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Les grandes chroniques de France (3/6): selon que elles sont conservées en l'Eglise de Saint-Denis

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qu'il avoit au roy d'Angleterre et au conte Thibaut n'en laissa. Et tout

premièrement fist conte de Flandres Guillaume qui avoit esté fils au conte

Robert de Normandie et qui depuis fu roy de Jhérusalem; car elle[593] lui

appartenoit par droit de héritage, après la mort d'icelluy Charles qui

ainsi fu murtri comme vous avez oï; et quant il fu venu à Bruges par moult

sauvage terre et estrange, il assiégea les traitres en l'églyse et en la

tour qu'il avoient garnie et leur tolli toutes vitailles fors celles qui

estoient en leur garnison qui jà estoient malmises et corrompues par la

vengeance Nostre-Seigneur.


Note 593:
Elle.
La comté de Flandres. Les droits de Guillaume,

d'ailleurs contestés par Thierry d'Alsace, étoient fondés sur

l'alliance de son grand oncle Guillaume-le-Conquérant avec Mathilde

de Flandres, fille de Baudouin V.


Et quant il les eut jà destrains et justiciés, il laissièrent l'églyse et

retindrent la tour pour eulx garantir. Un peu après commencièrent à se

désespérer de leurs vies. Lors avint que le desloyal Bouchart s'en fouit et

eschappa de léans par le consentement de ses compaignons; en talent[594]

avoit de fouir hors du pays, mais il ne put pour son desloyal peché qui

l'encombroit. Et en la fin se mist-il en la fermeté d'un sien famillier où

il fu entreprins par le commandement du roy: prins fu et amené devant luy

et lors lui fu quise[595] une chétive manière de mort pour sa lasse vie

finer. Ce fu que il eust les yeux trais et la face toute despéciée, et fust

tout trespercié de fleiches et de dars et si fust encore lié tout envers

sur une haulte roe et habandonné aux corbeaux et aux aultres oyseaux; et

ainsi fina sa doulente vie. Et au dernier, pour vengeance de luy, fu getté

en un lieu puant et ort, né oncques n'eut aultre sépulture. Un aultre

traitre, qui chief estoit de celle traïson, et Bertoux avoit nom, s'en

voulut aussi fouyr; et touteffois combien qu'il allast par le pays à sa

volenté, retourna-il au dernier par sa male aventure; et disoit teles

paroles par orgueil: «Qui suys-je né qui me osera prendre né que ay-je

forfait pour quoy on me doye prendre?» Touteffois fu-il prins par les siens

mesmes et présenté au roy, et fu incontinent jugié de telle mort comme il

avoit desservie. Pendu fu à une haulte fourche et un mastin en près luy: en

telle manière que le mastin li desmachoit et demangeoit tout le visiage;

toutes les fois que l'en feroit le chien, il se aïroit et s'en prenoit à

luy et le dérompoit tout. Et aucune fois avenoit, ce qui est honte à dire,

qu'il le conchioit tout. Ainsi morut le desloyal. Les aultres, qu'il avoit

assiégés dedens la tour, contraignit par maintes angoisses tant qu'il les

prist et les fist getter jus de la haulte tour l'un après l'aultre, voyant

toute leur parenté; et tous se rompirent les cols et espandirent les

cervelles. Un en y eut de ce complot qui avoit nom Ysaac, qui se bouta en

une abbaye et se fist tondre comme moyne; mais tantost qu'il fu sceu il en

fu trais hors et pendu à une fourche.


Note 594:
Talent.
Désir.


Note 595:
Quise.
Cherchée.


Quant le roy eut ainsi fait justice des murtriers, il s'en alla à Ypre le

chastel, contre Guillaume le bastard qui ceste traïson avoit pourparlée et

bastie, pour prendre vengeance de luy comme des aultres; et celluy

Guillaume avoit jà tant fait qu'il avoit alié et atraict à luy par menaces

et par losenges ceulx de Bruges. Et si comme le roy approcha d'Ypre, celluy

Guillaume vint contre luy à trois cens chevaliers, les heaulmes vestus.

Adont se mist une partie des gens le roy en conroy et se tournèrent vers

les gens Guillaume et l'autre partie se fery au chasteau par une des

portes; et ainsi le prindrent et furent les gens de Guillaume desconfis et

prins et menés devant le roy. Et pour ce qu'il avoit tendu à avoir la conté

de Flandres par traïson et par murtre, aussi en fu-il déshérité et bouté

hors par jugement droicturier. Par ces manières de vengeance fu Flandres

toute lavée et ainsi comme baptizée. Et quant le roy eut ainsi mis en la

conté de Flandres Guillaume le Normant, si comme vous avez oï, si s'en

retourna en France.



XXI.


ANNEE: 1130.


Coment le roy alla assegier Thomas de Malle au chasteau de Couci, et
coment le conte Raoul de Vermendois le navra à mort, et coment le desloyal
escommenié mourut sans recongnoistre son Sauveur. Et puis, coment le roy
prist le chasteau de Livri sus le conte Amaury de Montfort.



Une aultre vengeance auques[596] semblable à ceste fist une aultre fois le

roy, dont Dieu luy sceut bon gré, si comme nous cuidons, quant il destruist

et attainst soudainement, ainsi comme un tison fumant, un desloyal, Thomas

de Malle, qui l'églyse de Dieu grevoit et destruisoit de tout son povoir né

ne craignoit né Dieu né homme.


Note 596:
Auques.
Presque.


Par maintes grans plaintes que le roy eut de luy plusieurs fois, fu meu

d'aller à Laon pour vengier les églyses du cruel tirant. Là luy fu

conseillié et loé des évesques et des barons du royaume et mesmement du

conte Raoul de Vermendois, qui après le roy estoit le plus puissant de

celle contrée, qu'il mist le siège entour le chasteau de Coucy. Et si comme

le roy chevauchoit vers ce chasteau, si luy vindrent à l'encontre les

espies qu'il avoit devant envoyés pour espier de quelle part le chasteau

estoit plus légier à assiéger, qui pour voir luy firent entendant que ne

povoitestre assiégé sé ce n'estoit de trop loing. Lors luy commencièrent

plusieurs à desloer et à prendre aultre conseil[597]; et il leur respondit

selon la noblesse de son cuer: «A Laon, dist-il, est ce conseil remés; car

pour mort né pour vie ne peut estre le conseil changié qui là nous a esté

donné: trop en seroit abaissié nostre honneur sé pour un excommenié nous en

retournions vaincus.» Itant respondit et puis se mist en la voie, jà soit

ce qu'il fust jà moult pesant et moult chargié de chair. Parmy forets et

parmy désers sans chemin et sans voie (qui estoient estouppées par ceux de

la partie d'icelluy Thomas) se mist, et tant erra deçà et delà qu'il

approcha du chasteau à grant travail de luy et de tout son ost. Et quant il

en fu bien près, on vint noncier au conte Raoul que l'en avoit basti un

grant agait de l'autre part du chemin pour l'ost du roy destourber et

desconfire. Tantost s'arma le conte et s'en alla celle part luy et un peu

de ses chevaliers, par une voye couverte et occulte. Avant envoya de ses

chevaliers et il les suivit tantost à pointe d'esperon; et quant il fu là

si trouva jà cellui Thomas chéu et abattu. Tantost luy couru sus l'espée

traicte et le navra à mort, et tantost l'eust occis s'il n'eust esté

destourbé. Prins fu et à mort navré présenté au roy, et par le conseil de

tous et des royaulx et des siens mesmes fu emporté à Laon. Le jour après

habandonna le roy sa terre[598] et fist rompre ses estans, et par tant

voulut espargner au pays et à la terre dont il tenoit le seigneur. Et quant

il[599] fu amené à Laon, si ne voulut accorder, né par menacier, né par

blandir né sermoner qu'il voulsist rendre les marchéans qu'il avoit prins

au conduit du roy et mis en prison par trop fière traïson; et quant il eut

fait venir sa femme par l'ottroy du roy, si faisoit le desloyal plus grant

semblant d'estre dolant et courroucié de ce qu'il luy demandoit les

marchéans que de ce qu'il se mouroit. Et quant il approcha de la mort, pour

la douleur de ses playes qui par trop le destraignoient, si luy

conseillèrent plusieurs qu'il se fist confesser et qu'il receust son

Sauveur, lequel moult envis leur ottroya; et tout ainsi comme le précieux

corps de Jhésuchrist fu apporté dedens la chambre où le chétif gisoit, si

advint, ainsi comme sé Nostre-Seigneur Jhésucrist ne voulsist entrer au

corps de ce chétif vaissel, si tost comme le felon leva le chief, tantost

cheut arrière le col brisé tout mort; et ainsi rendi l'esperit sans

recevoir le vray corps Nostre-Seigneur Jhésucrist.


Note 597: Cette traduction est embarrassée. Suger est plus net:

«Festinante autem rege ad castrum, quum qui missi fuerant opportunum

explorare accessum, importunum omnino et inaccessibile renunciassent,

et à multis angariaretur, juxta audita, consilium mutare debere; rex

ipsa indignatus animositate:
Lauduni
, inquil, etc.»


Note 598: Le texte de Suger offre ici quelques difficultés.

«Publicata terra plana ejus, ruptisque stagnis, quia dominum terræ

habebat terræ parcens, etc.» M. Guizot traduit: «Les champs qu'il

possédoit furent vendus au profit du fisc, on rompit ses étangs,

etc.» Ne seroit-ce pas plutôt:
Ce que Thomas possédoit dans la
plaine fut confisqué?
Et quant aux étangs, ne s'agiroit-il pas des

eaux que Thomas aurait fait couler de la rivière dans les plaines,

pour embarrasser la marche du roi?


Note 599:
Il.
Thomas de Marle.


Le roy, qui plus ne voulut déchacier né le mort né sa terre, osta les

marchéans de la main à la dame et de ses fils, et prist grant partie de ses

trésors; et mist paix au pays et aux églyses par la mort au tirant, et puis

retourna à Paris.


Une aultre fois avint que un grant contens sourdi entre le roy et Amaury de

Montfort, par la hayne Estienne le Gallendois, pour la raison de la

séneschaucie de France; et combien que le conte eust grant ayde et grant

secours du roy Henry d'Angleterre et du conte Thibaut, si ne laissa-il

aincques qu'il n'allast assiéger le chasteau de Livry; et tant y fist

lancier pierres et mangonneaux, qu'il le prist par force et l'abattit à

terre jusques aux fondemens. Là eut le conte Raoul de Vermendois l'ueil

crevé d'un quarreau, à un assault où il se portoit moult vaillamment; et

tant les mena par force de guerre, qu'il lui quittèrent la séneschaucie et

l'éritaige qui y appartenoit.


En celle guerre meisme fut le roy durement navré d'un quarreau, parmy la

cuisse; comme celuy qui tousjours fu prest et alègre de sa main à courre

sus ses ennemis; et combien qu'il fust trop durement blessié si s'en

déportoit-il moult bien, et par trop grant vigueur souffroit et prisoit peu

sa playe.



XXII.


ANNEE: 1130.


Du descort de l'églyse de Rome par l'eslection de deux apostoles; desquels
l'un, qui Innocent fu appelé, s'en vint en France, et le roy le reçut
honnorablement, et à l'exemple de luy, l'empereur et plusieurs autres
princes. Et coment il célébra la Résurrection à Saint-Denys.



En ce point avint que l'églyse de Rome fu en grant trouble par un descort

qui sourdi entre les cardinaux. Car il avint que l'apostole Honnoré

trespassa de ce siècle; et les plus saiges et les plus preudommes de la

court de Rome s'accordèrent à ce qu'il s'assembleroient à Saint-Marc et non

mie ailleurs; et pour oster toute noise et tout trouble esliroient et

feroient commune élection, si comme il est de coustume en l'églyse de Rome.

Et ces preudommes estoient ceux qui plus privés et plus familliers avoient

esté de l'apostole. Et avant que son trespassement fust publié né manifesté

esleurent une honorable personne: ce fu Grégoire, diacre cardinal de

l'églyse de Rome. Et les autres qui la partie Pierre Léon soustenoient

s'assemblèrent ailleurs[600] et les aultres semondrent d'assembler avec

eux, par le commun accord qu'il avoient entre eulx mis. Et quant il

sceurent le décès du pape, si esleurent Pierre Léon, un prestre cardinal,

par l'assentement du plus des cardinaulx, des évesques et des haux hommes

de Rome. Et ainsi par ce cisme qui entre eux sourdit decoppèrent la robe

sans cousture de Nostre-Seigneur Jhésucrist et firent partison de saincte

églyse qui est une mesme chose en Dieu.


Note 600:
Ailleurs.
Suger dit au contraire que ce fut dans

Saint-Marc, suivant la convention précédente. «Apud S. Marcum pro

pacto alios imitantes, convenerant.»


Et tandis comme chascun se deffendoit, les uns admonestoient les aultres et

enlaçoieut, et les autres excommunioient comme ceux qui jugement

n'attendoient fors le leur. Quant le devant dit Grégoire, qui Innocent fu

appellé, vit que la partie Pierre Léon surmontoit la sienne, par la force

de son grant lignage et par l'ayde des Romains, si ordonna à issir de la

cité, pour ce qu'il peust mieulx avoir ayde à conquerre la seigneurie de

tout le monde après Dieu. Et ainsi s'en vint par navie vers la terre de

France pour avoir ayde et refuge au noble royaume de France. Avant envoya

ses messages au roy Loys et lui requist son ayde et secours et à sa

personne et à l'églyse de Rome. Et le roy, qui tousjours fu ententif et

dévost à saincte églyse deffendre, assembla tantost un concile d'évesques,

d'archevesques, d'abbés et d'autres religieux. Là enchercha et enquist de

la personne et de l'élection; car maintes fois avient que l'élection de

l'églyse de Rome est moins ordonnéement faite qu'elle ne devroit, pour le

tumulte et le triboul des Romains. Et lors le roy, par le conseil du

concile, s'assenti à l'élection et promist à la maintenir et deffendre.


Quant ce fu fait si envoya à luy ses messages à l'abbaye de Clugny et par

eux luy offri soy, son royaume et son conseil. Et quant il sceut qu'il

approchoit, si luy alla à l'encontre jusques à Saint-Julien-sur-Loire[601],

avec luy, sa femme et ses enfans. Et quant il vint à luy, si luy alla au

pié, son chef dénué[602] qui tant de fois avoit esté couronné et s'enclina

aussi doulcement comme il eust fait au sépulcre Saint-Pierre duquel il

estoit vicaire, et luy promist de rechief soy et son règne et son conseil,

de bon cuer et de loyal.


Note 601:
Saint-Julien.
Il falloit:
Saint-Benoît
, avec Suger.


Note 602:
Denué.
Découvert.


A l'exemple de luy vint aussi à l'encontre de luy jusques à Chartres le roy

d'Angleterre. Lequel enclin à ses piés luy offrit aussi son service et son

règne. Ainsi s'en alla jusques en Lorraine visitant l'églyse de France. Au

Liège luy vint à l'encontre l'empereur Henry à grant tourbe d'archevesques,

d'évesques, d'abbés et de barons d'Allemaigne, et descendi humblement

devant la grant églyse et luy vint à l'encontre tout à pie parmy la saincte

procession en guise de varlet. En l'une des mains tenoit une verge ainsi

comme pour le deffendre, et en l'autre main tenoit le frain du blanc cheval

sur quoy l'apostole séoit; et ainsi le mena et conduit comme son seigneur.

Et puis qu'il fu descendu le porta en soustenant tant comme la procession

dura, et pour ce manifesta aux privés et aux estranges la haultesse qui en

luy estoit.


Après ce, quant l'apostole eut confermée paix entre l'églyse de Rome et

l'empire, si luy pleut à retourner en France et tenir court en l'églyse

Saint-Denys, comme en sa propre fille, à la Pasque qui approchoit. Là fu

receu à procession deux jours devant la cène et moult fist-on grant joye de

sa venue. Léans célébra la sollennité de Pasques.


Mais cy voulons-nous racompter coment et en quelle manière il vint à

l'églyse. Entour luy estoient ceulx de sa privée mesnie, comme chambellans,

clercs et chapellains qui l'eurent appareillé à la guise de Rome et luy

avoient mis au chief sa mitre avironnée d'un cercle d'or, et l'avoient

vestu d'un moult riche ornement. Et ainsi paré l'amenèrent sur un cheval

couvert d'une couverture blanche et vindrent chevauchant deux à deux devant

luy aussi comme à procession. Et les barons fievés de l'églyse et les

chastellains le menoient et conduisoient à pié, comme noble sergent, parmy

le frain, et les autres alloient à pié devant qui gettoient grans poignées

d'argent et grant plenté de monnoye, pour la grant tourbe du peuple

departir. Le chemin resplendissoit tout de parement et de draps de soye et

de pailes qui estoient pourtendus aux lances et aux perches que on avoit

fichées en terre: avec la chevalerie et le grant peuple qui là assembla y

acouru la synagogue des Juifs de Paris; et apportèrent avec eux leurs

rolles où les dix commandemens de la loy sont escris. Et quant il les vit,

si dist de la pitié qu'il eut d'eux telles parolles: «Dieu tout puissant,

oste de vos cuers par vous sa pitié la couverture qui goutte ne laisse

véoir[603].» Ainsi s'en vint en l'églyse des corps sains qui resplendissoit

toutes de couronnes d'or et d'autres riches paremens. Et lors en

remembrance et en signifiance du vray aignel, célébra le sacrement du vray

corps Nostre-Seigneur. Quant la messe et le service furent chantés, si

allèrent mengier et furent les tables mises parmy le cloistre. Là furent

servis de divers mez largement et moult honnorablement, pour l'onneur de

luy et de la haulte feste. Trois jours après le jour de Pasques se départi

de l'églyse, à grant grace et à grant promesses de son conseil et de son

ayde. Ainsi s'en alla par Paris visitant les églyses de France et relevant

sa disete et sa povreté de leur trésors et de leur richesses. Et quant il

eut esté et visité là par terre tant comme il voulut, si luy pleut à

demourer à Compiègne.


Note 603: Voici un exemple de tolérance et de charité qui ne pourroit

être aujourd'hui surpassé. «Ab ore ejus hanc misericordiæ et pietatis

obtinet supplicationem:
auferat Deus omnipotens velamen à cordibus
vestris!
»



XXIII.


ANNEE: 1131.


Coment Phelippe, l'ainsné fils le roy, fu mort à Paris par un pourcel. Et
coment le roy fist coroner son autre fils Loys a Rains. Après, de la
pesanteur le roy et de la fierté de son cuer. Après, coment il destruist le
chastel de Saint-Briçon, pour la roberie du seigneur.



En ce point avint une meschéance qui oncques n'avoit esté oïe au royaume de

France. Phelippe l'ainsné fils du roy chevauchoit un jour en une rue dehors

les murs de Paris avec sa compaingnie. Si luy vint à l'encontre un déable

de porc, par quoy son cheval s'eschauffa par dure destinée; chéoir le fist

sur une dure roche si que tout fu défoulé et acoré[604], du pié du cheval.

Si fu trop grant douleur, car il estoit damoyseau de trop grant beaulté et

entachié de toutes bonnes meurs, confort et espérance aux bons et crainte

et paour aux mauvais. Pour ceste meschéance fu toute la cité et tous ceux

qui là estoient ainsi comme mors et abattus.


Note 604:
Acoré.
C'est-à-dire il eut le cœur brisé.


A ce jour que ce avint avoit le roy son père semont ses osts pour ostoier.

Tous crioient et urloient pour la douleur qu'il avoient du tendre damoysel;

lors le prirent ceux qui près estoient, et estoit jà près que tout mort, et

l'emportèrent en la plus prochaine maison d'illec; si morut ainsi comme à

la mienuyt. Le deul et la douleur que le père et la mère et les barons

menoient ne pourroit nul racompter né retraire. Porté fu en l'églyse

Saint-Denys en la sépulture aux roys, à grant compaignie d'archevesques,

d'évesques et de barons. Et fu enterré comme roy moult honnorablement en la

sénestre partie de l'autel de la Trinité. Et son père qui trop estoit de

grant sens et de grant confort, après le grant deul qu'il avoit eu, receupt

le conseil et le confort de ses amis; après luy conseillèrent ses privés

amys qu'il fist couronner et enoindre de saincte onction Loys son beau fils

et le fist en son vivant compaignon de son règne, pour plus plaissier ses

ennemis et abaissier les envieux et mesmement pour la foiblesse de son

corps qui tant avoit esté péné et travaillié et débrisié pour les longues

guerres, dont il estoit si malade devenu que ses privés amis estoient en

grant doubte de le perdre soudainement. Au conseil de ses amis ouvra le

roy, à Rains fist assembler ses barons; son fils Loys et sa femme la royne

mena en ce général concile que pape Innocent y avoit fait assembler. Là

fist son fils enoindre et couronner, et sembla bien à aucuns que son povoir

et sa seigneurie en deust accroistre et multiplier, pour ce que il receut

illec la bénédiction de tant d'archevesques et d'évesques que de France que

d'Espaigne que de Lorraine que d'Angleterre.


Après ce que le roy fu presque allégié du deul de son fils mort, pour la

joye du vif, et il s'en fu revenu à Paris, le pape Innocent esleut à

demourer en la cité d'Aucerre pour faire illec son estaige et sa demeure.

Mais après ce eut occasion de retourner à Rome, pour le conduit l'empereur

Lothaire qui luy avoit promis qu'il le conduiroit à Rome à force et qu'il

déposeroit Pierre Léon.


Et quant il furent là allés ensemble et il eut couronné l'empereur, si ne

peut oncques avoir paix durant la vie dudit pape Léon pour le contredit de

Romains. Mais quant il fu mort si revint saincte églyse en paix, après les

grans adversités et les grans tribulacions qu'elle avoit si longuement

souffert qui trop longuement l'avoient travailliée et dégastée. Et

l'apostole qui longuement avoit esté travaillié, séist en son siège qu'il

amenda moult et ennobli, par mérite d'office et par honnesteté de bonne

vie.


Jà estoit le roy Loys moult affoibly et débrisié pour la pesanteur et pour

le fais de son corps, et pour les grans travaus qu'il avoit longuement

souffers et pour les longues guerres qu'il avoit menées; et défailloit jà

moult du corps et non mie de cuer. Car de si grant noblesse et de si grant

cuer estoit en l'aage de soixante ans, que pour rien il ne souffrist chose

qui luy tournast à déshonneur né au déshéritement de son règne. Et sé la

grosseur et la pesanteur ne l'eust empeschié, assez plus légièrement eust

surmonté ses ennemis. Et pour ce qu'il se sentoit agregié[605] se

plaignoit-il souvent, et disoit telles parolles: «Las comme sommes de fèble

nature et chétive qui oncques ne povons avoir nul scavoir et povoir

ensemble. Sé je eusse sceu en ma jeunesse ce que je scay et peusse ores

ainsi comme je povois lors, je conquisse grans terres et grans règnes[606]»


Note 605:
Agrégié.
Appesanti.


Note 606: On retrouve ici le proverbe:
Si jeunesse savoit et
vieillesse pouvoit.
«Si enim juvenis scissem, aut modo senex

possem.»


En celle mesme foiblesse, où il gisoit presque du tout au lit, se

maintenoit-il si fièrement et si vertueusement qu'il contrestoit au roy

d'Angleterre et au conte Thibaut qui toute sa vie le guerroièrent, et à

tous ses aultres ennemis: si que tous ceux qui le véoient et oyoient parler

de ses merveilleux fais louoient sa grant valleur et sa grant noblesse de

cuer et ploroient la foiblesse de son corps. En celle mesme angoisse et si

blessié comme il estoit en la cuisse que à paine se povoit il porter, alla

contre le conte Thibaut au chasteau de Bonneval[607], qu'il fist ardoir,

fors que le cloistre aux moynes qu'il commanda à garder. Après il destruist

aussi Chasteau-Renart[608] qui mouvoit aussi du conte Thibaut. Et ce

fist-il faire par ses gens et par ses barons, car il n'y povoit estre

présent pour sa maladie.


Note 607:
Bonneval.
Aujourd'hui ville du diocèse de Chartres, à

quatre lieues de Chateaudun.


Note 608:
Chasteau-Renart
, dans le Gâtinois, à quatre lieues de

Montargis.


Après ce un peu de temps, mena-il le dernier ost qu'il put oncques mener à

St-Briçon-sur-Loire[609]. Le chasteau ardit et destruist et prinst la tour

et le seigneur pour sa roberie et pour ce qu'il brisoit les chemins et

desroboit les marchéans. Si comme il fu retourné de cest ost, luy prist une

maladie au neuf chasteau de Montrichier[610] et une menoison[611] forte

dont il estoit coustumier. Et celluy qui trop estoit de hault conseil et de

grant pourvéance commença à mettre conseil en soy-mesme pour son ame, car

souvent estoit en oroison. Et une seule chose désiroit en son cuer,

c'estoit qu'il péust estre apporté aux glorieux martirs Saint-Denys et ses

compaignons, ses maistres et ses seigneurs; car son intencion estoit qu'il

se desmist en leur présence de la couronne et du règne et des royaulx

garnemens, et prist l'abit Saint-Benoist et devinst moyne de léans. Si

peuvent regarder ceulx qui seullent blasmer la povreté de religion[612]

coment les archevesques et les évesques s'en fuient à la deffence et à la

seurté de religion qui meine et conduit ceulx qui tenir la veullent à la

vie perdurable[613].


Note 609:
Saint-Briçon
ou
Saint-Brisson
, village du Gâtinois, à

une lieue de Gyen.


Note 610:
Montrichier.
Montrichard; ou peut-être
Trechier
,

village du Vendomois. Suger l'appelle
Monstrecherius
.


Note 611:
Menoison.
Dyssenterie, diarrhée.


Note 612:
Religion.
Etat monastique.


Note 613 La phrase de Suger n'est pas rendue: «Videant qui monasticæ

paupertati derogant, quomodò non solum archiepiscopi, sed et ipsi

reges, transitoriæ vitam æternam præferentes, ad singularem monastici

ordinis tutelam securissimè confugiunt.»



XXIV.


ANNEE: 1137.


De la confession le roy et coment il s'appareilla à son trespassement. Et
puis après, parle de ses lez. Et coment il se maintint vertueusement en sa
glorieuse confession, au recevoir son Sauveur.



En ceste manière estoit le roy troublé de jour en jour, et buvoit tant de

manières de beuverages et de poudres par les phisiciens et par les mires

que trop le travailloient si que c'estoit merveille comme il le povoit

souffrir. Car néis les sains et les vertueux ne l'eussent peu endurer. Et

entre ces angoisses et ces destresses estoit-il moult doulx et amiable à

tous par sa débonnaire nature, comme celuy qui à tous faisoit beau samblant

et les recevoit tout aussi comme s'il ne sentist nul mal.


Et quant il se senti si attaint et si affoibly de celle maladie, si eut

desdaing de mourir vilement et soudainement ainsi comme mains hommes font.

Si assembla les religieux hommes de son royaulme, archevesques, évesques,

abbés et mains aultres prélas de saincte églyse et leur requist à estre

confés pour la révérence de la divinité et pour l'amour aux sains angles,

tout en appert, mise arrière toute honte et toute vergoigne. Et se voulut

garnir du corps et du précieux sang Jhésucrist. Et si comme il se hastoient

de ce faire, le roy se leva soudainement et s'appareilla et vesti, et yssi

de la chambre où il gisoit, dont il se merveillèrent tous. Et vint moult

doulcement contre le précieux corps Jhésucrist, voyans tous clercs et lays,

et se desvesti du règne en confessant et en régéhyssant que mauvaisement

l'avoit gouverné. Et après revesti son fils Loys de l'annel, et luy

commanda illec et le conjura, sur sa foy et sur son serment, qu'il gardast

et deffendist de son povoir toute sa vie saincte églyse et luy gardast sa

roicture, et deffendist les povres gens et les orphelins et gardast à

chacun son droit. Et qu'il ne prist nul homme en sa court s'il ne

forfaisoit illec présentement[614].


Note 614: «Neminem in curiâ suâ capere, si non præsentialiter ibidem

delinquat.»


Après départi tout son trésor aux églyses et aux povres gens, et toute sa

vaissellemente d'or et d'argent et toutes ses coutes pointes et son riche

atour de ses garde-robes et tout son meuble et quanqu'il avoit, pour

l'amour de Dieu; né oncques rien n'y laissa, né ses riches manteaux né ses

riches garnemens jusques à la chemise, qu'il ne départist. En ses lais

qu'il faisoit ainsi, n'oublia pas ses seigneurs les martirs glorieux et ses

compaignons; mais leur donna sa riche chappelle, c'est assavoir son

précieux texte d'or et de pierres précieuses[615], un encensier d'or de

quarante onces, et les chandelliers de fin or, du poids de cent et soixante

onces, et une précieuse jacinte qui avoit esté à son ayolle la royne de

Roussie qu'il bailla de sa propre main à l'abbé Sugier qui là estoit

présent et luy commanda qu'elle fust mise et assise en la précieuse

couronne des saintes espines. Ces choses envoya à l'églyse par celluy

Sugier qui son clerc estoit et l'avoit nourri; et promist qu'il iroit là au

plus tost qu'il pourrait.


Note 615: «Textum preciosissimum auro et gemmis.» J'ai déjà dit que

le mot
texte
s'appliquoit à tous les livres saints recouverts de

lames d'ivoire ou de métal.


Et quant il se fu ainsi déchargié de tout quanqu'il avoit au monde, comme

celluy qui de la grace de Dieu estoit enluminé, si s'agenouilla

très-dévotement devant son Sauveur que celluy qui présentement avoit la

messe chantée lui avoit apporté à procession. Et quant il se fu agenouillé,

si commença à dire parolle de vray confession comme vray crestien de cuer

et de corps, et dit telles parolles non mie comme lay mais comme tres

saige devin[616] en regehissant sa créance.


Note 616: «Non tanqam illitteratus, sed tanquam litteratissimus

theologus erumpit » (Suger.)--
Regehissant
, confessant.


«Je pécheur Loys, regehis de vray cuer et croy en Dieu le Père, le Fis et

le Saint Esperit, en trois personnes un seul Dieu, et Nostre-Seigneur

Jhésucrist croy fils de Dieu le père, égal en toutes choses à luy, qui pour

le salut des ames descendi du ciel, par l'ordonnement de Dieu le père et

s'enombra au sacré ventre de la vierge Marie, où il prist vraye chair et

vraye forme d'homme, et qui en celle chair mesme mourut selon l'umanité, en

la sainte vraye croix, pour les hommes délivrer de la mort d'enfer, qui fu

au sépulcre mis dont il ressuscita au tiers jour; et monta ès cieulx où il

siet à la dextre de Dieu le père et qui vendra au grant jugement, au

dernier jour du siècle, jugier les mors et les vifs: yceste précieuse

hostie du vray corps de Dieu croy-je estre ycetui précieux corps qu'il

prist au ventre de la vierge Marie, et qu'il donna à ses disciples en la

cène, pour quoi il fissent une mesme chose en luy, et qu'il vesquissent en

luy. Et croy icelui vin ce mesme sang glorieux qui de son costé decourut en

la vraye croix sans nul doubte, et le confesse de cuer et de bouche: et par

ce hault viaticque croy-je que mon ame sera garnie et deffendue, quant elle

sera issue de mon corps, de la puissance des deables.»



XXV.


ANNEE: 1137.


Coment il s'en vint à quelque paine à Saint-Denys pour graces rendre aux
martirs. Et puis, coment il envoia son fils Loys en Aquitaine pour espouser
la fille le duc qui mort estoit, et pour la terre saisir. Et puis parle de
son glorieux trespassement et de sa sépulture.



Après ce qu'il eut ainsi dictée la confession devant tous qui moult se

merveilloient de sa repentance, et il eut receu son Sauveur, si s'en

retourna en la chambre où il gisoit et fu ainsi comme s'il retournast à

garison; et se coucha sur une coute de lin et eut mis jus tout boban et

tout orgueil séculier. Et quant il apperceut que l'abbé Sugier, (qui

tousjours avoit esté son nourry), pleuroit de si grant si petit et si

humble[617], se tourna devers luy, et luy dist: «Beau chier amy, ne plourés

mie pour moy; mais faites feste de ce que la miséricorde Nostre-Seigneur

m'a donné povoir, si comme vous povez véoir, de me appareiller contre sa

venue.» Après ce allégea un petit et puis s'en vint si comme il put à

Meleun; moult eut grans tourbes de gens après luy qui le suivoient et qui

contre luy venoient des villes, des chasteaux et des charrues, qui

courroient à luy emmy les champs et plouroient tendrement pour l'amour

qu'il avoient à luy et pour la paix que il leur avoit tousjours gardée et

tenue; et s'en vint à Saint-Denys pour visiter les glorieux martyrs à grant

dévocion. Là fu receu du couvent et presque de tous ceulx de la terre qui

là s'estoient assemblés contre sa venue; moult débonnairement le receurent

tous, comme le débonnaire deffendeur de l'églyse et du royaume: devant les

corps saints descendit dévotement et leur rendi graces et mercy, en

plourant, des biens et des honneurs et des victoires qu'il avoit tousjours

eues, et leur prioit que désoresmais il eussent le royaume en leur

pourvéance. Et si comme il fu départi de l'églyse et il fu venu à

Bethisy[618], si vindrent à luy les messagiers au duc Guillaume

d'Acquitaine, qui luy noncièrent que le duc estoit mort en pellerinage en

la voye de saint Jacques, et avant qu'il se mist au chemin il avoit

laissiée sa terre à une sienne fille à marier qui avoit nom Alienor. Lors

se conseilla à ses princes et receut la terre et la fille et la promist à

donner à Loys son fils. Dont commença à faire appareil et à envoyer là, et

fist semondre jusques à cinq cens chevaliers et plus, tous les meilleurs

de son royaume et fist d'eulx seigneur et connestable le noble conte

Thibaut, et son cousin le vaillant conte Raoul de Vermendois et l'abbé

Sugier de Saint-Denis ettous ceulx de son conseil où il se fioit le plus.

Et les baisa tous et son fils Loys; et luy dist au départir telles

parolles: «Beau très-chier fils, la dextre de Dieu, par qui les roys

règnent, vous ait en sa sainte garde! car sé je vous perdoye et ceux qui

avec vous sont par aucune meschéance, je ne priseroie rien né moy né chose

qui soit au royaulme.» Grant plenté de ses trésors luy fist livrer

entrevoyes, affin qu'il n'eussent raison de rien tollir né de rappiner aux

bonnes gens et qu'il ne fist de ses amis ses ennemis. Tout ce luy commanda

à faire et que la chevalerie qu'il luy avoit baillée vesquit du sien toute

la voye. Atant se misrent au chemin et passèrent parmy Limosin; et quant il

furent ès marches de Bourdeaux, si tendirent leurs pavillons devant la

cité, si que le fleuve de Gironde estoit entre eulx deux, et furent illec

tant qu'il passèrent à nefs jusques à la cité. Là attendirent jusques au

dimenche que les barons de Gascongne et de Poictou furent assemblés.


Note 617: «Cumque eum de tanto tantillum, et de tam alto tam humilem,

humano more, me deflere conspiceretur....»


Note 618:
Bethisy
, en Picardie, à deux lieues du Crépy. On

reconnoît encore les restes de l'ancien château.


Quant il furent venus, le jeune Loys espousa la demoiselle Alienor en leur

présence et la fist couronner de la couronne du royaulme de France; après

s'en retournèrent par la terre de Saintes en destruisant leur ennemis et

ceux qu'il trouvèrent; ainsi vindrent jusques à Poitiers à la joye de tous

ceux de la terre. Grant chaleur faisoit en ce temps, pour quoy il furent

plus retardés de venir.


Le roy Loys, qui à Paris estoit, commença moult à empirier et du tout à

deffaillir de sa maladie qui le rassailli pour la grant chaleur qu'il

faisoit, né oncques pour la maladie ne fu moins pourveu de soy. Car tantost

comme il se sentit ainsi agrégié, il manda Estienne, l'évesque de Paris, et

Gildon, l'abbé de Saint-Victor, à qui il se confessoit plus privéement et

le plus souvent pour ce qu'il avoit l'abbaye fondée et faicte dès les

fondemens. Adont se confessa de rechief et regarni l'issue de sa vie pour

recevoir le vray corps Jhésucrist. Après commanda que il fust porté à

l'églyse des martirs, pour rendre son veu qu'il avoit voué et de cuer et de

bouche; mais pour ce que sa maladie luy agrégea si durement, il accomplit

son veu de cuer et de volenté. Lors commanda à estendre un tapis par terre

et espandre par-dessus cendre en croix, et puis fu couché dessus par les

mains de ses gens qui se occioient de deul. Après seigna et garny son front

et son pis du signe de la saincte croix; et ainsi rendi l'ame à son

Créateur dignement et sainctement, après qu'il eut régné trente ans et de

son aage entour soixante ans; le premier jour d'aoust trespassa en l'an de

l'Incarnacion mil cent trente-sept.


Quant le corps de luy fu lavé et ensevely honnestement, si comme il

appartenoit à tel prince, si le misrent en riches dras de soye et

l'emportèrent en l'églyse Saint-Denys pour l'enterrer. Si y avoit jà devant

esleu sa sépulture. Si avint une chose qui pas ne fait à oublier: car

celluy noble roy dont nous parlons avoit maintes fois tenu parolles de la

sépulture aux roys, quant il parloit privéement à ses gens et souloit dire

entre ses autres parolles que celluy seroit beneuré qui pourroit avoir

sépulture entre l'autel de la Trinité et l'autel des Martirs et des autres

corps sains qui léans sont; car par la prière aux pelerins et aux passans

auroit de léger pardon de ses péchés; et pour ces parolles leur

monstroit-il la volenté de son cuer et désiroit à estre illec enterré. Et

avant que l'abbé Sugier allast avec son fils Loys en Acquitaine, avoit-il

jà pourveu où il gerroit, entre luy et le prieur Hervy de celle églyse, et

c'estoit devant l'autel de la Trinité contre la sépulture

Charles-le-Chauve, l'autel entre deux. Mais celluy lieu fu si estroit et fu

trouvé si encombré de la sépulture du roy Charles, que ce ne put estre fait

qu'il avoit proposé à faire, car il n'est né droit né coustume de remuer né

desherbergier les roys né les empereurs de là où il ont esleues leur

sépultures.


Après ce firent essaier, oultre la cuidance de tous, où il avoit convoitié

à estre mis, si comme il avoient plusieurs fois entendu à ses parolles: et

cuidoient bien que celluy lieu fust empeschié d'aucun roy ou d'aucun hault

prince. Mais ceulx qui cerchèrent trouvèrent autant de lieu vuyde, né plus

né moins comme il convenoit, aussi comme sé l'en l'eust proprement fait

pour luy. Là fu mis et enterré dévotement à grans oroisons et à grans

obsèques, où il attend la compagnie de la commune résurrection des sains.

Et de tant est-il plus prochain en esperit en la compaignie des sains,

comme il est plus près en terre de corps des martirs, en attente d'avoir

leur ayde; duquel l'ame dévote par les mérites aux sains peut estre mise en

la joye de paradis, pour le mérite de la passion Jhésucrist qui mist son

ame et son corps en la croix pour le salut du siècle, et qui vit et règne

sans fin par tous les siècles des siècles. Amen.





Ci fenist la via et les fais du gros roy Loys.





CI COMENCENT LES FAIS LE

ROY LOYS, PÈRE AU

ROY PHELIPPE.







I.


ANNEE: 1137.


Coment le jeune roy Loys vint d'Aquitaine à Paris pour ordener le royaume
et sainte églyse, après le décès de son père. Et coment tout le royaume se
tint bien apayé de luy.



[619]Dès ores mais, puis que nous nous sommes acquittés de retraire en

françois la vie et les fais du bon roy Loys-le-Gros, qui tante paine

souffri en son temps et tantes batailles fourni contre ses ennemis, et tant

de durs assaux souffri pour son règne deffendre, si nous convient entendre

à poursuivre les fais de son bon fils le roy Loys, celuy qui, par la divine

inspiration, fonda l'abbaye de Saint-Port, qui ores est appellée

Barbéel[620], où il repose corporellement.


Note 619: Les
Chroniques de Saint-Denis
présentent, pour la vie de

Louis-le-Jeune, le texte traduit du latin des
Gesta Ludovici regis,
filii Ludovici Grossi
, que je crois pouvoir attribuer à Suger,

contre l'opinion de dom Brial, des auteurs de l'histoire littéraire

et de M. Guizot. Les passages évidemment écrits après la mort de

Suger peuvent être considérés comme autant d'interpolations.


Note 620: L'abbaye de
Barbeaux
fut construite en 1164, non pas sur

l'emplacement de
Saint-Port
, mais à trois lieues au-dessus.

Louis VII, qui d'abord avoit choisi
Saint-Port
, en 1147, consentit

ensuite à la translation de l'abbaye bénédictine à Barbelle ou

Barbeaux. L'auteur de ses
Gestes
dit que le mausolée de Louis VII

étoit
mirifici operis
; il fut brisé dans le temps des guerres de

religion. Le cardinal de Furstemberg l'avoit fait rétablir dans le

XVIIème siècle; mais sans doute il fut de nouveau brisé en 1792.


Atant commencerons l'istoire qui dit ainsi, que le jeune roy Loys, qui au

temps son père eut esté couronné, si comme l'istoire a ci-dessus compté,

sceust assez tost par plusieurs messagiers le trespassement de son père;

après que il eut oï ces nouvelles et il eut garnie la duché d'Acquitaine

par le conseil de ses barons, si se hasta de revenir vers son royaume pour

désavancier les roberies et les guerres qui légièrement soulent sourdre ès

deviemens des roys; et s'en vint hastivement jusques à Orléans. Là appaisa

l'orgueil et la forsennerie d'aucuns musars de la cité qui pour la raison

de la commune faisoient semblant de soy reveler et descier contre la

couronne. Mais moult en y eut de ceux qui chier le comparèrent. D'Orléans

s'en vint à Paris, qui est siège royal; car là souloient les anciens faire

leur assemblées et leur parlemens, pour traicter de l'ordonnance du royaume

et de l'églyse, si comme l'en trouve ès anciennes histoires. Et ce nouveau

roy le fist ainsi, selon ce que le temps et son nouvel aage le

requerroient. Tout le royaume se tenoit à bien payé de ce qu'il avoient tel

remanant de son bon seigneur le bon roy Loys-le-Gros, et tel qui les

preudhommes soustendroit et norriroit, et les mauvais felons abattroit et

destruiroit; et de tant avoient-il plus grant joie et plus grant délit de

ce qu'il avoient droit hoir, pour le royaume gouverner de quoy paix et

honneur leur venoit, quant il regardoient l'empire de Rome et le royaume

des Anglois qui pour deffaut de droit hoir avoient receu moult grant

dommaige et maint grant destourbier et qui estoient ainsi comme decheus de

leur noble estat, au temps de lors. Car vérité fu que après la mort

l'empereur Henry qui morut sans hoir, vint un grant contens en la grant

court qui fut tenue à Mayence, où il eut, si comme l'en tesmoigne, près de

soixante mille hommes que chevaliers que autres[621]. Par ce que Ferry le

duc d'Allemaigne qui nepveu estoit à l'empereur Henry voulut avoir le règne

et l'empire après son oncle. Mais l'archevesque de Mayence et celluy de

Coulongne et la plus grant partie des princes du royaume le refusèrent du

tout, et se tournèrent à Lohier le duc de Saissongne et le couronnèrent à

Ays-la-Chappelle par l'accord du clergié et du peuple. Mais ce ne fu pas

sans grant dommaige et sans grans maulx qui après en avindrent. Car celluy

Ferry et un sien frère qui Conras avoit nom, qui après Lohier fu depuis

saisi du règne par l'ayde de leurs parens, maintes roueries et maintes

batailles firent en la terre d'icelluy Lohier, pour l'envie de ce que il

avoit esté esleu. Si fu atourné à celluy Lohier à grant los et grant

honneur de ce qu'il fu esleu au royaume d'Allemaigne gouverner, combien

qu'il n'y eust nul droit par raison de héritaige; si le tint-il et deffendi

noblement, et non mie celluy tant seullement, mais le royaume de Lombardie

et la couronne de l'empire qu'il receupt à Rome par la main du pape

Innocent; jà soit ce que les Romains en allassent à l'encontre de tout leur

povoir. Après passa par force par la province de Cappes[622] et de Bonivent

jusques en Puille qu'il conquist par force d'armes, et chassa Siculle[623]

le roy de la terre, et se saisit de la cité de Bar et de toute la terre

d'environ. Depuis avint, si comme il s'en retournoit de celle guerre à

grant victoire, qu'il morut de la mort commune qui nulluy n'espargne. Si fu

son cors porté en Sassoingne son pays dont il estoit sire et duc; et par

ces travaux qu'il souffrit pour honneur conquerre mist-il si noble fin en

sa vie[624]. Né moins maleureusement n'avint-il pas au royaume

d'Angleterre. Car après le décès du roy Henry qui fu si fier homme et de

grant renommée qui trespassa sans hoir masle, le conte Estienne de

Bouloigne son nepveu et frère au conte Thibault entra soudainement au

royaume d'Angleterre né oncques ne se prist garde à ce que le conte

d'Angiers avoit eu à femme la fille celluy Henry son oncle et enfans en

avoit eus et avoit esté emperière; ains parmi tout ce se fist couronner à

roy d'Angleterre. Ceste manière de discort qui sourdit en la terre pour

l'envie et par l'aatine[625] des princes et des barons du règne et pour la

malice des habitans du pays empira si durement celle terre qui tant avoit

esté riche et habondant, par roberies et par occisions, que plus du tiers

du royaume fu gasté et destruit. Icelle manière de péril et de meschéance

estoit grant soulas aux François, quant il véoient que les gens de ces deux

royaumes souffroient ces maulx et ces angoisses par deffault de droit hoir,

et il estoient en paix et en joye pour ce que Dieu leur avoit donné lignée

et tel remanant de leur bon seigneur.


Note 621:
Que chevaliers que autres gens.
J'ai suivi la leçon du

manuscrit de Philippe-le-Bel, n° 8396. Les leçons postérieures

rendent exactement le texte latin, dont le sens est ridicule:

Feruntur fuisse sexaginta millia militum, exceptis personis aliis et
multitudine populari.


Note 622:
Cappes.
Capoue.


Note 623: Le latin dit: Le roi Sicilien:
Siculoque fugato rege.

C'étoit Roger.


Note 624: Cette incidence sur Lothaire est déjà racontée de même par

Suger dans la vie de Louis-le-Gros. (Voyez-en la traduction, vie de

Philippe I, ch. XIII.)
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