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Les grandes chroniques de France (3/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis
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      Note 625: 
L'aatine
, l'ambition.
[626]Atant repairerons à dire ce que nous avons proposé à dire des fais
cestuy Loys selon l'ystoire, qui dit ainsi qu'il estoit de l'aage entour
quatorze ans ou de quinze et croissoit chascun jour en sens et en proesce
par la grace Nostre-Seigneur.
      Note 626: 
Gesta Ludovici junioris.
 § 11. Ces gestes reviennent,
      comme on le voit, au temps de la vie de Louis-le-Gros. Suger en avoit
      agi de même en commençant l'histoire du père.
II.
ANNEES: 1137/1145.
Coment le roy Loys fist parlement à Vezelay et fist preschier la croiserie
de la sainte terre. Et coment il prist la croix et à l'exemple de luy la
prisrent plusieurs barons et prélas, et mains autres.
de la sainte terre. Et coment il prist la croix et à l'exemple de luy la
prisrent plusieurs barons et prélas, et mains autres.
En ce termine avint que le duc Guillaume d'Aquitaine alla en voyage à
monseigneur Saint-Jacques, et si comme Dieu voult mourut au chemin. Icelluy
Guillaume duc d'Aquitaine n'avoit de tous hoirs que deux filles dont l'une
avoit nom Aliénor et la mainsnée Aalis. Et pour ce que la duchié estoit
demourée sans hoir masle, la tint le roy en sa main; et l'ainsnée des
filles qui avoit nom Aliénor espousa par mariage, si comme l'ystoire a
dessus dit. Et l'autre mainsnée qui Aalis avoit nom donna par mariage au
conte Raoul de Vermendois. De celle Aliénor eut le roy une fille qui Marie
eut nom et depuis fu contesse de Champaigne. Et ne demoura pas longuement
après que Gauchier, le sire de Monjai, se prist à reveler contre le roy par
son orgueil et commença à travaillier et à assaillir les gens de sa terre.
Mais ce fu par sa meschéance; car le roy assembla son ost et assiégea
Monjai et le prist en peu de temps et abatti tout, et destruit jusques en
terre la forteresse qu'il trouva[627].
      Note 627: Le latin des 
Gesta
 ajoute: 
Excepta magna turri
. Ce
      village se nomme aujourd'hui 
Montjai-la-Tour
.
En celluy an mesme avint trop grant meschief à toute crestienté, en la
terre d'oultre-mer[628], au royaume de Jhérusalem; car les Turs s'esmeurent
à trop grant force et prisrent une noble cité qui a nom Roches[629] qui
estoit en la main des crestiens. Mais ce ne fu pas sans grant perte et sans
grant dommaige et occision de leur gens. Et pour la prise de celle cité
s'enorgueillirent à merveilles et menacièrent à occire tous les crestiens
de celle contrée. La nouvelle de celle douleur vint en France jusques au
roy Loys. Et pour l'amour du saint Esperit dont il estoit inspiré eut moult
grant douleur de ceste mésaventure, si comme il monstra depuis; car pour
ceste besongne assembla-il en cest an grant parlement au chasteau de
Vezelay. Là fist venir les archevesques, les évesques et les abbés et grant
partie des barons de son royaume; là fu saint Bernard abbé de Clervaux et
prescha-il, luy et les évesques, de la croiserie de la saincte terre de
promission où Jhésucrist conversa corporellement, tant comme il fu en ce
monde et y receupt mort au gibet de la croix pour la rédemption de son
peuple.
      Note 628: 
Gesta Lud. jun.,
 § 3.
      Note 629: 
Roches.
 Latinè: 
Rohes
. C'est 
Edesse
.
Lors se croisa le roy tout le premier et après luy la royne Aliénor sa
femme. Et quant les barons qui là estoient assemblés virent ce, si se
croisèrent tous ceulx qui cy sont nommés: Alphons le conte de Saint-Gille,
Thierry le conte de Flandres, Henry fils le conte Thibault de Blois qui
lors vivoit, le conte Guy de Nevers, Regnault son frère, le conte de
Tonnoire, le conte Robert frère du roy, Yves le conte de Soissons,
Guillaume le conte de Pontieu, et Guillaume le conte de Garente[630];
Archambault de Bourbon, Enguerrant de Coucy, Geuffroy de Rencon, Hue de
Lisignien, Guillaume de Courtenay, Régnault de Montargis, Ytier de Toucy,
Ganchier de Monjay, Erard de Bretueil, Dreue de Moncy, Manassiers de
Buglies[631], Anseau du Tresnel, Garin son frère, Guillaume le Bouteiller,
Guillaume Agillons de Trie, et pluseurs autres chevaliers et merveilles de
menues gens. Des prélas se croisèrent Symon évesque de Noyon, Godeffroy
évesque de Lengres, Arnoul évesque de Lisieux, Hébert l'abbé de
Saint-Père-le-Vif-de-Sens, Thibault l'abbé de Saincte-Coulombe et maintes
autres personnes de saincte églyse.
      Note 630: 
Garente.
 L'Historia qloriosa regin Ludovici VII dit
Garennæ
, au lieu du 
Guarentiæ
 des 
Gesta
. C'est 
Varennes
.
      Note 631: 
De Buglies.
 Sans doute 
De Bueil
.
En ce mesme termine se croisa Conrat l'empereur d'Allemaigne et son nepveu
Ferry duc de Saissongne qui depuis fu empereur, quant il oïrent la
mésaventure de la terre d'oultre-mer. Et Amés se croisa le conte de
Morienne, oncle du roy Loys, et pluseurs autres nobles barons de grant
renommée.
Après ces choses ainsi faites, Ponce l'honnorable abbé de Vezelay fonda une
églyse en l'onneur de saincte croix au lieu de celle saincte prédicacion,
pour l'honneur et pour la révérence de la croix que le roy et les barons
avoient illec prise, tout droit au pendant du tertre, entre Ecuen et
Vezelay, en laquelle Nostre-Seigneur a depuis monstré mains appers
miracles. Tout l'an entier porta le roy la croix, de l'une Pasques jusques
à l'autre et oultre jusques à la Penthecouste, ains qu'il meust
oultre-mer[632].
      Note 632: Une chose que l'on n'a pas encore remarquée et qui pourtant
      méritoit de l'être, c'est qu'à compter du chapitre suivant jusqu'au
      retour de Louis VII en France, 
les Chroniques de St-Denis
 copient
      littéralement l'ancien texte françois des 
Histoires d'outre mer
 par
      Guillaume de Tyr. Celles-ci avoient été répandues en France, à peu
      près dans le même temps, c'est-à-dire vers 1200, en latin et en
      françois. Quant au compilateur des 
Gesta Lud. jun.
, il n'a pas
      transcrit le texte latin assez correct de Guillaume de Tyr, mais il a
      calqué sur le texte françois une traduction latine remplie de
      gallicismes et d'incorrections grammaticales.
Tandis, avint que les bourgois de Sens se courroucièrent à Hébert, abbé de
Saint-Pierre-le-Vif, pour ce qu'il avoit fait despecier leur commune, et
pour ce fait le firent mourir de cruelle mort. En vengence de ce fait fist
le roy tresbuchier de la tour une partie des homicides et l'autre partie
descoller à Paris.
III.
ANNEE: 1146.
De la muete qui fu faite outre mer sur les mescréans, dont il firent moult
petit.
petit.
[633]En l'an de l'Incarnacion mil cent quarante-six, la sepmaine après la
Penthecouste, meut le roy et se mist au chemin à grant compaignie de prélas
et de barons[634]. En ce point mesme meut l'empereur Conrat de sa terre à
grant chevalerie, si comme il avoient accordé ensemble[635]. Mais
Nostre-Seigneur qui bien voit cler en toutes besoignes, ne voult pas
prendre en gré leur pellerinage, si comme il apparut à la veue du siècle.
Et, non pour ce, tous ceulx qui bonne entencion avoient en cest affaire ne
perdirent oncques rien de leur service quant aux ames; mais l'estat de la
terre d'oultre-mer pour quoy il se murent n'amenda oncques guères pour leur
muete, si comme vous orrez cy après.
      Note 633: 
Gesta Lud. jun.,
 § 4.
      Note 634: Notre traducteur n'ajoute pas ici, comme les 
Gesta
, une
      phrase relative à l'oriflamme: «Venit rex, ut moris est, ad ecclesiam
      B. Dyonisii, à martyribus licentiam accepturus: et ibi post
      celebrationem missarum, baculum peregrinationis et vexillum
      B. Dyonisii, quod 
Oriflambe
 gallicè dicitur, valdè reverenter
      accepit, sicut moris est antiquorum regum, quando debent ad bella
      procedere, vel votum peregrinationis adimplere.»
      Ce passage peut encore appuyer l'antiquité de l'oriflamme; et notre
      traducteur l'a omis sans doute pour ne pas rappeler que l'oriflamme
      avoit pu conduire les François dans une guerre désastreuse.
      Note 635: 
Guillaume de Tyr
, 
liv.
 XVI, § 19.
[636]Ces deux grans seigneurs devisèrent qu'il n'iroient mie ensemble pour
ce qu'il avoient trop grant plenté de gens, car grant contens pourroit
sourdre en leur osts et ne pourroient mie assés trouver viandes aux hommes
et aux chevaulx. Pour ce voulurent que les uns allassent devant les autres.
Tous s'adressèrent vers une terre qui a nom Bavière et passèrent la
Dinoe[637] qui est moult grant eaue et courant, à senestre la laissèrent et
puis descendirent en Ostriche; d'illec entrèrent en Hongrie. Le roy de la
terre les receut moult honnestement, grant honneur leur fist et maint bel
présent leur envoya. Après s'en allèrent oultre et passèrent parmy
Pannonnie où monseigneur saint Martin fu né. Si entrèrent en Bulgrie, Rippe
laissèrent à senestre. Tant allèrent qu'il allèrent par deux terres de quoy
chascune a nom Trace. Deux cités moult renommées passèrent; l'une si à nom
Finepople et l'autre Andrenoble[638].
      Note 636: Tout ce qui suit, jusqu'à la fin du XXIème chapitre, n'a
      été publié ni en latin ni en françois, dans les 
Historiens de
France
France
. Dont Brial a remis le soin de combler cette lacune aux
      éditeurs des 
Historiens des Croisades
, dont le premier volume,
      confié par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à la
      judicieuse érudition de M. le comte Arthur Beugnot, est en ce moment
      sous presse. Pour la comparaison du texte latin avec notre
      traduction, nous allons donc suivre maintenant l'édition que Duchesne
      a donnée des 
Gesta Ludovici junioris
, t. 4, p. 390 et suiv.
      Note 637: 
La Dinoe.
 Le Danube.
      Note 638: Philippopolis et Andrinople.
Après mains travaux et maintes journées qu'il eurent faictes par estranges
terres, vindrent à la riche cité de Constantinoble. Là séjournèrent ne scay
quans jours, pour ce qu'il estoient las et se garnirent des choses qui leur
failloient, à l'empereur Manuel parlèrent de maintes choses assez
privéement. Après ce jour passèrent le bras Saint-George qui divise les
deux parties du monde Europe et Aise. Lors entrèrent en Bithinie qui est la
première partie d'Aise, toutes les compagnies ensemble se logièrent devant
la cité de Calcidoine. C'est une moult ancienne cité où jadis fu l'un des
quatre grans conciles; là furent assemblés six cens trente-cinq prélas, au
temps de Marcien empereur et de Léon pape de Rome. En ce concile fu dampnée
l'érésie d'un abbé qui avoit nom Eutices, car il disoit que Jésucrist
n'avoit que une seule nature; mais la foy crestienne est telle qu'il fu
vrayement Dieu et homme.
[639]Le soudant du Coine[640] qui moult estoit puissant en Turquie avoit
assez oï parler avant de ces haulx princes et moult en fu en grant esmay.
Bien savoit que s'il ne s'en prenoit garde grant dommaige pourroit avenir à
ses hommes et à sa terre. Pour ce si tost comme il put envoya par toutes
les parties d'Orient, et manda que tous ceux qui armes pourroient porter
venissent à luy. Luy-mesme cerchoit[641] les cités et les chasteaux, ce qui
estoit cheu ès forteresses faisoit redrescier et les fossés réparer,
nouvelles trenchiées faire. Tous ceulx du pays prenoit et mettoit chascun
jour en ses œuvres; trop se doubtoit et ce n'estoit pas de merveille. Car
une renommée couroit moult grant par tout le pays que si grant plenté de
gens venoient avecques ces deux grans princes que là où il se logeoient sur
une grant eaue courant, tantost tarissoit si qu'elle ne povoit pas souffire
au boire des chevaulx et des hommes. Bien disoit-on que à paine les
pourroit paistre un grant royaume de toutes les viandes qui là croissoient.
Vray est que de telles choses en seult-on dire plus qu'il n'en est. Mais la
vérité estoit, si comme tesmoignèrent les preud'hommes qui furent là, que
seullement en l'ost de l'empereur Conrat avoit bien soixante-dix mille
hommes à haubers et à chevaus, sans les gens à pié et sans les autres à
cheval qui estoient plus légièrement armés. En l'ost le roy de France en
avoit autant et trop bonnes gens; de ceulx de pié n'est nul nombre, car par
là où il passoient estoit toute la terre couverte. Bien sembloit qu'il
deussent toutes les terres conquerre que les mescréans tenoient jusques à
la fin du monde. Et sans faille si eussent-il pu sé pour ce non[642] que
Nostre-Seigneur, ou pour leur orgueil ou pour les autres péchiés qui en
eulx estoient, ne voulut mie prendre en gré leurs services né souffrir
qu'il fissent chose qui honnorable fust à la veue du siècle. Nous ne savons
pour quoy ce fu; mais bien scavons qu'il le fist à droit.
      Note 639: 
Gesta Lud. jun.
, § 5.
      Note 640: 
Du Coine.
 On traduisoit toujours ainsi le nom du
      territoire d'
Iconium
.
      Note 641: 
Cerchoit.
 Parcouroit. Le latin dit: 
Circuibat
.
      Note 642: 
Sé pour ce non.
 Si non pour ce.
IV.
ANNEE: 1146.
Coment l'empereur, quant il fu oultre mer, fu tray de ses ducteurs, et
mené ès destrois où il n'avoit point de vitaille.
mené ès destrois où il n'avoit point de vitaille.
[643]Quant l'empereur Conrat eut passé celle mer que on appelle le bras
Saint-George, si voulut aller par soy, et fist ses batailles à la guise de
son pays. Chevetaines[644] mist en chascune des plus haux hommes qu'il
avoit; à senestre laissa la terre de Galacie et de Plaphagonne et deux
terres de quoy chascune a nom Ponthe: à dextre mist Frige et Lide et Aise
la petite et il s'en vindrent de lez Nichomède et passèrent la bonne cité
de Nice et puis entrèrent en une terre qui a nom Lichaonne dont la
meilleure cité est Icoine. Il alloient par un adresse[645] et avoient
laissié le grant chemin. Le soudan du Coine qui avoit assemblé grant plenté
de Turs attendoit coment il peust avoir temps et lieu coment il
empescheroit ces grans compaignies de crestiens qui par sa terre passoient,
car tous les roys et les grans hommes de la loy payenne estoient esmeus et
tous effrenés de ces grans gens qui venoient. Bien leur avoit-on mandé de
maintes parties que sé il passoient délivréement parmy ces terres il
avoient povoir de destruire tous les hommes et conquerre tous les pays; si
que en peu de temps toute la terre d'Orient seroit de crestiens. Par ceste
paour estoient venus en l'ayde du soudan les Turs des contrées des deux
Hermenies, de Capadoce, de Ysaure[646], de Silice et de Mede. Tant y avoit
de gens qui estoient si bien garnis de chevaux et d'armes que le soudant
emprinst hardiment qu'il pourroit assembler front à front à tous les
crestiens qui venoient.
      Note 643: 
Gesta Lud. jun.
, § 6.--
Guillaume de Tyr,
liv.
liv.
 XVI, § 20.
      Note 644: 
Chevetaines.
 Aujourd'hui: capitaines.
      Note 645: 
Adresse.
 Route de traverse. Le latin dit: 
Inconsultè
ibant
ibant
.
      Note 646: 
Ysaure
. Partie de la Cilicie.
L'empereur Conrat avoit demandé et prié à l'empereur de Constantinoble que
luy baillast de ses gens qui luy enseignassent les meilleures voyes et les
plus courtes. Si luy en bailla. Mais ceulx qui conduire les devoient
estoient de moult grant desloyaulté. Car si tost comme il entrèrent en la
terre aux Turs il vindrent aux chevetaines qui menoient les compaignies de
l'ost et leur dirent qu'il ne fissent chargier viandes que jusques à un
certain nombre de jours; et bien leur promisrent fermement que dedens ce
temps il les aroient menés en tel pays où il trouveroient grant plenté de
toutes viandes qui mestier aroient à hommes et à chevaux. Ceux les creurent
et firent chargier viandes selon la mesue que ceux avoient dicte sur
chevaux et sur charrettes. Mais les Gréjois desloyaux qui de tous jours
heent notre gent, ce ne scay-je s'il le firent par le commandement de leur
seigneur ou pour ce qu'il prisrent avoir des Turs pour ce faire, menèrent
l'ost de l'empereur par les plus aspres voyes et par les plus grans
destrois. Si les embatirent en tels lieux où les Turs leur povoient plus
légièrement faire mal. Car les pas[647] estoient si fors et si périlleux
qu'il estoient là ainsi comme enclos et enserrés.
      Note 647: 
Les pas
. Les passages.
V.
ANNEE: 1146.
Coment les conduiseurs l'empereur, quant il l'eurent mené ès desers,
s'enfuirent par nuit. Et lors s'apperçut l'empereur qu'il l'avoient trahy.
s'enfuirent par nuit. Et lors s'apperçut l'empereur qu'il l'avoient trahy.
[648]Bien s'apperceut l'empereur que ceulx qui guier[649] les devoient ne
le faisoient mie en bonne foy, car le nombre des jours estoit jà passé
dedens lequel il les devoient avoir mené en terre plentureuse et il n'i
estoient pas venus: pour ce les fist mander devant soy et leur demanda,
voyans ses barons, pour quoy c'estoit qu'il luy avoient menti du terme
qu'il luy avoient nommé. Il respondirent par malice qu'il cuidoient que
l'ost deust plus tost errer[650] et faire plus grans journées qu'il ne
faisoit. Mais moult luy jurèrent sans faille que dedens trois jours
seroient à la cité du Coine qui estoit si plentureuse que rien ne leur
fauldroit qu'il voulsissent avoir.
      Note 648: 
Gesta Lud. jun.
, § 7.--
Guillaume de Tyr, liv.
XVI, § 21.
      Note 649: 
Guier
. Conduire.
      Note 650: 
Errer
. Marcher.
L'empereur qui estoit simple homme ne s'apperceut pas de leur desloyaulté,
mais les creut et dist qu'il attendroit encore ces trois jours pour savoir
s'il disoient vray. La nuyt entour le prime somme quant ces bonnes gens se
dormoient pour la lasseté, les traitres de l'ost se partirent tout
coiement. L'en demain quant il fu ajourné il voulurent mouvoir pour aller
si comme il souloient; mais ceulx qui guider les devoient ne se misrent mie
devant. Les chevetaines se merveillèrent et les firent querre; mais il ne
les peurent trouver. Lors s'apperceurent de la traïson et vinrent à
l'empereur. La chose luy comptèrent si comme elle estoit: ceulx qui par
malice avoient ainsi guerpi l'ost ne se tindrent pas apayés du mal qu'il
avoient fait, ainçois en voulurent plus faire, car il vindrent tout droit à
l'ost du roy de France qui chevauchoit après, non mie guères loing d'illec,
et disrent au roy qu'il avoient l'empereur bien et sauvement conduit
jusques à la cité du Coine qu'il avoit prinse par force et vaincu tous les
Turs qui contre luy se misrent et trop grant richesses y avoient gaignées.
Ce luy firent entendant pour celle entencion qu'il vouloient mener le roy
celle mesme voye où l'empereur s'estoit embatu périlleusement, car sé les
François eussent sceu le meschief de l'empereur et de ses gens il luy
fussent couru aidier hastivement, et ce n'eussent pas voulu les traitres.
Bien peut estre qu'il luy mentirent pour ce que sé le roy eust sceu la
vérité de la desloyauté qu'il avoient faite il les eust tantost pendu
parmy les gorges.
[651]Quant l'empereur vit qu'il estoit ainsi deceu et qu'il n'avoit en tout
son ost homme qui luy sceust enseigner la droicte voye, il manda ses barons
et leur demanda conseil qu'il feroit. Il ne s'acordèrent pas tous à une
voye, car une partie s'accorda qu'il s'en retournassent la voye qu'il
estoient venus jusques à tant qu'il peusseut trouver viandes qui du tout
estoient faillies aux hommes et aux chevaux; les autres vouloient que on
allast avant, car il avoient espérance que plus tost peussent trouver
viandes en passer avant, que en retourner.
      Note 651: 
Gesta Lud. jun.
, § 8.
[652]Tandis comme il estoient en ce contens et en doubte, que il ne
scavoient que faire, aucunes gens de leur ost qui s'estoient esloignés en
coste d'eux et puis revenus arrière leur firent assavoir que assez près
d'illec estoient assemblés grant plenté de Turs qui estoient tous armés.
Bien est voir que les Grecs qui fouys s'en estoient les menèrent au pis
qu'il peurent à leur escient, car il les embatirent en un désert où il
n'avoit oncques esté aré ne semé, et il les deussent avoir mené par
Licaonne qu'il avoient laissiée à destre, et adont eussent trouvé la voye
plus petite et terre guaingnable et plentureuse de bonne viandes, mais il
les avoient mis ès désers de Capadoce pour eux esloigner du Coine. L'en
disoit communément, et je croy qu'il fu voir, que ces Gréjois avoient ce
fait par la volenté et par le commandement l'empereur Manuel qui pas ne
voulut que les gens l'empereur d'Allemaigne venissent à bon chief de leur
emprise; car les Gréjois ont toujours envie sur eux né ne vouldroient pas
que leur povoir creust né amendast, car trop ont grant desdaing de ce que
l'empereur d'Allemaigne se clame empereur des Romains ainsi comme le leur,
pour ce que il dient que l'empereur de Constantinoble doit avoir tout seul
la seigneurie sus tout le monde.
      Note 652: 
Guill. de Tyr, lib.
 XVI, § 22.
VI.
ANNEE: 1146.
Coment les Turs qui estoient assés près de l'ost l'empereur muciés li
corurent sus et trouvèrent son ost las et défaillans, par defaute de
vitaille; et fu en telle desconfiture demené que il ne li remest de son
grant ost que la dixiesme partie que tout ne fust mors que pris.
corurent sus et trouvèrent son ost las et défaillans, par defaute de
vitaille; et fu en telle desconfiture demené que il ne li remest de son
grant ost que la dixiesme partie que tout ne fust mors que pris.
Tandis comme l'ost l'empereur estoit à si grant mésaise, car il estoient
esgaré premièrement des voyes, après il estoient las et débrisiés de
longuement venir par vaus et par tertres roides et périlleux, et si avoient
fain et soif trop grant et les chevaux leur failloient du long travail et
par la faulte des viandes. Les Turcs qui bien seurent leur couvine[653]
parlèrent entre eux. Si comme les chevetaines l'avoient devisé il vindrent
soudainement à grant routes et se férirent en l'ost de l'empereur qui garde
ne s'en prenoit, ains estoient encores ses gens parmy les tentes. Ceux
avoient leurs chevaux bien séjournés comme ceux à qui rien ne failloit, si
les trouvèrent fors et isneaux, et il furent légièrement armés, car la plus
part ne portoit que leur arcs et leur saiectes. Quant il se férirent en
l'ost, moult grant noise firent et glatissoient comme chiens et faisoient
sonner tabours et timbres. La gent l'empereur estoit pesamment armée de
haubers et de chausces, d'escus et de heaumes, leur chevaus estoient
maigres et las et mors de fain, si que les Turs les approuchoient pour
traire de près puis s'en retournoient arrière. Ceulx n'avoient povoir de
les ensuivir, pour ce les avironnèrent de toutes pars et tiroient contre
eux et navroient chevaux et hommes. Quant les nostres poingnoient contre
eux il se appareilloient tantost et s'en fuioient arrière; et quant il se
retournoient vers leurs pavillons, les Turs leur estoient tantost aux
talons tous ensemble.
      Note 653: 
Couvine.
 Position, état.
En telle manière dura toute jour celluy assault et trop y eurent grant
perte les crestiens. Les Turs n'y eurent oncques né perte né dommaige.
Grant chose avoit esté de l'ost de l'empereur jusques à ce jour, moult y
avoit haulx princes et riches hommes et bons chevaliers; mais par la
volenté Nostre-Seigneur ou par sa souffrance fu lors si amenuisiée et sa
grant valleur abattue que sans tenir point de proffit à la crestienté
d'outre mer pour qui il estoient venus furent illec presque tous dégastés.
Car si comme il dirent, ceulx qui en eschappèrent de soixante-dix mille
chevaulx et à haubers et de si grant compaignie de gens à pié comme il y
avoit n'en eschappa mie par tout la dixiesme partie. Les uns morurent de
fain et les autres d'armes. Assez en prisrent leur ennemis tous vifs qu'il
emmenèrent liés. Toutesvoies l'empereur eschappa et aucuns de ses barons;
à moult grant paine s'en retournèrent arrière vers la cité de Nique.
Les Sarrasins furent moult liés de la victoire qu'il eurent: assez
gaignèrent dedens les tentes aux Thiois, comme or et argent, robes,
chevaulx et armes. Tous enrichis s'en retournèrent dedens leurs
forteresses. Leurs espies envoyèrent par toute celle terre et contre
attendirent l'ost du roy de France de qui il avoient oï dire qu'il venoit
après et n'estoit guères loing. Bien leur sembloit que puisqu'il estoient
venus à chief des gens l'empereur qui plus riche et plus grant povoir avoit
que le roy de France, que légièrement pourroient destruire les François, et
il leur en advint presque si comme il cuidoient. A celle grant desconfiture
n'avoit pas esté le soudant du Coine, ainsois y fu chevetaine à celle
desconfiture un moult puissant Turc qui Pharamon avoit nom. Ceste chose
avint l'an de l'Incarnation Nostre-Seigneur, mil cent quarante-six, au mois
de novembre.
VII.
ANNEE: 1147.
Coment l'empereur se desconforta moult de sa perte, et retorna en arrière
li et ses gens, et laissa le roy de France; et coment il vint à
Constantinoble.
li et ses gens, et laissa le roy de France; et coment il vint à
Constantinoble.
[654]Quant le roy de France qui après venoit se fu trais en Bithinie et il
eut avironné un regort[655] de mer qui est près de la cité de Nichomédie,
il prist conseil à sa gent quel chemin il tendroit. Lors commença-l'en à
dire une nouvelle par l'ost que l'empereur avoit esté desconfit et perdue
sa gent et s'en fuioit tapissant par bois et par montaignes à petite
compaignie. Premièrement pour ce que on ne sçavoit mie qui teles nouvelles
avoit apportées ne sçavoit-on sé c'estoit voir ou non. Mais ne demoura
guères après qu'il en sceurent la vérité. Car Ferry le duc de Souave un
jeune homme et de trop grant affaire qui nepveu estoit de l'empereur de son
ainsné frère et qui, après son oncle, fu empereur sage et viguereus, s'en
vint en l'ost du roy de France: car l'empereur après celle grant
desconfiture l'envoyoit parler au roy pour prendre un parlement entre eux
deux, si qu'il se conseillassent qu'il pourroient faire. Voir est que le
conseil eust mieux valu avant; mais encore avoit l'empereur son corps à
garantir et le demourant de ses hommes. Pour ce vouloit avoir du roy de
France qui son amy estoit conseil et ayde; et icelluy Ferry conta bien,
quant il vint, la honte et le dommaige que les Turs leur avoient fait.
      Note 654: 
Gesta Lud. jun.
, § 9.--
Guill. de Tyr
, § 23.
      Note 655: 
Regort.
 Petit gouffre. «Et cum quasi quemdam gurgitem
      maris, qui est propè civitatem Nicomediæ, circuisset.»
Quant le roy et les barons de France l'oïrent, grant deul en eurent et
grant pitié. Le roy, pour reconforter l'empereur, prist avec luy de ses
plus saiges barons, chevaliers et sergens mena assez et s'en issi, et vint
là où l'empereur estoit logié, si comme le duc Ferry le mena, car ce
n'estoit pas loing.
Quant ces deux haux hommes s'entrevirent, de bon cuer se saluèrent et
baissèrent l'un l'autre. Le roy le reconforta de celle meschéance: finance
et gens luy promist tout à sa volenté et luy promist bons services et
loyale compagnie. Longuement parlèrent seul à seul entre eux deux et puis
firent venir leur barons: accordés furent à ce qu'il s'en iroient ensemble
pour accomplir à leur povoir la besongne Nostre-Seigneur qu'il avoient
emprise. Et assez y eut des gens l'empereur qui disrent qu'il avoient perdu
ce qu'il avoient apporté pour despendre; pour ce ne povoient aller en
avant. Sans faille moult les avoit espouvantés le peril de la guerre où il
avoient esté et le long travail qui pas n'estoit encore finé. Si ne
regardèrent oncques au pellerinaige qu'il avoient fait né à leur seigneur
qu'il laissoient, ainsois s'en retournèrent en Constantinoble.
[656]Ces deux haux hommes s'esmeurent à tout leur ost et ne tindrent mie la
voye où il estoit mescheu à l'empereur; ains la laissièrent à senestre et
s'adrescièrent vers Aise la mineure et tindrent leur voye vers la mer. Si
eschevèrent vers senestre la terre de Philadelphe; après vindrent à la cité
de Smirne, d'illec entrèrent en la cité d'Ephèse, qui moult est honnorée
pour ce que monseigneur saint Jehan l'évangéliste y habita, prescha et
mouru; encore y appert sa sépulture.
      Note 656: 
Gesta Lud. jun.
, § 10.
L'empereur s'appensa lors que on le tenoit au plus haut homme du monde, et
moult estoit meu honnorablement de sa terre; et ores n'avoit guères de gens
avec luy; ainsois estoit au dangier[657] des François, né ne povoit rien sé
par eux non: pour ce, luy fu avis qu'il luy estoit honte d'aller ainsi.
Aucunes aultres raisons espoir[658] y eut; mais il commanda que ses gens
s'en retournassent arrière par terre; et il se mit en mer à petite
compaignie et s'en vint à Constantinoble. L'empereur le receut plus
honnorablement qu'il n'avoit fait devant, et fist séjourner en la cite luy
et ses barons jusques au nouveau temps. Car il y avoit entre eulx
acointance que on appelle affinité de par leur femmes, qui estoient filles
au viel Bérenger, le conte de Lucembourc, qui estoit un grant prince au
royaume d'Allemaigne. Pour ce luy fist plus belle chière. Et par la prière
l'emperière, luy donna à luy et à ses barons riches joyaux.
      Note 657: 
Au dangier.
 Sous la domination. «In subjectione.»
      Note 658: 
Espoir.
 Peut-être.
VIII.
ANNEE: 1147.
Coment le roy de France et les François se assemblèrent aux Turs et les
desconfirent.
desconfirent.
[659]Puis que le roy de France vit que l'empereur se partoit, à ses barons
prist conseil quel chemin il pourroit tenir. A la demourance de ce jour, en
la cité d'Ephèse, un des barons de France qui moult estoit bon chevalier,
le conte Guis de Ponty[660] accoucha malade tant qu'il y mourut; et fu
enterré en une des esles de la maistre églyse. Le roy se parti de la ville
à tout son ost et s'adressa vers la terre d'Orient. Quant il eurent
chevauchié ne sçay quans jours, il vindrent aux gués de Menandre, où la
plenté des cignes est[661]. Là se logièrent pour ce qu'il y avoit belles
praries. Les François avoient moult désirré, toute celle voye, coment il
pourroient trouver les Sarrasins; ce jour en trouvèrent grant plenté de
l'autre part de l'eaue, si que quant il vouloient abeuvrer leurs chevaux,
les Turs tiroient espesséement contre eux et leur empeschoient l'eaue. Mais
nos chevaliers furent moult angoisseux de passer de l'autre part du fleuve
pour avenir à leur ennemis; tant cerchièrent qu'il trouvèrent un gué que
ceux de la terre mesme ne savoient pas; lors se férirent dedens à grans
routes et fières. Les François en eurent le meilleur, car il en occirent
assez. Grant plenté en prisrent de vifs et le demourant s'en fouy. Ceux qui
desconfis les avoient s'en vindrent par leur pavillons, trop y trouvèrent
de richesses de diverses manières de draps de soye, beaux vaisseaux d'or et
d'argent et pierres précieuses. Tous chargiés passèrent l'eaue. Grant joye
firent celle nuyt pour la première victoire que Dieu leur avoit donnée. Le
lendemain quant il fu jour, se partirent d'illec et vindrent à la
Lice[662], qui est une ville de celle terre. Lors prisrent viandes tant
comme il en avoit mestier, car c'estoit leur coustume, si se remisrent à la
voye.
      Note 659: 
Gesta Lud. jun., § 11.--Guill. de Tyr, liv. XVI, § 24.
      Note 660: 
Guis de Ponty
 ou de Ponthieu. «Guido 
miles
 de Pontivo.»
      Note 661: «Ad vada Meandri pervenerunt, ubi copia cygnorum omni
      tempore reperitur. Propter quod dicitur:
          «Ad vada Meandri concinit albus olor.»
      Ce vers est le second de la septième Héroïde d'Ovide.
      Note 662: «Ad civitatem quæ vocatur 
la Liche
.» C'est 
Laodicée
,
      sur le 
Lycus
.
IX.
ANNEE: 1147.
Coment, par la mauvaise ordenance de l'ost, et par l'agait des Turs,
furent François desconfis.
furent François desconfis.
[663]Une montaigne moult haulte et moult droicte estoit encontre eux, par
la voie où il s'estoient adresciés. La coustume de l'ost estoit que un des
grans barons de la compaignie faisoit chascun jour l'avant garde et l'un
des autres l'arrière garde; et leur bailloit-on assez chevaliers en leur
batailles, si prenoient conseil aux autres barons en quelle place il
feroient logier l'ost. Celluy jour dont je vous parle faisoit l'avant-garde
l'un des plus haux hommes de Poictou, qui avoit nom Geuffroy de Rancon[664]
et portoit la bannière du roy. Devisié estoit et accordé qu'il
demoureroient ce soir et tendroient lenrs pavillons au sommet du tertre.
      Note 663: 
Gesta Lud. jun., § 13.--Guill. de Tyr, liv. XVI, § 25.
      Note 664: Ou de 
Rancogne
. «De Ranconio.» Une bonne famille
      françoise de ce nom existe encore. L'addition des 
Gesta
 est encore
      ici précieuse: «Gerebat regis banneriam quam præcedebat, prout moris
      est, vexillum Beati Dyonisii quod gallicè dicitur 
Oriflambe
.» Voilà
      bien ici la mention précise de deux bannières, celle du roi et celle
      de Saint-Denis.
Quant celluy Geuffroy fut monté en haut, à tous les gens qu'il menoit, avis
luy fu que la journée fu trop petite et qu'il y avoit encore assez du jour
à venir; ceux qui le conduisoient par le pays luy firent entendant que un
petit oultre avoit plus belle place et meilleur lieu, pour logier l'ost que
sur le tertre. Celluy les creut et se hasta d'aller là où il disoient.
L'arrière garde cuida, si comme il avoient devisé, que on se deust loger en
haut et que c'estoit près, si ne se hastèrent mie, ains commencièrent à
aller bellement.
Les Turs, qui tousjours estoient près et espioient nos gens pour sçavoir
s'il leur pourroient mal faire, virent que ces deux grosses batailles
estoient loing à loing par la voye, et entre deux, et sur la montaigne
n'avoit sé gent désarmée non. Tantost cogneurent leur avantaige; en ce se
fièrent moult que les voyes estoient roides et estroites: si que c'estoit
griefve chose de mettre nos gens ensemble. Pour ce les Turs férirent
isnellement des esperons et sourprirent le sommet du tertre, si que les
derniers de l'ost n'eussent pu venir aux premiers sé non parmy eux.
Lors commencièrent à courre à nostre gent et à traire moult espesséement
des arcs turcois et puis venoient jusques à eulx aux haches et aux espées.
Moult trouvèrent les nos à grant meschief pour ce que l'ost estoit ainsi
parti et divisié. Tant avoit de sommiers en ces voyes estroictes et
d'aultres destourbiers que les preud'hommes et les bons chevaliers qui
deffendre se vouloient et venir aux Turs ne povoient venir à eux. Assez y
eut lors à celle venue de nos gens occis, mais au dernier se commencièrent
à traire ensemble les plus preux et les plus hardis des François et
s'entreadmonestoient de bien faire et bien disoient que Turs estoient
mauvaises gens en bataille, et n'avoit guères que il le prouvèrent bien
quant il les desconfirent légièrement en plaine terre. Lors se deffendirent
vigoureusement et avec eux se rallièrent moult des autres si comme il
povoient percier. Les Turs parloient en leur langaige et s'entreforçoient
de bien faire et ramentevoient entre eux que il n'avoit guères qu'il
avoient desconfis l'empereur en bataille, qui plus grant seigneur estoit et
plus avoit gent que le roy de France.
[665]En ceste manière dura longuement la bataille fière et aspre. Les
preud'hommes se tindrent et se deffendirent durement tant comme il peurent.
Assez occirent et navrèrent de leur ennemis; mais les Turs estoient si
grant plenté de gens que quant les blessés et les navrés se tiroient
arrière, tantost revenoient les frès en leur places. Les nostres n'avoient
de quoy il peussent faire tels changes, si ne peurent plus endurer mais
furent desconfis. Trop en y eut de mors, mais plus encore en emmenèrent de
pris en liens. En celle place furent occis ou pris, ne sçay pas bien le
quel, quatre trop bons chevaliers et trop haux hommes dont le povoir de
France fu moult affoibli: le conte de Garenne, Gaucher de Monjay, Evrart de
Breteuil et Ithier de Maignac. Des aultres y eut assez qui pour le service
Jhésucrist moururent en ce jour honnorablement et glorieusement à Dieu. A
nulluy ne doivent desplaire les choses que Nostre-Seigneur fait, car toutes
ses euvres sont bonnes et droictes; mais selon le jugement des hommes ce fu
merveille comme Nostre-Seigneur ce souffri que les François qui sont les
gens au monde qui mieux le croient et plus l'honorent furent ainsi destruis
par les ennemis de la foy.
      Note 665: 
Gesta Lud. jun., § 13.
X.
ANNEE: 1147.
Coment, après celle meschéance, les François s'assemblèrent au miex qu'il
purent, et vindrent à Satelie. Et coment le roy se mist en mer, et vint
vers la cité de Antioche.
purent, et vindrent à Satelie. Et coment le roy se mist en mer, et vint
vers la cité de Antioche.
[666]A celle desconfiture n'avoit nul esté de l'avant-garde; ainsois
avoient tendus leurs pavillons et se reposoient. Voir est que quant il
virent tant demourer après eux l'arrière-garde, grant souspeçon eurent et
grant paour qu'il n'eussent aucun encombrier. Le roy Loys avoit esté en
celle bataille. Mais quant ses gens commencièrent trop à apetisser entour
luy et que les Turs les menoient à leur volenté, ne sçay quels chevaliers
de France y eut qui prisient le roy par le frain de son cheval et le
tirèrent hors de la presse, et sur le sommet d'un haut tertre qui estoit
illec près le menèrent. Là se tindrent à moult petite compaignie jusques à
tant qu'il fust anuité. Mais quant la nuyt fu noire et obscure, il dirent
qu'il ne demoureroient pas là jusques atant qu'il fust jour; ainsois
convenoit qu'il s'en allassent et tenissent aucune voye où qu'elle les
menast. Merveilles estoit le roy à grant meschief et en périlleux estat,
car ses ennemis estoient de toutes pars, et il avoit ses gens perdues, et
nul qui avec luy fust ne sçavoit quelle part tourner. Toutes voies
Nostre-Seigneur envoya son conseil au preud'homme; car il n'avoient guères
avallé de la montaigne quant il virent bien près les feux que ses gens
faisoient où l'avant-garde s'estoit logiée; bien cogneurent que c'estoit
les leurs, si se tirèrent vers eux. Mais autres cronicques[667] dient que
le roy demoura tout seul sur la montaigne, si avoit assez de ses ennemis
entour luy qui forment l'assailloient et ne scavoient mie que ce fust le
roy et il se deffendoit tout à pié moult fièrement, si estoit jà ainsi
comme noire nuit. Lors se traist sous un arbre qui sur la montaigne estoit
et monta dessus et se deffendi ainsi de l'espée moult longuement et moult
fièrement. Toutesvoies les Turs se doubtèrent que secours ne venist de
l'avant-garde, et pour la nuit mesme si se départirent.
      Note 666: 
Guillaume de Tyr, liv. XVI, § 26.
      Note 667: Celle d'Odon de Deuil, lib. VII.--La fin de cet alinéa
      n'est pas dans 
Guillaume de Tyr
.
[668]Quant les chevaliers de l'avant-garde virent leur seigneur venir et il
sceurent certainement la mésaventure si doloureuse qui estoit advenue, si
commencièrent à faire trop grant deul, si ne povoient recevoir nul confort.
Car il n'y avoit guères celluy qui n'eust perdu aucuns de ses amis; il
estoient en grant aventure et n'entendoient sé à plourer non. Et sé les
Turs l'eussent sceu, légièrement les eussent pu tous occire ou prendre.
L'en ne les povoit tenir qu'il n'allassent huchant[669] l'un son père,
l'autre son frère, son cousin, son oncle, chascun ce que il avoit perdu.
Aucuns en recouvrèrent de ceulx qui eschappés s'en estoient et avoient
quises répostailles telles comme il peurent en buissons et en caves[670],
de ceux y eut moult petit envers le nombre des perdus. Ceste chose avint en
l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur Jhésucrist, mil cent quarante-six, au
mois de janvier.
      Note 668: 
Gesta Lud. jun., § 14.
      Note 669: 
Huchant.
 Le latin dit 
ululantes
, et sans doute le
      manuscrit original des Chroniques de Saint-Denis portoit 
hulant
.
      Note 670: 
En buissons et en caves.
 «Per dumos et latebras.»
Dès ce jour en avant commencièrent toutes viandes à faillir en cet ost si
que né homme né cheval ne se scavoient de quoy soustenir, nulle manière de
marchandise ne venoit en leur ost, car il ne trouvèrent nulles gens. Le
grant péril estoit encore de ce que nul qui là fust n'avoit oncques mais
esté en la terre né il ne scavoient où tourner: une heure alloient à destre
et l'autre heure à senestre comme gent esgarée. Au dernier si comme il
pleut à Nostre-Seigneur il passèrent tant de haultes montaignes et de
parfondes vallées que par grans travaux vindrent à la cité de Satelie.
Oncques de Turs n'eurent assaut né encombrier dont il se merveillèrent
trop.
Satelie est une cité de Griffons qui est à l'empereur de Constantinoble et
siet au rivage de la mer[671]: moult y a bonne terre et plentureuse entour
elle qui cultiver la pourroit; mais à ceux du pays elle ne fait nul bien,
car les Turs qui sont herbergiés emprès la cité en bonnes forteresses les
tiennent si de court qu'il ne peuvent entendre à gaigner ou labourer les
terres. Dedens la cité treuve-l'en assez quanques mestier est, car il y a
belles fontaines et beaux jardins et arbres qui portent toutes manières de
fruit, et beaux lieux et délitables, et de vins y apportent assez les
marchéans par la mer si que il n'y a chierté de rien. Néantmoins elle ne
péust durer sé elle ne rendoit chascun an aux Turs grant treuage. Les
Gregeois l'appellent Atalie, dont la montaigne qui est d'illec dure dès le
mont de l'Issodonne jusques en l'isle de près Cypre, et est appellée en
Grèce Atalique; mais nos François luy misrent nom le Gouffre de
Satelie[672] et ainsi la clame l'on ores communément[673]. Le roy, quant il
eut séjourné une pièce laissa en la ville sa gent à pié. Ses chevaliers et
ses barons prist avec luy et se mist en mer et laissèrent Ysaure et
Sécille[674] à senestre, à dextre mist l'isle de Cypre. Bon vent eurent si
qu'il ne demourèrent guères qu'il arrivèrent au port Saint-Syméon. C'est là
où le fleuve du Far[675] qui par Antioche court, chiet en la mer, delés une
ancienne cité qui a nom Seleuce près d'Antioche à dix milles.
      Note 671: Satalie, autrefois 
Attalée
, sur la Méditerranée et à
      l'extrémité du golfe de Satalie.
      Note 672: Toute celle phrase si mal rendue n'est intelligible que
      dans le texte latin de Guillaume de Tyr: «Hanc nostri idiomatis Græci
      non habentes peritiam corrupto vocabulo Sataliam appellant. Undè et
      totus ille maris sinus, à promontorio Lissidona usquè in insulam
      Cyprum, 
Attalicus
 dicitur qui vulgari appellatione 
Colphus
      Sataliæ nuncupatur.»
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