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Les grandes chroniques de France (3/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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Normandie dont il avoit conquis grant partie et plaissié devant soy, comme

celluy qui souvent y couroit à peu de gens et aucunes fois à plus; et petit

redoubtoit le roy d'Angleterre et sa force. Un jour l'eut fait espier que

il couroit parmy sa terre, sans point de pourvéance de soy et des siens. Et

celluy qui grant plenté de bonnes gens avoit assemblé luy envoya à

l'encontre grant plenté de bons chevaliers tous ordennés en conroy, et si

en avoit tant qu'il firent plusieurs batailles bien ordennées de sergens et

de gens à pié. Mais quant le roy Loys vit ces grans gens approchier, ne

daigna oncques faire nul conroy de ses gens né nul appareil de bataille;

ains se féri en eulx follement et confusément; mais ce fu vaillamment et

par grant fièreté. Et noblement les requisrent les Vouquecinois qui premier

assemblèrent à ceulx de delà. Avecques eux fu Bouchart de Montmorency et

Guy de Clermont qui chacièrent du champ de bataille les Normans qui moult

estoient grans gens et pesans et les firent ressortir jusques sur

l'eschièle des gens de pié armés. Mais les François qui les devoient suivie

chevauchièrent après confusément et sans conroy et s'embatirent follement

sur eux et sur leur grans conroys ordonnés. Dont il avint qu'il ne les

peurent souffrir, ains tournèrent les dos tous desconfis. Le roy qui moult

se merveilla de ses gens qui ainsi furent desconfis, se parti de la place

si comme il put, et si comme il avoit de tousjours accoustumé de soy

esbaudir et reconforter en adversité, secouroit souvent la gent qu'il véoit

souvent chacer, et retournoit souvent arrière la lance au poing contre ses

ennemis; et assez des siens rescout en celle journée par sa proesse et par

sa hardiesse. Et ainsi s'en vint jusques à Andely au plus honnorablement

qu'il put, mais ce ne fu mie sans grant dommaige de ses gens qui en ce jour

furent trop esgarées. Trop fu courroucié de ceste meschéance qui ainsi lui

fu advenue soudainement et ainsi comme par sa coulpe, et pour ce que[554]

ses ennemis ne se mocquassent longuement de luy et cuidassent qu'il n'osast

jamais entrer en Normandie pour forfaire, pour ceste meschéance qui par eux

luy fu avenue. Mais ne fu pas ainsi comme il cuidèrent; car lors

s'eschauffa-il trop durement, et enhardi et endoubla sa fierté si comme il

est coustume à preud'homme qui pas ne se doit esmayer au besoing, ains se

doit ravigorer et reconforter, et prendre aux dens le frain de vigueur et

de vertu, ainsi comme fist celluy noble roy qui tantost rappella ses osts

qui loing estoient et semonst sa baronnie et puis manda au roy Henry qu'il

se combatroit à luy à jour nommé emmy sa terre. Et ce qu'il luy manda se

hasta d'acomplir ainsi comme s'il l'éust juré sur sains. Et si tost comme

il eut ses osts assemblés, si entra en Normandie gastant et destruiant tout

le pays où il passoit. Le chasteau d'Ivry prist et le fist ardoir et puis

s'en alla à Breteuil. Et ainsi demoura en Normandie ne scay combien de

temps, toute sa volenté faisant sans contredit de nulluy; et moult estoit

en engrant de trouver le roy anglois ou aultrui où il peust sa honte

vengier.


Note 554:
Et pour ce que.
Et aussi par la crainte que, etc.


Et quant il vit qu'il ne trouveroit nulluy où il peust son cuer esclarier,

si s'en vint par la terre au conte Thibault, car il vouloit que le mal s'en

venist par luy. Devant la cité de Chartres s'en vint et commença forment à

assaillir et commanda à bouter le feu par tout pour la ville ardoir; et

eust esté fait quant le clergié et les bourgois yssirent hors, la chemise

Nostre-Dame devant eux, et luy commencièrent à crier mercy à pleurs et à

larmes, qu'il ne souffrist que la noble églyse de Nostre-Dame et sa cité

fust arse et destruite qu'elle avoit prise en avourie né ne vengast pas

aultruy forfait en eulx qui siens propres estoient. Et le roy qui pitié en

eut, pour l'amour de la glorieuse vierge Marie, oï leur prières et commanda

à Charlon le conte de Flandres qu'il féist ses gens retraire en sus. Ce

fist-il pour l'amour et pour la révérence à la haulte royne des cieulx. A

tant retourna en France luy et ses gens, né oncques pour ce ne cessa à

prendre vengeance là où il povoit de la desconfiture qu'il avoit eue en

Normandie.



XV.


ANNEE: 1118.


Coment l'apostole Paschase[555] s'en fui de Rome et s'en vint en France;
et coment le roy ala encontre luy à Vézelai, quant il oï nouvelles de sa
mort. Après luy fu au siège Guy, archevesque de Vienne, que les Romains
receurent honorablement, et déposèrent Bardin, que l'empereur y avoit mis
à force.


Note 555:
Paschase.
Il falloit
Gelase
.



En ce temps trespassa le pape Paschase; en son lieu fu assis par saincte

élection Jehan de Gaiete, chancelier de l'églyse de Rome[556]; mais quant

il vit qu'il ne povoit souffrir les enchaux et les griefs de Bardin,

l'archevesque de Bracque[557], que l'empereur y avoit mis ainsi comme par

force contre raison, par la desloyauté des Romains qui tant est accoustumée

à prendre[558]; si laissa son siège et s'en fouyt en France, sous la garde

et sous la deffence au noble roy Loys, si comme ses antécesseurs souloient

faire jadis. De laquelle déjection le roy eut grant compassion. Par navie

vint jusques à l'isle de Magalonne[559], comme celluy que grant povreté

destraignoit. Celle terre si est une petite ysle et estroicte et ne

contient que une petite cité tant seullement qui souffist à l'évesque et à

son clergié et à leur petite mesnie. Et touteffois, est-elle enclose de

murs pour les assaux des Sarrasins qui par mer courent. Le roy, qui jà

savoit sa venue, envoya contre luy pour luy et pour son royaulme deffendre

et le luy offrit à sa volenté faire. Les messages qui là furent envoyés luy

apportèrent jour et lieu certain à Vezelay et que là s'entretrouveroient et

parleroient ensemble; et quant le jour approcha et le roy fu jà parti, on

luy apporta nouvelles qu'il estoit trespassé et mort d'une maladie que on

ppelle podagre[560]. Aux obsèques de luy assemblèrent mains prélas et mains

hommes de religion. Là fu Guy, archevesque de Vienne, moult hault homme et

noble descendu de la lignée des empereurs et assez plus de noble saincteté

et de bonne vie. Dont il advint que le soir de devant luy fut monstrée une

advision bien démonstrant ce qui après avint; mais il n'apperceut oncques

la segnifiance jusques atant que la chose luy fust avenue. Si luy estoit

avis que une très-noble personne qui venoit au-devant de luy, lui bailloit

à garder la lune mussée soubs un mantel, afin que la cause de saincte

églyse ne périllast par le defaut du pape. Et un petit après fu esleu à

l'églyse de Rome; et par ce apperçut appertement la vérité de l'avision. Et

quant il fu esleu à si grant hautesse, si commença moult noblement et moult

humblement à traicter et ordonner des droitures de sainte églyse. Pour

l'amour et pour le service du gentil roy Loys et de la royne sa mère[561]

pourveoit-il plus ententivement aux besongnes des églyses de France. En la

cité de Rains vint et illec tint grant concile; d'illec alla à l'encontre

des messagiers l'empereur Henry en la marche[562] vers Mouson, pour mettre

paix en saincte églyse, si comme il cuidoit et désiroit, mais il ne put

pour le défault d'eulx: si les excommunia et interdist en plain concile des

François et des Lorrains. Après ce qu'il eut esté servi et honnouré et

enrichi moult des églyses, si s'en retourna à Rome; là fu receu du clergié

et des Romains moult honnorablement. Et dès ce jour en avant commença à

amenistrer moult ententivement la dignité qu'il avoit receue plus que nul

de ses prédécesseurs. N'avoit encore guères demouré au siège, quant les

Romains, pour la libéralité et la noblesse qu'il véoient eu luy, prisrent

damp Bardin, que l'empereur avoit fait pape aussi comme par force, si avoit

mis son siège en la cité de Sutre[563] et faisoit prendre le clergié et

l'autre menu peuple qui alloit aux apostres en pélerinage, et les faisoit

aller à son pié et encliner aussi comme s'il fust droit pape. Et quant il

l'eurent ainsi pris, si le montèrent sur un chamel qui est beste tortue et

boçue, ainsi comme il estoit tortueux antipape et antecrit, et le firent

seoir le visage devers la queue et couvrir et vestir de peaulx de chièvres

toutes sanglantes; et ainsi paré et atourné, le menèrent tout le chemin

royal pour luy faire plus de honte, en vengeance de la honte de saincte

églyse et de l'esclandre qu'elle avoit receue par luy. Et puis par le

commandement le pape Calixte le condampnèrent en perdurable prison ès

montaignes de la Campaigne, près de l'abbaye Saint-Benoist du Mont de

Cassin. En remembrance de ceste vengeance, afin que les aultres s'en

gardassent, le firent paindre en la chambre du palais dessoubs les piés

l'apostole, ainsi comme s'il le deffoulast. Ainsi remest en paix saincte

églyse et l'apostole Calixte en son siège où il se contenoit assez

noblement et viguereusement, comme celluy qui par grant vertu domptoit les

robeurs de Lombardie et de Puille et les refrenoit de leur oultraiges; et,

comme droicte lumière clere, resplendissoit sur le mont pour les aultres

enluminer et nom mie occultement soubs le muid, aussi comme dit l'évangile.

Au tems de ce preudhomme recouvra l'églyse de Rome maintes choses et

maintes rentes qu'elle avoit perdues, ça en arrière.


Note 556: Lequel prit le nom de Gelase II.


Note 557: «Bracarensis archiepiscopus.» Braga, en Portugal. M. Guizot

traduit ici fort mal
Prague
.


Note 558: Le manuscrit de Charles V porte: «
Qui tant est looice et
acoustumée à prendre.
» Ce qui n'a pas beaucoup de sens. Suger porte:

«Cum... populi romani conductitia infestatione, intolerabiliter

fatigaretur.»


Note 559: L'
île de Magalonne
, près de Montpellier.


Note 560:
Podagre.
Goutte.


Note 561:
Sa mère.
Il falloit
sa nièce
.


Note 562:
En la marche.
In marchiam. Vers la frontière.


Note 563:
Sutre
ou
Sutri
, dans la Toscane.



XVI.


ANNEES: 1121/1122.


Coment le roy Loys envoya Sugier, moine de Saint-Denys, à l'apostole, et
coment cil Sugier fu esleu à abbé du couvent, tandis comme il estoit en
celle voie; et coment puis il retraist le prioré d'Argentueil à l'églyse.



En ce termine envoya le roy ses messages à l'apostole de Rome pour les

besongnes du royaume. De ces messages fu principal Sugier, (qui ceste

histoire escript, moyne fu de Saint-Denys, vaillant homme, saige et

honneste; et fu tousjours famillier du roy et nourry au palais royal;) et

les autres messagiers furent à l'apostole, si le trouvèrent en Puille en

une cité qui a nom Vitonde[564]. Moult les receupt à belle chière, en

l'onneur et en la révérence de monseigneur saint Denys. Et trop volentiers

les eust lonctems retenus en sa compaignie, sé ne fust pour l'amour de

saint Denys qu'il doubtoit courroucier, et pour l'abbé de

Saint-Germain-des-Prés qui avec eux estoit et pour les aultres compaignons

qui moult se hastoient de retourner.


Note 564:
Vitonde.
Bitonto.


Et quant il eurent faictes leur besongnes à leur volenté, si se mirent au

retour. Si n'eurent pas faictes trois journées quant un messagier les

encontra qui à Sugier estoit envoyé de par le convent de Saint-Denys, qui

luy noncia la mort de l'abbé Adam et l'élection que le convent avoit faicte

de sa personne; et puis luy conta coment les meilleurs et les plus

religieus moynes de léans et les chevaliers meisme haulx hommes estoient

allés au roy[565] pour monstrer ce qu'il avoient fait et pour recevoir son

ottroy; et coment le roy s'estoit courroucié et pour ce les avoit mis en

prison en la tour d'Orléans.


Note 565: Il falloit ajouter ici avec Suger: «Sed quia inconsulto

rege factum fuerat.»


Lors commença damp Sugier à faire grant duel pour l'amour de son père

espirituel qui nourry l'avoit et fu moult angoisseux et en grant mésayse

pour deux choses: l'une fu pour sçavoir s'il recevroit celle dignité contre

la volenté du roy; car pour ce avoit il mis les moynes en prison qui

l'avoient esleu par la force de Rome et par l'ayde l'apostole Calixte qui

l'amoit moult. Et l'autre si fu s'il lairroit troubler et travailler

l'églyse qui nourry l'avoit dès les mamelles sa mère, et laisseroit gésir

en prison ses compaignons qui, pour l'amour de luy, avoient esté mal menés.

Ensi comme il estoit en telle angoisse et il pensoit en son cuer à envoyer

aucuns de sa meisnie au pape, pour soy conseiller à luy de ceste besongne,

si vint soudainement à luy un clerc romain moult noble homme et moult son

acointe qui ce qu'il prétendoit à faire par ses gens à grans despens,

receupt à faire par soy mesmes pour l'amour de luy. Après envoya au roy un

de sa meisnie avec celluy qui venu y estoit, pour luy venir redire la fin

de ceste besongne qui confusément estoit commenciée; car il ne se

présentast pas volentiers ainsi despourveuement devant le roy qui

courroucié estoit. Ainsi chevaucha troublé et desconforté, comme cellui qui

estoit en grand doubte coment son affaire prendront fin.


Si avint si bien que ne scay quans jours après revindrent les messages à

rencontre de luy, qui luy apportèrent nouvelles de la paix du roy et de la

délivrance de ses compaignons, et de la confirmacion de l'élection. Mais

lors en estoit le roy liés, et là[566] luy estoit venu à l'enconre avec

l'archevesque de Bourges et l'évesque de Senlis, et pluseurs autres prélas.

Là le receupt en grant amour et en grant révérence le convent; et fu

ordonné prestre le samedi après: c'est assavoir le samedi devant la

my-caresme, et le dimanche après fu sacré abbé devant l'autel des corps

saints. En pièce[567] ne seroient extrais les biens espirituels et

temporels que il fist à l'églyse: coment il se retrait et recouvra les

rentes et les possessions qui estoient perdues, si comme la prioré

d'Argentueil et assez d'aultres; et coment il fu saige et pourveu ès choses

temporelles; et coment il gouverna saigeinent le royaume, tandis que le roy

Loys fu oultre-mer; et coment il réforma léans l'ordre et la religion, et

coment elle y fu bien gardée; et mains autres biens qui en pièce ne

seroient racomptés. L'an après son ordonnement mut à Rome pour visiter

l'apostole, et pour le regracier de tous ses bénéfices, car tousjours, à

Rome et ailleurs, l'avoit soustenu et en ces besongnes et en celles

d'aultruy. Quant il fu là venu, si fut moult noblement receu de l'apostole

et de toute la court, et y demoura six mois entiers. Et avant qu'il s'en

partist, il fu au grant concile que le pape Calixte tint au palais du

Latren, qui fu de troi cens évesques et de plus. Et là fu faite la paix de

luy et de l'empereur Henry, de la querelle des revesteures dont vous avez

oï ci-dessus. Et quant il eut visité les sains lieux, si comme

Saint-Benoit-du-Mont-de-Cassin, Saint-Barthelemieu-de-Bonivent,

Saint-Macy[568]-de-Salerne, Saint-Nicolas-de-Bar, si retourna en France.


Note 566:
Là.
A Saint-Denis. Notre traducteur abrège sagement dans

tout ceci le texte de Suger; plus bas encore il arrange ce que Suger

raconte des bienfaits de son administration.


Note 567:
En pièce.
En un sommaire.


Note 568:
Macy.
Mathieu.


Depuis avint que l'apostole le manda pour le plus honnourer; si comme il fu

parti et fu allé jusques à Lucques, une cité de Touscane, il oï la nouvelle

de la mort de l'apostole. Et pour ce qu'il doubtoit la convoitise des

Romains, se mist au retour sans plus aller avant. Après l'apostole Calixte,

fu mis au siège Honnouré, et fu pris et esleu en l'églyse d'Oiste, dont il

estoit évesque; homme de grant sens et de très-haut conseil et fier. Et

quant il eut puis apris la droiture de l'églyse Saint-Denys, en droit la

prioré d'Argentueil, qui moult estoit lors blasmée et diffamée de mauvaise

conversacion, et il eut leue la chartre du don des anciens roys, comme de

Pepin, de Charles-le-Grant et de Loys, si la restora et conferma par

l'ottroy de toute la court à l'abbaye de Saint-Denis. Mais avant,

par-dessus tout ce, en eut-il aultre tesmoignage de Dam Macie, l'évesque

d'Albe,[569] son légat, et de l'évesque de Paris et de Chartres; et

mesmement de Regnault, l'archevesque de Rains, et de mains aultres.


Note 569: «Mathæi Albanensis episcopi.»



XVII.


ANNEE: 1124.


Coment l'empereur Henri assembla un ost merveilleus pour la haine qu'il
avoit au roy; et coment les barons ordenèrent leur bataille au palais
meisme avant que il ississent hors.



A nostre matière nous convient retourner que nous avons un peu

entrelaissiée, qui parle du gros roy Loys, qui tant valut de soy, et qui

tant souffri de travail et de paine, pour son règne deffendre des griefs

assaux qui luy sourdirent en son temps. Né nul qui ores vive ne pourroit

sçavoir de come grant cuer et de come grant valleur et come chevallier fier

il fu, s'il n'avoit oï ses fais.


Si avint, quant l'apostole Calixte fu mort[570], que l'empereur n'oblia pas

la longue hayne qn'il avoit conceue contre luy[571] de long-temps, pour ce

que il avoit esté excommunié et interdit en son règne, au grant concile que

l'apostole Calixte avoit tenu en la cité de Rains, si comme l'hystoire a

dessus dit. Mais assembla un merveilleux ost de toutes les parties qu'il

put oncques avoir, comme Allemans, Lorrains, Baviers, Saissongnois, et de

ceus de Suabe, jà soit ce que pluseurs des barons de ces contrées fussent

mal de luy. Et combien qu'il fist semblant d'ostoyer ailleurs, si

tachoit-il à mettre le siège devant la cité de Rains, par le conseil et par

l'ayde de Henry, le roy d'Angleterre, la fille duquel il avoit espousée. Et

avoit l'empereur proposé à tenir si longuement le siège devant la cité,

qu'elle fust prise; et puis à ardoir et destruire tout le pays entour, pour

ce que l'apostole qui excommunié l'avoit, avoit sis et séjourné dedens.

Tout celle affaire fu faite assavoir au roy Loys, par ses privés amis qu'il

avoit à la cour l'empereur. Et tantost comme il sceut ce, il fist escripre

ses briefs et les envoya à ses barons et à ses haux hommes, par quoy il les

semonnoit de venir en sa présence et leur mandoit la raison pour quoy.



Note 570: Suger dit: «Ante Calixti decessum.»


Note 571:
Luy.
Le roi.


Et pour ce qu'il sçavoit bien que Saint-Denys estoit, après Dieu, espécial

deffendeur des roys et du règne, si comme il avoit oï dire à pluseurs et

esprouvé en soy-mesme plusieurs fois, si s'en vint à son églyse et le

commença à déprier de tout son cuer qu'il deffendist et gardast sa personne

et son royaume, et contrestast à ses ennemis. Et si comme il avoit toujours

accoustumé que sé aucun royaume osast assaillir le royaume de France de

guerre, ou venir sur luy, que celluy martir Saint-Denys et ses compagnons

sont mis hors de la fort voulte où il gisent et sont mis ensemble sur

l'autel; ainsi fu lors fait humblement et dévotement en la présence le roy.


Adont prist l'enseigne Saint-Denys que l'en appelle l'oriflambe, sur

l'autel dévotement, qui appartient à la conté de Vouquessin[572] que le roy

tient en fief de Saint-Denys, comme de son lige seigneur. Après mut à peu

de gens contre ses ennemis, pour son règne pourveoir, et manda par grant

banissement,[573] que toute France le suyvist à grant effort. Grant

desdain[574] et grant despit eut toute la baronnie de France quant elle oï

la désaccoustumée hardiesse de cette gent barbarine. Adont s'esmeurent tous

communément de toutes les parties du royaume, encouragiés d'un cuer et

d'une volenté de contrester à leur ennemis. Et quant il furent tous venus

à Rains avec le roy qui jà y estoit pour attendre ses osts qui de toutes

pars venoient, si assembla si très grant peuple de chevaliers, de sergens

et de gens à pié que ce fu merveilles. Né nul ne pourroit compter né dire

le peuple qui là fu. La terre pourprenoient et couvroient, et non mie tant

seulement sur les rivières, mais en plains et en vallées, en manière de

langoustes. Des destriers courans et des clers heaulmes né de l'autre riche

appareil ne faisons nous aucune mencion. Car il n'est nul homme vivant qui

discerner le vous péust, tant vindrent-il richement appareillés pour le roy

leur seigneur ayder et pour son règne deffendre. Mais tant vous en peut-on

bien dire que dedens une sepmaine toute entière que le roy séjourna en la

cité de Rains où il attendoit ses ennemis, fu tel l'ordonnement et

l'atirement de nos barons qu'il disoient entre eulx: «Chevauchons hardiment

contre eulx, qu'il ne s'en puissent aler sans chièrement comparoir ce qu'il

ont orgueilleusement osé entreprendre contre France, la dame des terres.

Droit est qu'il sentent et esprouvent la desserte de leur orgueil non mie

en notre terre, mais en la leur mesme qui de tousjours est subgiete à

France et souvent a esté domptée par la force des roys de France et des

François. Ce que il taschent à nous faire couvertement et en larrecin, que

nous leur rendons aux fers des lances appertement devant tous.» Mais

encontre ce disoit l'autre partie des plus saiges barons que on attendist

encore tant qu'il fussent entrés ès marches du royaume; et lors quant il ne

sauroient où eulx mettre né fouir si leur courroient sus et les

détrencheroient cruellement et sans mercy, comme Sarrasins et mescréans. Et

leur charongnes toutes nues habandonneroient aux bestes et aux corbeaux

sans avoir sépulture, en remembrance de leur reproche et de leur perdurable

honte.


Note 572:
Qui appartient.
C'est seulement le droit de
porter

cette enseigne de Saint-Denis dans les armées du roi de France,

qu'avoient les comtes de Vexin, et auquel Louis-le-Gros consentit à

succéder, quand le Vexin fut réuni à la couronne. Il ne faut donc pas

croire que l'oriflamme ait jamais été la bannière particulière du

comté de Vexin; et la preuve, c'est que son cri fut toujours

Montjoie!
château bâti sur la butte de St-Denis.


Note 573:
Bannissement.
Convocation de ban et arrière-ban.


Note 574:
Desdain.
Indignation.


Après commencièrent à ordenner leur batailles au palais mesme, par devant

le roy, et coment il iroient et coment seroient au premier conroy. Et ainsi

ordonnèrent que ceulx de la contrée de Rains et de Chaalons que l'en

estimoit bien à soissante mille ou plus, que à pié que à cheval, feroient

la première bataille; et ceulx de Laonnois et de Soissonnois que l'en ne

prisoit pas moins feroient la seconde; et la tierce ceulx d'Orléannois et

d'Estampois et de Paris et ceulx de la terre de Saint-Denys et de la

contrée d'entour qui tous estoient près de mourir et de la contrée

deffendre aux espées trenchans, et qui plus y estoient tenus que aultres.

Le roy conduist la quarte[575] de ceulx d'entour Paris, et s'en fist

ducteur et chevetain le roy mesme pour les conduire et guider. Et dit

ainsi: «Avec ceulx,» dist il, «qui sont mes nourris et je le leur, me

combatray-je par l'ayde de Dieu et de Saint-Denys, mon seigneur après Dieu.

Car je scay bien qu'il ne me lairoient mie en champ, né mort né vif, entre

mes ennemis.»


Note 575:
La quarte.
Suger compte les Parisiens dans la troisième

bataille.


Après ceulx fist la quinte[576] bataille le conte Thibaut de Champaigne,

avec son oncle le noble conte Huon de Troyes qui avec le roy Henry

d'Angleterre maintenoit la guerre contre le roy Loys, et touteffois

estoit-il là venu[577] pour la besongne du royaume contre les estranges

nacions. Et le duc d'Acquittaine[578] et le conte de Nevers la sixiesme, et

ceulx furent establis en l'avangarde. Après ceulx revint Raoul, le noble

conte de Vermendois qui estoit cousin le roy et moult estoit renommé et

prisé en armes[579]. Moult amena noble chevalérie de la terre Saint-Quentin

appareilliée de toutes manières d'armeures; et à celluy fu livré le dextre

costé des batailles, et aux Poictevins[580] le senestre. Après cestuy

revint le noble conte de Flandres à tout dix mille chevaliers combatans, et

à celluy fu l'arrière garde commandée. Et eust amené trois fois autant de

gens qu'il fist, s'il l'éust plus tost sceu. D'autre part vint le duc

Guillaume d'Aquitaine et le noble duc de Bretaigne; et Foucques le conte

d'Anjou qui tant estoit renommé et prisié aux armes; et à peu qu'il ne

mouroient tous de duel de ce qu'il n'avoient eu temps de leurs gens

assembler, car le petit terme et la longue voye leur avoit ce tollu à

faire.


Note 576:
La quinte.
La quatrième de Suger.


Note 577:
Estoit-il là venu.
«Sur l'adjuration des François.»--Ex

adjuratione Franciæ. (Suger.)


Note 578: Le latin dit
de Bourgoigne
.


Note 579: C'est celui dont les poètes ont exalté la gloire, l'audace

et la malheureuse fin dans la chanson de geste de
Raoul de Cambrai
.


Note 580:
Poictevins.
Il falloit
Pohiers
, ceux du Ponthieu.

«Pontivos et Ambianenses et Belvacenses in sinistre constitui

approbavit.»



XVIII.


ANNEE: 1124.


Coment les barons firent forteresces des chars et des charettes de l'ost,
et coment l'empereur et tous les Allemans s'enfuirent quant il sceurent
leur hardiesce et leur atirement. Et coment le roy anglois fu seur François
en ce point, et coment il fu chacié par la chevalerie du Vouquessin.



Après ce fu ordonné et atiré par grant conseil et par grant pourvéance de

nos barons que desoresmais en quelque lieu que ce fust, mais que le lieu

fust convenable, il assembleroient aux Allemans; et que les charrios et les

charrettes qui amèneroient le vin et l'eaue à nos gens lassés et navrés

seroient atirés et mis en ront ainsi comme en un parc, en lieu de chasteau

et de forteresse, affin que ceulx qui viendroient de la bataille las et

navrés refroidissent illec leur playes et raffrechissent leur corps et

estanchaissent leur soif en buvant vin ou eaue ou qui mieulx leur plairoit;

et après ce raffrechissement retournassent tantost en l'estour leurs

compagnons ayder et conquerre la victoire.


Tantost fu sceu et espandu ce noble atirement qui tant faisoit à redoubler

à leur ennemis, et le fier appareil que le roy avoit fait pour son règne

deffendre; tant que la renommée en vint à l'empereur qui par faulte de cuer

se retira en sa terre, luy et ses grans osts, quant il sceut ceste nouvelle

et fist semblant d'aller ailleurs pour sa honte couvrir. Et aima mieulx

avoir honte et déshonneur par deffaut de soy et se garentir, que sa

personne et son empire mettre en péril né soy habandonner à la vengeance

des François qui plus désiroient la guerre que la paix.


Quant François sceurent qu'il leur furent ainsi eschappés, si furent moult

courrouciés, si que à grant paine furent détenus, par les prières aux

évesques et aux archevesques, qu'il n'entrassent en l'empire pour ce que

les povres gens n'en fussent destruis.


Quant François s'en furent retournés en leurs pays, à la victoire[581] qui

autant valut ou plus comme s'il les eussent desconfis ou gettés de la

place, le roy qui tout voloit de joye s'en vint à ses seigneurs et vengeurs

Saint-Denys et ses compaignons, en rendant grâces à Dieu et à eulx de

l'onneur qu'il luy avoient fait. Et la couronne son père qu'il avoit tenue

jusques à ce jour à tort leur rendit incontinent humblement et dévotement.

Car bien sachent tous que la couronne aux roys de France est leur par

droit, après leur décès, et qui tort leur en fait il mesprent et mesfait

envers eulx. Les corps des martyrs qui sur l'autel estoient et avoient

tousjours esté, tant comme il avoit esté à celluy ost, à grant luminaire et

à grans chans porta le roy à ses espaulles, moult dévotement, à grant

plenté de larmes; et leur donna grans dons et grans présens, que en terre

que en autres choses, en guerdon de cest honneur et de mains autres qu'il

avoit eues par eulx. Et l'empereur d'Allemaigne qui receut celle honte, dès

ce jour en après, chéu en grant viltance, né oncques puis ne fina de

déchéoir et de venir à déclin et fina honteusement sa vie dedens l'an

mesme. Et par ce apparu la sentence vraye des anciens qui dit que nul, né

povre né riche, né villain né gentil qui l'églyse ou le règne vueille

troubler, n'istra de l'an, sé par occasion de luy convient mettre hors le

corps des glorieus sains[582].


Note 581:
A la victoire.
Avec la victoire.


Note 582: On voit, et j'en demande pardon à Suger, que nous sommes au

temps de la relation du pseudonyme Turpin,
de vitâ Caroli magni
.


D'aultre part le roy d'Angleterre qui bien sçavoit tout l'atirement et la

traïson de l'empereur, et pour ce mesmement que la guerre d'entre luy et le

conte Thibaut qu'il avoient emprise contre le roy long-temps devant

n'estoit pas encore finée, assembla son ost quant il sceut le règne vuide

du roy et de la chevalerie, et s'en vint vers les marches du royaume à

moult grant ost. Bien les cuida prendre et mettre à destruction par le

deffault du roy et des barons; mais fièrement fu fait ressortir et reculer

arrière par un tout seul baron du royaulme; ce fu le bon conte Amaury de

Montfort le bon chevalier et prouvé en bataille, et par la prouesse des

Vouquessinois qui pas n'estoient en celluy ost[583], mais estoient demeurés

pour le royaume garder. Arrière retourna né au royaume ne fist sé petit

non. Et pour ce merveilleux fait ne firent oncques François, grant temps

devant, chose où il eussent plus grant honneur, dont France fust mieux

renommée. Car en un mesme temps eut victoire de l'empereur d'Allemaigne et

du roy d'Angleterre, jà soit ce qu'il ne fust pas présent, et par ce

décheut moult et abaissa l'orgueil des ennemis du royaume et en fu la terre

plus en paix. Long-temps après ce, les ennemis du royaume à qui la renommée

de ces nobles fais estoit venue vindrent à son amour, et firent paix à luy

pluseurs, de leur volenté mesme.


Note 583:
Qui pas n'estoient.
Suger ne dit pas cela. «Et

strenuitate Vilcassinensis exercitùs repulsus, aut parum aut nihil

proficiens, vana spe frustratus retrocessit.»



XIX.


ANNEES: 1124/1126.


Coment l'évesque de Clermont se plaint au roy du conte d'Auvergne, coment
le roy conduisit là ses osts, et prist la cité de Clermont et la rendi à
l'évesque. Et coment cil méféist de rechief, et coment le roy rassembla
plus grant ost et prist le chastel de Montferrant, et coment le conte luy
donna ostages de sa volenté faire.



En ce temps avint que l'évesque de Clermont en Auvergne fu contraint à

issir de sa terre par les Auvergnas qui de viel et de nouvel ont ceste

tesche[584] qu'il sont orgueilleux. Moult estoit celluy évesque saige homme

et honnorable et fort deffenseur de saincte églyse. Quant il ne put en

avant aller, il s'en fouy en France ainsi comme tout déshérité. Au roy

monstra sa complainte tout en plourant et se plaignit du conte d'Auvergne

qui sa cité luy avoit tollue et la grant églyse de l'éveschié saisie et

garnie, par la malice d'un sien doyen. Pour ce luy prioit, tout estendu

devant ses piés, dont il luy grevoit moult, que il luy ramenast à franchise

son églyse qui estoit tournée en telle servitude, et mist à mesure par sa

force le tirant desmesuré. Et le roy qui tousjours avoit accoustumé à

deffendre les églyses emprist dévotement la besongne de l'églyse, jà soit

ce que il ne peust estre sans grant ost et sans grant travail. Et quant il

vit que ce tirant ne se vouloit chastier, né par mandement né par lettres,

si partit à grant ost et s'en alla droit à Bourges. Là s'assemblèrent les

barons du royaume fors que[585] le conte d'Anjou. Là vint le duc de

Bretaigne et le conte de Nevers, et les autres barons à moult grant

chevalerie.


Note 584:
Tesche
. coutume. Suger cite à ce propos le vers de

Lucain:


«Avernique ausi Latio se fingere fratres.»


Note 585:
Fors que.
Cela n'est pas dans Suger, qui nomme au

contraire Foulques d'Anjou le premier des barons qui se réunirent à

Bourges à l'armée du roi.


Quant il furent tous assemblés, si chevauchèrent vers Auvergne, tout

entallentés de prendre vengence des forfais de sainte églyse. Et ainsi

entrèrent en la terre de leur ennemis tout destruiant devant eulx. Et si

comme il approchoient de Clermont, les Auvergnas laissièrent tous les

chasteaux des montaignes et se misrent en la cité pour ce qu'il l'avoient

trop bien garnie. Et les François qui de leur folie et simplesse se

gabèrent, laissièrent à asseoir la cité, pour ce qu'il ne perdissent les

chasteaux dont les citoiens gastassent tandis les viandes[586]. Lors

tornèrent à un chasteau qui Pons a nom et siet sur l'eau de Hylerin[587].

Entour se logèrent et pourprisrent les plains et les haus tertres et

sembloit qu'il voulsissent aller au ciel, pour ce qu'il montoient les

montagnes et les puis[588] agus où les bonnes villes estoient. Si ardoient,

roboient et prenoient tout à force et amenoient les proyes en l'ost et non

mie tant seulement les bestes, mais les hommes bestiaux de la terre[589].

Après drescièrent les engins pour la tour prendre et abattre. Et quant les

perrierres et les mangonneaux lancèrent, si commença l'assaut fort et

périlleux; et tant y eut de trait getté que ceulx de dedens se rendirent eu

la mercy du roy. Ceulx qui la cité tenoient furent moult espoventés de

celle nouvelle comme ceulx qui autant ou pis s'attendoient à avoir; si s'en

fouirent et laissièrent la cité en la main du roy. Et il rendi tantost

l'églyse à Dieu, et au clergié leur droit, et à l'évesque sa cité. Après

fist la paix de luy et du conte si qu'il l'asseura par bons hostages. Et

atant retourna le roy en France.


Note 586: Cela est mal rendu. Il falloit: Pour laisser les citoyens

de Clermont consumer leurs provisions, tandis qu'ils seroient occupés

au siège des châteaux.


Note 587:
Pons
, etc. C'est
Pont du Chasteau
, sur l'<
Allier
, à

quelques lieues de Clermont.


Note 588:
Puis.
Tertres, pics.


Note 589: Il falloit:
Les hommes gardiens des bestes.


Entour cinq ans après, avint par la desloyaulté des contes et des Auvergnas

qui par nature sont de cuer légier et faux qu'il revelèrent de rechief et

prisrent contens contre le devant dit évesque et contre l'églyse. Et pour

ce luy convint de rechief aller au roy pour soy complaindre du conte. Et le

roy qui eut grant despit de ce qu'il s'estoit travaillié en vain, assembla

plus grant ost que devant et entra à grant force en Auvergne. Jà estoit le

roy en ce temps moult pesant pour la pesanteur de son corps et par la

grossesse de luy. Et sé un autre riche ou povre eust esté aussi pesant

comme il estoit et eust peu aussi bien demourer comme il demourast, s'il

eust voulu, en nulle manière n'eust chevauchié à tel travail. Contre le

désloement[590] de ses barons et de ses amis emprist-il celle voye. Mais il

avoit un cuer si fier, si courageux et si entreprenant de grans choses que

la chaleur du mois d'aoust et de juignet que les jeunes chevaliers

redoubtoient il souffroit trop légèrement par semblant. Et à aucuns trespas

de marois le convenoit porter et soustenir entre bras par ses sergens.


Note 590:
Desloement.
Conseil contraire.
Desloer
, c'est

déconseiller.


En celle ost qu'il mena à celle fois estoit Charles le conte de Flandres et

le conte de Bretaigne et Foucques le conte d'Anjou et l'ost des Normans

tributaires au roy d'Angleterre, et mains autres barons du royaume qui

eussent pu souffire à Espaigne conquerre. A tout son riche barnage passa le

roy les griefs passaiges de la terre d'Auvergne et les fors chasteaux que

il trouvèrent, tant qu'il vindrent à Clermont. Et quant il eut fait

assiéger Montferrant, un fort chasteau qui est près de la cité, les

chevaliers et ceulx de la garnison qui le chasteau devoient deffendre

s'esbahirent tous du merveilleux ost du royaume de France qui moult estoit

différent du leur, et furent tous esperdus de la clarté des heaulmes, des

escus et de l'autre noble atour qu'il virent resplendir contre le soleil;

si que par fine paour n'osèrent tenir le baile dehors le chastel; ains se

férirent tous en la tour et en l'açainte d'environ, à grant paine, si comme

il povoient mieulx. Tant fu getté le feu par les maistres des engins ès

maisons de la garnison qu'il eurent laissiées que tout fu ars et ramené en

cendre fors que la tour et le baile d'environ; et convint que l'ost se

retirast arrière à ses héberges pour le feu, qui soudainement esprist et

embrasa toute la ville, jusques au lendemain que le feu fu estaint. Et

quant vint au lendemain le roy ordonna une affaire dont ceulx de dehors

furent liés et ceulx de dedens courrouciés. Car une partie de l'ost du roy,

qui plus près de la tour estoit assise, estoit assaillie trop souvent et

par jour et par nuit de grans lancéis de dars et de quarreaux que ceulx de

dedens lançoient; si que il convenoit assiduement mettre garnison de gens

d'armes entre deux et par dessus tout ce les convenoit-il encore couvrir de

leur escus. Pour ce manda le roy au preux conte Amaury de Montfort qu'il

leur bastist un agait de bons chevaliers en aucun lieu près d'illec, de

leur saillie, si que s'il s'en issoient par adventure il ne peussent pas

rentrer dedens sans dommaige de leur gens. Et le preux conte Amaury qui

autre chose ne queroit fois soy mesler à eulx s'arma privéement en sa tente

et ne sçay quans de ses chevaliers. Et se mirent avant le jour en un agait

où il attendirent tant que ceulx du chastel ississent pour hordoyer en

l'ost si comme il souloient. Adont saillit de son agait le conte Amaury sur

un destrier courant comme cerf en lande, et, ainsi comme le lyon sault à sa

proye, les surprinst, tandis comme ceulx de l'ost les faisoient à eulx

entendre, une partie en prist et tantost les envoya au roy. Et quant il

furent devant luy, prièrent moult que il les prist à rençon telle comme il

luy plairoit. Mais il n'en voulut rien faire et commanda que on leur

coppast les poings, et ainsi amoignonnés que on les renvoyast arrières à

leur compaignons au chasteau. Quant il les virent ainsi atournés, si en

furent moult esbahis, né oncques puis n'osèrent issir né faire assallie.


Et quant ce lu fait et que presque toute Auvergne obéissoit au roy sans

contredit, que par force que par la demeure qu'il avoit faite, si advint

que le duc Guillaume d'Aquitaine survint à tout l'ost des Auvergnas. Et

quant il fu monté sur une haulte montaigne pour véoir l'ost de France et

pour soy loger, et il le vit si grant et les trefs et les pavillons tendus

parmy les grans plaines, si se merveilla moult dont si grant ost venoit et

se repentit moult durement de ce qu'il estoit venu ayder aux Auvergnas. Ses

messagiers envoya tantost au roy pour paix requerre. Et quant il furent en

la présence du roy leur seigneur si parlèrent ainsi: «Sire roy, nostre sire

le duc d'Aquitaine te salue moult, comme celuy qui veult ton salut et ton

honneur et ta vie; et te mande par nous telles parolles: N'ait pas desdaing

ta haultesse de prendre le service au duc Guillaume d'Aquitaine et de luy

garder sa droicture; car aussi comme elle requiert service aussi

requiert-elle droicture et seigneurie. Sé le conte de Clermont qui de moy

tient la conté d'Auvergne que je tiens de vous a riens mesprins vers vostre

court, moy qui suys son seigneur le doy présenter en vostre court et

advouer par devant vous. Né ce ne refusasmes-nous oncques à faire, et

encore le vous offronsnous et requérons que vous ne le refusez. Et affin

que vous ne soyez en doubte que nous ne le façons ainsi, nous sommes près

de livrer bons ostaiges et souffisans: et sé les pers et les barons du

royaume jugent que on le doie ensi faire, si soit fait[591], si esgarderons

et attendrons vostre plaisir.» Et sur ce se conseilla le roy à ses barons

qui à droit le conseillèrent que il avoit à en prendre foy et seureté de

bons ostaiges. Le roy le fist ainsi par le conseil des barons; et par ce

mist paix en la terre et aux églyses. Et mist un jour de parlement à

Orléans où le duc devoit estre pour faire ce qu'il avoit promis et ce que

les Auvergnas avoient refusé jusques alors. Et atant s'en retourna en

France.


Note 591:
Si soit fait.
Les termes de Suger sont clairs et sans

doute rappeloient une formule de la cour des pairs. «Si sic

judicaverint regni optimates, fiat; sin aliter, sicut.» N'est-ce pas

là notre
soit fait ainsi qu'il est requis?
Et viendra-t-on encore

soutenir que la cour des pairs date seulement de Philippe-Auguste?

Certes, d'après notre texte, elle est même antérieure à

Louis-le-Gros; ce n'est pas un prince aussi inquiet de son autorité

que l'on doit soupçonner d'avoir tant fait pour le gouvernement

féodal.



XX.


ANNEES: 1126/1127.


Coment Charles, le conte de Flandres, fu murtri en l'églyse de Bruges par
les parens au prévot de l'églyse; et coment le roy vint là et les prist et
pendi aux fourches.



L'un des plus nobles fais que le roy fist oncques avons cy proposé à mettre

brievement, jà soit ce qu'il conviegne grant loysir au traire, pour la

merveilleuse aventure qui avint. Il avint que le noble conte Charles qui fu

fils de la seur à l'aieule du roy Loys receut la conté de Flandres après la

mort le conte Baudouin, fils le conte Robert[592] qui fu roy de Jhérusalem

(si luy escheut par ne sçay quel lignage dont estoit tenu vers le conte

Baudouin qui morut sans hoir de son corps, si comme il nous est avis).


Note 592: Voy. plus haut, note 481.


Quant il eut la conté receue, si se contint moult bien et moult noblement

et droicturièrement, comme celuy qui bien deffendoit les églyses et estoit

large aumosnier et droit justicier. Si avoit fait semondre à sa court ne

scay quans riches hommes, riches mais orgueilleux et de bas lignage qui sa

seigneurie blasmoient et avoient en despit par leur orgueil; et disoient

qu'il avoit saisi à tort la conté comme celluy qui droit hoir n'estoit pas.

A sa semonse ne daignoient venir, ains l'espioient et se pénoient de le

prendre en tel point qu'il le péussent occire. Et cil estoit le prévost de

Bruges qui prévost estoit de l'églyse, et son lignage qui tous estoient

estrais de vilains serfs et de ligniée fausse et desloyale. Si advint que

celuy noble conte Charles estoit venu à Bruges. Si se leva au matin pour

aller à l'églyse Dieu prier, tenant un livre d'oroison en sa main. Et ainsi

comme il estoit estendu en oroison dessus le pavement, si avint que

Bouchart neveu au devant dit prévost et desloyal meurtrier et plusieurs

autres de ce desloyal lignage et compaignons de la traïson vindrent à

l'églyse où il avoit fait espier le conte, et vint par derrière si comme le

conte estoit acoudé et à genoulx sur le pavement; avant le toucha un petit

d'une espée trenchant et acérée toute nue, qu'il eut traite privéement pour

ce que le conte dressast un petit la teste et estendist le col, pour luy

mieulx assener. Et si comme le conte dressast la teste, le traitre qui son

coup avoit entendu lui fist au premier coup voller la teste. Et ainsi le

meurtrier occist son seigneur si comme il parloit à Dieu en oroison. Et les

autres qui compaignons estoient de la traïson et du meurtre s'esjoyssoient

et glorifioient en son sang espandre et en lui despécier. Et pour ce qu'il

estoient venus à chief de leur forsennerie démenoient grant joye, car leur

iniquité mesmes les avoit aveuglés. Et plus encore faisoient les

desloyaulx: car tous les chastelains et les nobles barons le conte qu'il

povoient encontrer occioient-il et faisoient mourir de mort trop cruelle;

et mesmement ceulx qu'il trouvoient désarmés et desgarnis.


Quant les murtriers se furent saoullés de sanc humain espandre, si

revindrent au conte et l'enterrèrent dedens l'églyse mesme, pour ce qu'il

ne fust plus honnorablement enterré né ploré, et que pour sa noblesse et sa

glorieuse mort le menu peuple qui tout s'en enrageoit, ne fust encore plus

encouragié de luy vengier; et ainsi firent saincte églyse fosse et repaire

de larrons et garnirent l'églyse et la maison du conte qui au moustier

tenoit, et tirèrent et amenèrent tant de garnison et de vitaille comme il

peurent pour eux garnir et deffendre, et pour la terre mettre souz eux par

force et par orgueil. Les barons de Flandres, qui ceste traïson n'avoient

de riens consentie, firent moult grant duel quant il sceurent ce

merveilleux et horrible fait, et luy rendirent son obsèque de pleurs et de

larmes. Après, le mandèrent au roy qui jà le sçavoit bien par renommée qui

en maintes contrées l'avoit jà espandue. Et quant le roy le sceut, si fu

moult esmeu pour l'amour de pitié et de justice et pour l'affinité du

lignage que le conte avoit à luy: et pour prendre vengence de si mortelle

traïson s'en entra en Flandres; né oncques pour parece né pour la guerre
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