et estroites, si fut

la presse si grant que le passage fut du tout estoupé[114]. (Là se

retornèrent et se contrestèrent tant comme il peurent.) Si furent occis en

cette foute le conte Renier et le conte Geromme, et mains autres. Si furent

pris en cette place, et dans un bois près d'ilec, l'evesque Othulphe et

l'abbé Gaulin, le conte Aledrans, le conte Bernart et le conte Ebroin et

mains autres grans hommes. Là ravirent et prindrent les gens Loys[115]

viandes, harnais et quanque les marchans de l'ost portoient. Si fu là

accomplie la prophétie qui dit: «honte et male avanture sera à ceulx qui

proie feront, car il meismes seront proié.» Et ainsi en advint-il. Car tout

quanque les proieurs de l'ost l'empereur avoient proié, et il-meismes

feurent proie de leurs ennemis. Les autres qui pas ne furent pris furent

robés par les vilains du pays, si que il demeurèrent tres-tous nus, et qu'il

convenoit qu'il fussent torchés de fain pour couvrir leur natures; mais

toutevoies ne les tuèrent-il pas. Quand ma dame Richeut l'empereris oï

nouvelles de cette desconfiture et de la fuite l'empereur, sé elle eut

grant paour ce ne fu pas de merveille. Par nuit, endroit les coqs chantans,

se mit à la fuite si grosse comme elle estoit, et tant se travailla qu'elle

enfanta un enfant en cette voie. Et quant il fu né elle le fit porter

devant elle en fuyant jusques à tant qu'elle vint à Atigny[116]. Après

cette desconfiture vint l'empereur à Saint-Lembert de Liège. A luy vindrent

abbé Hildouin et l'évesque Francone, qui l'empereris avoient conduite à

Haristalle, et furent avecques luy jusques à tant qu'il vint à Atigny après

l'empereris. De là s'en ala à Duzy puis retorna à Atigny, et là tint le

parlement entour la feste Saint-Martin[117]. Et Loys qui eut eue victoire

de son oncle[118] se partit d'Andrenac et s'en ala à Ais-la-Chapelle. Là

démoura trois jours, et puis s'en ala à Conflans[119] encontre Charles son

frère qui revenoit parler à luy. Et quand il eurent ensemble parlé, Charles

s'en retourna en Allemagne par la cité de Mez. Et Loys passa oultre le Rin.

Mais Charlemaine leur frère ne vint pas à eulx né à l'empereur leur oncle

qui mandé l'avoit; si fut pour ce qu'il estoit encore empeschié pour la

guerre qu'il menoit contre les Wandres. L'empereur envoia en ce contemple

le conte Conrart et autres princes aux Normans, qui par navires estoient

entrés en Saine, et leur dict que il fissent à eulx telle paix ou trèves

comme il pourroient, et puis retournassent à luy au parlement pour nuncier

ce qu'il auroient faict. Lors s'en ala à Saumouci pour tenir son parlement.

Là vindrent à luy ses hommes de la partie du royaume Lothaire son frère,

qui estoient eschappés de la desconfiture d'Andrenac. Volentiers les receut

et leur donna dons et bénéfices. Aux uns donna petites abbaïes, si comme

elles estoient tout entières, et aus autres petits bénéfices de l'abbaïe

Marcienne[120] qu'il avoit devisée et démembrée. Et après ordonna et

commenda que le fleuve de Saine feust bien gardé à plenté de bonnes gens de

çà et de là, pour les Normans qui y devoient entrer à galies. Après ces

choses s'en vint à Verzeny[121]. La fu si durement malade qu'il cuida

mourir, et tant y demeura que la Nativité fust passée en l'an de

l'Incarnation huit cent soixante dix-sept[122]. Et quant il fu trespassé de

sa maladie et guari, si s'en ala à Compiègne. Avant qu'il s'en partist, le

fils que l'empereris eut enfanté en la fuite avant qu'elle peust venir à

Atigny[123], fu mort. Charles estoit nommé; si l'avoit levé de fons Boson

son oncle, qui frère estoit l'empereris sa mère. A Saint-Denys fu le corps

porté et enterré en l'églyse.


Note 113:
Tout pourveu.
Plusieurs manuscrits portent
accointié
.

J'ai préféré la leçon du n°6, Suppl. franç.


Note 114: La phrase précédente a été mal rendue. Voici le latin:

«Multi autem qui effugere poterant impediti sunt, quoniam omnes Sagmæ

imperatoris et aliorum qui cum eo erant, sed et mercatores ac scuta

vendentes, imperatorem et hostem sequebantur, et in angusto itinere

fugientibus viam clauserunt.»


Note 115:
Les gens Loys.
Le latin porte:
Hostis Hludowici
. On

voit qu'ici le mot
hostis
à le sens du mot françois
ost
.


Note 116:
A Atigny.
Ce n'est certainement pas Attigny. Les textes

latins portent:
Antennacum
. Valois écrit que c'est encore

Andernach;
l'abbé Lebœuf reconnoît plutôt ici
Antenais
, petit

village situé dans le diocèse de Reims, entre Hautvillers et

Chatillon. Cette dernière opinion paroît plus vraisemblable, si l'on

songe qu'
Andernacum
, nommé plus bas, ne peut être l'endroit où

s'étoit réfugiée l'impératrice.


Note 117 Toute cette phrase est inexactement traduite. «Inde Duciacum

adiit, usque ad Antennacum rediit, et placitum suum in Salmontiaco,

quindecimo die post missam S. Martini condixit.» Il s'agit ici de

Samoucy
, près de Laon.


Note 118:
De son oncle.
Il falloit:
De son frère
. Le latin dit:

«Hludowicus Hludowici quondam regis filius.»


Note 119:
Conflans.
«Ad Confluentes.» Sans doute
Coblentz
.


Note 120
Marcienne.
«De abbatiâ Marcianus.» C'est
Marchiennes
.


Note 121:
Verzeny
«Virzinniacum villam.» C'est évidemment

Verzenay
, dans la montagne de Reims, à une lieue de
Saint-Basle

ou
Verzy
, et à trois lieues d'
Antenay
.


Note 122:
Annal. S.-Bertini, anno 877.


Note 123:
Atigny.
Il faudroit encore:
Antenay
.



XI.


ANNEE: 877.


Coment l'apostole Jehan manda à l'empereur Charles-le-Chauf qu'il
secourust et défendist l'églyse de Rome, si comme il y estoit tenu. Et puis
coment Charles passa les mons et mena la royne Richeut, et coment il
retourna et oï dire que Charles son nepveu venoit sur luy: et de sa mort.



Tout le caresme demoura l'empereur à Compiègne et y célébra la

Résurrection. Avant qu'il s'en partist vindrent à cour les messages

l'apostoile Jehan. Si estoient deux évesques et avoient ambedeux nom

Pierres. Par eulx lui mandoit l'apostoile et par bouche et par lettres

qu'il visitast l'églyse de Rome, et qu'il la délivrast et deffendist des

païens si comme il l'avoit promis par son serement. Es kalendes de may fist

assembler concile à Compiègne des évesques de la province de Rains et des

autres provinces. Si fist dédier l'églyse (de Saint-Cornille) qu'il avoit

fondée en son propre palais, en présence des prélats et des messages

l'apostoile. Là meisme fist-il parlement des barons et fu ordenné coment

Loys son fils gouverneroit le royaume par le conseil des barons, jusques à

tant qu'il fust retourné de Rome, et coment il recevroit le treu de l'une

des parties du royaume de France, qui estoit accoustumé à rendre, avant la

mort le roy Lothaire, et du royaume de Bourgogne. Ce treu si estoit cueilly

sur toutes manières de gens, sur gens lais et sur prestres, et sur des

églyses. Des uns plus, des autres moins, selon que il estoient. La somme de

ce treu se montoit à cinq mille livres d'argent à poids[124], et ce treu

payoient en Neustrie et évesques et autres gens, par convenant fait aus

Normans qui par Saine estoient entrés.


Note 124: Ce passage précieux des Annales Bertiniennes n'est pas ici

complètement traduit. Le voici: «Quomodo tributum de parte regni

Franciæ quam ante mortem Lotharii habuit, sed et de Burgundiâ

exigeretur, disposuit. Scilicet ut de mansis indominicatis solidus

unus: de uno quoque manso ingenuli quatuor denarii de censu dominico,

et quatuor de facultate mansuarii. Et unusquisque episcopus de

presbyteris suæ parochiæ, secundùm quod unicuique possibile erat, à

quo plurimùm quinque solidos, à quo minimum quatuor denarios,

episcopi de singulis presbyteris acciperent, et missis dominicis

redderent. Sed et de thesauris ecclesiarum, prout quantitas loci

extitit, ad idem tributum exsolvendum acceptum fuit. Summa vero

tributi fuerunt quinque millia libræ argenti, ad pensam.»


Ces choses ainsi ordennées, l'empereur se parti de Compiègne et s'en ala à

Soissons, et de Soissons à Rains, puis à Chalons et puis à Lengres. Lors se

mistrent à la voie, il et l'empereris, à grand plenté de sommiers tous

troussés d'or et d'argent et d'autres richesses. Les mons passa. Quant il

fu ès plaines de Lombardie si encontra l'évesque Algaire, qu'il avoit

envoié à l'apostoile Jehan pour estre au concile que il devoit tenir à

Rome. L'exemplaire du concile luy bailla pour grand don, et l'empereur le

receut liement, car sa confirmation y estoit contenue. Si estoit telle la

sentence que la promotion et l'élection qui avoit esté faicte l'an devant à

Rome de l'empereur Charles, roy de France, estoit ferme et estable à tous

les jours de sa vie. Si estoit loié et de tel lien que sé aucun de quelque

estat, de quelque ordre, de quelque profession qu'il feust, vouloit

encontre aller, si estoit-il escomenié et tenu en excommuniement jusques à

satisfaction. Tous ceulx qui ce pourchaceroient et qui seroient du conseil,

sé il estoient clers, qu'il soient déposés de leurs ordres; et sé il

estoient lays, que il fussent excommeniés perpétuellement. Et pour ce que

le concile qui eut esté célébré à Pontigone[125] l'an devant, n'avoit rien

profitié, fu-il establi que cil fust ferme et estable. Après luy nuncia

l'évesque Algaire que l'apostoile luy venoit encontre et devoit estre à luy

à la cité de Pavie. Tantost y envoia l'empereur Odoaire, notaire du secont

escrin, pour procurer et pour appareiller les nécessités l'apostoile; avec

luy furent le conte Goirant, Pepin et Heribert; et puis se hasta d'aller

encontre luy. Si l'encontra à Verziaux[126]. Moult honorablement le receut;

et puis alèrent jusqu'à Pavie. Là vindrent nouvelles certaines que

Charlemaine, son neveu, venoit sur luy à grant plenté de gens. Pour ces

nouvelles laissièrent Pavie et s'en alèrent à Tardonne[127]. Là feut sacrée

à empereris ma dame Richeut, par la main l'apostoile. Et tantost comme ce

feut fait, elle prist les trésors et s'enfui hastivement arrière en

Morienne[128]. Et l'empereur demoura là une pièce avec l'apostoile pour

atendre les barons du royaume, le conte Huon[129] et Boson, et Bernart le

conte d'Auvergne, et Bernart le marchis de Gothie; à tous avoit-il mandé

que il venissent après luy; mais pour noient les attendoit, car il avoient

jà faicte conspiration contre luy et s'estoient tournés et aliés aux autres

barons du royaume, fors aucuns et les évesques tant seulement. Et quant il

sceut ce il pensa que sé il venoient il viendroient plus à son dommage qu'à

son profit. Et quant il sceut d'autre partie que Charlemaine son neveu

venoit sur luy et se approchoit jà durement, il s'en parti de l'apostoile

et s'en ala hastivement après madame Richeut l'empereris, et l'apostoile

Jehan s'en retourna isnelement vers Rome. Si emporta une croix de fin or et

de pierres précieuses de grant pois où le crucefiement nostre Seigneur

estoit pourtraict, que l'empereur envoioit par luy à l'églyse Saint-Père.


Note 125:
Pontigone.
Ponthion, à deux lieues de Vitry-le-François.


Note 126:
Verziaux.
Verceilles.


Note 127:
Tardonne.
«Turdunam.» C'est
Tortone
.


Note 128: Le latin est moins dur pour
Richeut
ou
Richilde
. «Mox

retrorsum fugam arripuit, cum thesauro, versas Moriennam.» Ce fut

sans doute du consentement de son époux qu'elle agit ainsi.


Note 129:
Le comte Huon.
«Hugonem abbatem.»


Et quant Charlemaine oï dire d'autre part, par un message qui lui menti,

que l'empereur et l'apostoile venoient sus luy à grand gent, il s'enfui

arrière isnellement par cette meisme voie qu'il estoit venu, et ainsi

départirent à cette fois les uns et les autres sans bataille, par la

volenté du Seigneur.


En ce retour que l'empereur faisoit luy prit une fièvre. De luy estoit

moult privé et moult acointié un juif qui Sedechias avoitnom. Une poudre

luy envoia pour boire et luy fist accroire que il guariroit par cette

poudre. Cil en but, mais elle fu plus cause de sa mort que de sa santé. Car

tantost comme il eut bu le venin dont elle estoit faicte et confite, il fu

si abattu qu'il convint que ses gens l'emportassent entre bras. En telle

manière passa les mons de Montcenis jusques à un lieu qui est appelé Brios.

A l'empereris Richeut qui estoit à Morienne manda qu'elle venist à luy, et

elle si fist. Toujours engregea sa maladie et fu mort en onze jours qu'il

ot beu le venin, le jour devant la seconde nonne d'octobre; ses gens

fendirent le corps et ostèrent les entrailles, et quant il l'orent bien

lavé si l'enoindrent de basme et d'autres oingnemens aromatiques, et puis

le mistrent en un escrin pour le porter en l'églyse Saint-Denis en France,

où il avoit esleue sa sépulture. Mais pour ce qu'il commença si durement à

flairer qu'il ne le pussent pas longuement porter pour la flaireur qui

toujours croissoit, si l'enterrèrent en la cité de Verziaux, en l'églyse

Saint-Eusèbe le martyr. Là fu le corps sept ans entiers, puis fu-il porté

en l'églyse Saint-Denis de France, où il avoit tousjours désiré à gésir

pour une advision qui advint laiens, dont nous parlerons ci-après[130]. Et

Charlemaine son neveu, qui d'autre part s'en fu fui en son pays, si comme

vous l'avez oy, cheï en une maladie ainsi comment il s'enfuyoit et convint

qu'il feust porté jusqu'en son pays en littière. En langor fu un an entier

et fu en tel point qu'il cuida qu'il dust mourir de cette maladie.


Note 130: Cette dernière phrase me paraît une interpolation faite

pour ôter les doutes que pouvoit exciter le récit de la vision de

Charles-le-Chauve. Aimoin et le manuscrit du roi portent bien:

«Sepelierunt eum in Basilicâ B. Eusebii martyris in civitate

Vercellis, ubi requievit annis septem. Post hæc autem, per visionem

delatum est corpus ejus in Franciam, et honorificè sepultum in

basilicâ beati Dionysii martyris Parisius.» Mais les manuscrits de

l'abbaye de Saint-Bertin et de Saint-Germain-des-Prés, n° 646, sont

bien plus croyables: «Cœperunt ferre versus monasterium sancti

Dyonisii, ubi sepeiiri se postulaverat. Quem pro fœtore non valentes

portare, miserunt eum in tonnâ interius exteriusque picatâ, quam

coriis involverunt, quod nihil ad tollendum fœtorem profecit. Unde ad

cellam monachorum Lugdunensis episcopii, quæ Nantoadis (Nantua)

dicitur, vix pervenientes, illud corpus cum ipsâ tonnâ terræ

mandaverunt.»



XII.


ANNEE: 877.


[131]
De l'avision qui advint en l'églyse Saint-Denys par nuit à un moine
qui gardeit le cuer, et à un clerc de Saint-Quentin en Vermandois, tout en
une nuit.


Note 131: Dom Bouquet a placé ce chapitre après le suivant, en dépit

de tous les manuscrits, par la seule raison que tel étoit l'ordre que

lui donnent les mêmes manuscrits, dans les titres de chapitres.--J'ai

revu cette légende sur le latin du manuscrit de Saint-Germain,

n° 646. Elle s'y trouve à la suite de
la vision de
Charles-le-Chauve
, f° 1, v°, 1re colonne.


(En cet endroit voulons retraire la vision que nous ayons promise.) Sept

ans après que le corps eut géut à Verziaux, en l'églyse Saint-Eusèbe, il

s'apparut par la volenté nostre Seigneur, à un moine de Saint-Denys en

France qui par nuit gardoit l'églyse, ainsi comme l'on fait laiens et par

coustume en toutes saisons. Ce moine qui preud'homme estoit avoit nom

Archangis. Lors luy dit qu'il estoit l'empereur Charles-le-Chauf. Si

l'avoit notre sire là envoié, et que sa volenté estoit telle que cette

chose fust manifestée à Loys son fils et aux prélas et aux barons. Et dist

après que moult desplaisoit à Dieu et aux glorieux martyrs saint Denys et à

ses compaignons, et à tous les autres martyrs confesseurs qui laiens

reposent, de ce que son corps n'estoit laiens ensépulturé et mis

honorablement en l'églyse des glorieux martirs que il avoit tant amée et

honorée en sa vie, et donné villes et possessions et ornemens d'or et de

pierres précieuses et ornemens de soie, si comme nous dirons après. «Va

donc,» dist-il, «si leur di que il aportent mon corps dans cette églyse et

le mettent devant l'autel de la Trinité.» Tout et en telle manière comme

cette advision advint à Saint-Denys à ce moine dont nous avons parlé, en

cette nuit et en cette heure meisme advint à Saint-Quentin en Vermandois

à ung clerc qui par nuit gardoit l'églyse; si avoit nom Alfons. Et quand le

moine oï que il avoit compaignon en cette révélation, si en fust moult liés

et plus hardiment mist la chose avant. Lors s'en alèrent ensemble au roy et

aux barons et tesmoignèrent la vision selon le commandement que il avoient.

Et quant le roy Loys son fils et les barons oïrent cette chose, si

mandèrent les évesques et les abbés et meismement l'abbé Gautier de

Saint-Denis; là s'en alèrent où le corps gisoit, les os et la poudre

pristrent, car il avoit jà là géu sept ans, et l'en aportèrent en l'églyse

Saint-Denys et le mistrent honorablement en sépulture au cuer des moines

devant l'autel de la Trinité.



XIII.


ANNEEE: 877.


[132]
De l'avision qu'il vit; et coment il fu ravy en esprit ès tourmens
d'enfer, si comme il meisme raconte; et coment l'esprit retourna puis au
corps; si lui advint tout ce, avant qu'il trespassast.


Note 132:
Visio K. Calvi.
(Manuscrit de Saint-Germain, n° 646,

f° 1, r°, 1re colonne.)


En cet endroit nous convient retraire les grans dons et les grans bénéfices

qu'il fist à l'églyse en son vivant pour l'onneur et l'amour des glorieux

martyrs. Mais, avant, nous estuet mettre une merveilleuse aventure que

nostre Seigneur, puissant de tout, voult qu'il eust en sa vie pour son

amendement, si comme il meisme conte de sa propre bouche. Si ne la devons

pas oublier, jà soit que nous la déussions avoir mise en l'ordre des faits

de sa vie. Si parle par première personne, comme cil à qui l'avision

advint. Mais nous la conterons par la tierce personne, et commence

ainsi:[133]


Note 133: Cette légende commence effectivement ainsi: «Ego Karolus

gratuito Dei dono, etc.»


«Charles, par le don de nostre Seigneur, roy de Germanie, patrice des

Romains, empereur de France, après le service des matines de la Nativité

nostre Seigneur, s'estoit couchié pour reposer. En ce point qu'il se deust

endormir descendit à luy une voix moult horriblement, si luy dist: Ton

esprit s'en partira maintenant de ton corps et sera mené en tel lieu où il

verra les jugemens de nostre Seigneur, et aucuns signes de choses qui son

à advenir; mais après un peu de heure retournera au corps.» Tantost fu ravy

son esprit, et cil qui le ravit estoit une chose très-blanche. Si tenoit un

luissel de fil aussi resplendissant comme la trace que nous véons au

ciel,[134] que aucunes gens cuident que ce soit estoile. Lors luy dist

cette chose blanche: «Prens le chief de ce fil et le lie forment au pouce

de ta main destre, car je te menerai au lieu des paines d'enfer.» Et quant

il eut ce dist, il s'en ala devant luy en distordant le fil de ce luissel

resplendissant, et le mena en très-parfondes vallées de feu qui estoient

plaines de puis ardens; et ces puis estoient plains de pois, de souffre, de

plomb et de cire. En ces puis trouva les évesques, les patriarches et les

prélats qui furent du temps son père et ses aïeulx. Lors leur demanda en

grant paour pourquoi il souffroient si griefs tourmens, et il lui

répondirent: «Nous feumes,» distrent-il, «évesques ton père et tes aïeulx,

et quant nous deumes amonester paix et concorde entre les princes et le

peuple, nous semasmes et espandismes guerres et discordes, et feumes causes

et émouvemens de maulx. Et pour ce ardons-nous à ces tourmens d'enfer et

nous et ceux qui aimions omicides et rapines; et si saches que cy vendront

les évesques et ta gent qui orendroit font faire tels maulx.» Et

endementiers que il les escoutoit en grant paour et en grant engoisse,

estoient des deables tous noirs qui avoloient à grans cros de fer ardens,

et s'efforçoient moult durement de sachier et de traire à eulx le fil que

il tenoit. Mais il ressortissoient et chéoient arrière, né adeser[135] ne

le pouvoient pour la grande clarté qu'il rendoit. Lors li couroient par

derrière et le vouloient sachier à cros et tresbuchier ès puis ardent,

quant cil qui le conduisoit li jetta le fil en doublant par dessus les

espaulles et le sachia fortement après li. Lors montèrent une haulte

montaigne de feu; au-dessoubs du pic de ces montaignes sourdoient palus et

fleuves tous boillans de toutes manières de métaux. En ces tourmens

estoient ames sans nombre des princes son père et ses frères, qui estoient

plungiés dedans, l'un jusques aux cheveux, l'autre jusques au menton,

l'autre jusques au nombril. Lors luy commencièrent à dire en criant et en

hurlant: «Charles pour ce que nous amasmes à faire omicides et guerres et

rapines, par convoitise terrienne, au temps de ton père, de tes frères et

du tien meisme, pour ce sommes-nous en ces fleuves bollans punis par les

tourmens de plusieurs métaulx.» Tandis comme il entendoit en grant paour et

en grant tribulation d'esprit ce qu'il luy contoient, il vit derrière luy

ames qui très-horriblement crioient: «Puissans puissamment sueffrent

tourmens.» Lors se retourna et vit vers la rive du fleuve fournaises de fer

plaines de dragons, de serpens, de pois et de souffre, et là cognut-il

aucuns des princes son père, ses frères et ses sœurs meismes, qui luy

commencièrent à crier: «Ha! Charles, vois-tu coment nous sommes,pour nostre

malice et pour nostre orgueil, et pour les mauvais conseils et desloiaux

que nous donnions au roy et à toy meisme par desloyauté et par convoitise.»

Et ainsi comme il escoutoit en grans pleurs et en graus gémissemens, il vit

accoure contre luy grans dragons les goulles ouvertes, plaines de feu, de

pois et de souffre pour luy engloutir. Lors fu en grant paour quand cil qui

le conduisoit luy jetta le tiers ploy du fil par dessus les espaules, qui

si cler et si resplendissant estoit, que les dragons feurent surmontés et

estains par la clarté; et le commença forment à sachier après luy.


Note 134:
Un luissel
, etc., ou peloton. «Tenuitque in manu suâ

glomerem lineum clarissimè emittentem jubar luminis, sicut solent

facere cometæ quando apparent.»


Note 135:
Adeser.
Atteindre. «Contingere.»


Lors descendirent en une vallée merveilleusement grande, qui en une partie

stoit obscure et ténébreuse et si y avoit grans rais de feu ardent et, en

une partie, de soy estoit resplendissant et si délicieuse que il n'est nul

qui le put conter né retraire. Lors retourna devers la partie si obscure et

vit aucuns roys de son lignage qui souffroient grans tourmens. Et lors

eut-il trop merveilleusement grant paour, car il cuida tantost estre

plungié en ces tourmens par grans géans noirs et orribles qui embrasoient

ces fournaises de cette vallée de diverses manières de feus. Et tandis

comme il estoit en si grant paour, il vit, à la clarté du feu qui du fil

issoit et ses iex enluminoit, un point de lumière resplandir de l'un des

costés de cette vallée, et deux fontaines courans, dont l'une estoit

merveilleusement chaude et bouillant, et l'autre clère et froide; si

estoient illec deux tonneaux. Lors regarda à la clarté du fil et vit sur le

tonnel, en l'iaue bouillante, le roy Loys son père dedans l'iaue bouillante

jusques au gros des cuisses. Lors li dit son père moult tourmenté et

aggravé: «Charles, biau fils, n'aies pas paour. Je sais bien que ton esprit

retournera en corps, et que nostre Seigneur t'a donné graces de çà venir

pour ce que tu voies pour quels péchiés moy et les autres souffrent tels

tourmens. Ung jour suis en ce tonnel plain d'iaue bouillant, ung autre suis

mis en cet autre tonnel qui est plain d'iaue tiède et attrempée: et cette

grace me fait nostre Seigneur par la prière saint Pere, saint Denys et

saint Remy, par lesquels trois notre royale lignée a régné jusques ci: et

sé tu me veulx aider toy et mes évesques et mes abbés et tous les ordres de

saincte Eglyse en messes et en oblacions, en vigiles, en salmodies et en

aumosnes, je seray tost délivré de ce tonnel d'iaue bouillant: car Lothaire

mon frère et Loys sont jà délivrés de ces tourmens par les mérites saint

Père et saint Remy, et sont pour ce en joie du paradis.» Après ce, luy dist

qu'il regardast à senestre. Et quand il fu tourné si vit deux grans tonnes

plains d'iaue boullant. «Ceulx,» dit-il, «te sont appareillés, sé tu ne

t'amendes et sé tu ne fais pénitence de tes douloureux péchiés.» Lors

eust-il grand paour, et quant son conducteur vist qu'il estoit en tel

mésaise, si luy dist: «Viens après moy à la deuxième partie de la

délicieuse vallée de paradis.» Et quant il l'eut là mené si vist Lothaire

son oncle, qui séoit en grant clarté avec les autres roys, sur ung topase

merveilleusement grant et estoit couronné d'une précieuse couronne, et son

fils Loys qui delez luy séoit aussi couronné. Et quant il vit Charles, si

li dist: «Charles mon successeur, qui maintenant est le tiers après moy en

l'empire des Romains, viens près de moy, je sais bien que tu es venu par

les tourmens d'enfer où ton père et mes frères sont tourmentés; mais il

sera tost délivré par la miséricorde de nostre Seigneur de ses paines,

ainsi comme nous sommes par les mérites saint Père et les prières saint

Denys et saint Remy, à qui nostre Seigneur a donné grant pouvoir d'apostre

sur tous les roys et sur toutes les gens de France. Et s'il ne soubtenoient

notre lignée et gardoient, elle faudroit assez tost. Et saches que l'empire

sera assez tost délivré et osté de ses mains et que tu vivras désormais

assez peu de jours.» Et lors se retourna Loys et luy dist: «L'empire des

Romains que tu as tenu jusques ci doit par droit recevoir Loys le fils de

ma fille.»


Et quant il ot ce dit, il li sembla qu'il véist devant luy Loys l'enfant:

et Lothaire son oncle le print lors et luy dist: «Tel est cet enfant comme

cil que nostre Seigneur establit au milieu de ses desciples, quant il leur

dict: A tel est le royaume des cieus. Atant,» luy dist Lothaire, «rends li

maintenant le pooir de l'empire, par ce fil que tu tiens en ta main.» Lors

deslia Charles le fil de son pouce, et par ce fil luy rendi la monarchie de

tout l'empire. Et tout maintenant le luissel du fil resplendissant ainsi

comme ung ray de soleil s'amoncela dans la main de l'enfant. Après ce

repaira l'esprit Charles au corps moult las et moult travaillié.[136]


Note 136: Ces deux visions ne sont imprimées que dans les chroniques

de Saint-Denis. Sans doute elles n'ont aucune importance historique,

et dom Bouquet a d'ailleurs fait judicieusement remarquer que la

seconde, du moins, fut imaginée pour Charles-le-Gros et non pas

Charles-le-Chauve. Mais enfin, telle qu'elle est, et dans la

supposition probable qu'elle ne fut rédigée que sur la fin du Xème

siècle, elle n'en est pas moins antérieure à la légende de saint

Patrice, et doit par conséquent faire remonter avant elle le dogme

obscurément expliqué du Purgatoire. Sous le point de vue littéraire,

on ne manquera pas de se souvenir ici de la terrible épopée de Dante;

tous les élémens s'en retrouvent dans la vision de Charles-le-Chauve:

la punition des grands personnages politiques, le genre de tourmens,

le caractère de ceux qui les souffrent et les infligent. Ce n'est

donc pas comme effort d'imagination que nous devons admirer la

Divina Comedia
, mais comme l'immortelle création d'un génie

vigoureux, implacable et mélancolique.



XIV.


ANNEE: 877.


Des grans terres et possessions que il donna à l'abbaïe de Saint-Denys et
à plusieurs autres abbaïes.



[137]Moult fu cet empereur Charles-Le-Chauf large aumosnier aus povres et

aus églyses, et moult les acrut et mouteplia de rentes et d'autres

bénéfices; et sur toutes les autres celle de Saint-Denis en France où il

repose corporellement. Tant donna laiens joiaux et saintuaires, rentes et

possessions confirmées par ses chartres, que ce n'est se merveilles non.

[138]Après ama moult celle de Saint-Cornille à Compiègne, car il la fonda

en son propre palais et li donna rentes et possessions assez et

saintuaires. Moult ama la ville de Compiègne et la fit ceindre de fossés en

lonc, et la fit appeler et intituler Carnopole de son nom, aussi comme

l'empereur Constantin ot jadis faict Constantinoble. La ville de Reuil

donna à l'églyse de Saint-Denys[139] et toutes les appartenances; (et

establit que sur les rentes de cette ville feussent pris les despens de

sept lampes qui arderoient continuelement et en toutes saisons devant

l'autel de la Trinité. La première establit pour l'ame de l'empereur Loys

son père; la seconde pour l'ame l'empereris Judith sa mère; la tierce pour

luy; la quarte pour la royne Hermentrus sa première femme; la quinte pour

la royne Richeut sa présente femme; la sixième pour toute sa lignée

présente et trespassée; et la septième pour Boson et pour Gui et pour tous

ses amis familiers. Après establi quinze cierges au réfectoir à mettre sur

les tables en yver, pour ce que le couvent va trop tard aucunes fois à

collacion pour le service qui pas ne peut estre accompli par jour et

meismement aus grandes festes. Après donna neuf lieues de Saine en ung

tenant et tout continuellement. Si commence au-dessus de Saint-Clout au ru

de Sèvres et dure jusques au ru de Chambric au-dessus de

Saint-Germain-en-Laye, si entièrement et si franchement que nul n'a né

pêcherie, né justice haute né basse, né au cours né en l'yaue né ès rivages

en quelque terre que ce soit, fors l'abbé et le couvent de Saint-Denys, qui

aussi franchement la tient que les roys de France l'ont toujours tenue.

Pour ce qu'il avoit pris de l'or, de l'argent et des richesses pour ses

guerres maintenir contre ses frères, que les anciens rois et les princes

avoient laiens jadis offert par grande dévotion, volt-il donner aussi comme

en retour la foire du Landit, qui par tout le monde est renommée: et la fit

venir à Saint-Denys en France, tout ainsi comme Charles-le-Grant son aïeul

l'avoit apportée à Ais-la-Chapelle quant il ot apporté les reliques

d'outremer. Et tout avec autel pardon et autele franchise comme elle avoit

là où elle fu premièrement establie. Si donna avec, l'un des sains clous

dont nostre Seigneur fu attachié en la croix parmi les piés, et grande

partie des espines de la sainte couronne, et le dextre bras saint Siméon

dont il receut nostre Sauveur au jour de la Purification, quant il fu

offert au temple. Si donna-il un riche autel portrais de marbre pourfire

tout carré qui sied sur quatre petits pieds, et mit au front devant le bras

saint Jacques l'apostoile frère nostre Seigneur. En la dextre partie

enclost le bras saint Estienne le martyr, et au senestre costé le bras

saint Vincent. Et pour la rayson de ces trois saintuaires qui dedans sont

scellés et enclos, fu-il appelé l'autel de la Trinité. Si est assis sur

l'autel manuel au cuer du couvent, et est chascun jour chantée dessus la

messe matinel. Après donna laiens le hanap Salomon qui est d'or pur et

d'esmeraudes fines et fins granes, si merveilleusement ouvré que dans tous

les royaumes du monde ne fu oncques œuvre si soubtille. Avec ce donna

laiens une grant croix de fin or, qui est divisée en quatre parties et est

aornée de grand plenté de fines pierres précieuses, et aux quatre chiefs de

cette croix sont scellées et encloses soubtilement precieuses reliques des

corps sains, en chasses soubtilement ouvrées. Avec ce donna un autre grand

vaissel d'éleutre, si est aorné au milieu et tout à l'entour de grand

plenté de sardeines et de granes. Avec ce donna ung merveilleusement riche

joïel, si riche et si précieux que à peine le pourroit-on aprisier, tout

fait de saphirs et de rubis et d'émeraudes et d'autres manières de pierres

enchassées en or. Si est joint par trois ordres l'une sur l'autre, et est

mis sur le maistre-autel aux grans festes et est assis sur un siège

précieux. C'est à savoir: un vaissel de pur argent par dedans et par

dehors, soubtilement ouvré et couvert de bandes d'or aorné de grans saphirs

et fins, de grosses esmeraudes et de gros perles, et dedans ce vaissel est

scellé le bras saint Apollinaire le martir, qui fu le premier archevesque

de Ravenne et disciple saint Père. Avec ce donna cinq paires de tiextes

d'évangile soubtilement ouvrés d'or et de pierres précieuses; et si rendit

aux martirs sa grant couronne impériale, qui est pendue aux grans festes

devant le maistre-autel avec les couronnes des autres roys. Et si doit

chascun savoir que tous les roys de France doivent laiens rendre et offrir

aus martirs leurs couronnes dont il sont couronnés au royaume, ou envoier

quant il trespassent, car elle sont leur par droict. Et celle églyse est

aornée de draps de soie, de pailles d'or et d'argent et de pierres

précieuses, si est-elle garnie d'autres plus précieux aornemens; car elle

est raemplie et saoulée de précieux corps sains, martirs, confesseurs et

vierges, qui laiens reposent corporellement, dignement et honorablement.

Premièrement, le corps monseigneur saint Denys l'ariopagite, martir et

apostre de France, et de ses deux compaignons saint Ruth et saint

Eleuthère. Après, le corps saint Ypolite le martir et de sainte Concorde sa

nourrice, et le corps de monseigneur saint Eustace le martir, le corps
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