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Les Obsédés

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VIII

Ferdinand ne s’égara pas loin avec la jeune épistolière de la poste restante.

D’ailleurs, comme l’avaient prévu les habitués du cénacle Vaclin, l’exemplaire était archi-connu : la demoiselle candide qui se croit la plus avancée de son siècle parce qu’elle s’est aperçue que ses parents et quelques autres vieilles gens restaient trop en dehors de la société vivante et parce qu’elle secoue un peu les lisières familiales, au grand scandale de quelques dames sourdes et pieuses.

— J’ai envie de ne pas suivre, se dit Ferdinand. Ah ! tant pis, j’ai commencé, allons-y des questions obligatoires : « Vous lisez ? Quelles sont vos lectures ? »

Mais il ne voulut pas donner une minute de son temps sérieux à cette bêtise. Il écrivait au bureau, avec rudesse, pour en finir le plus vite possible :

« Erreur, mademoiselle ! le seul fait de lire des romans n’est pas révolutionnaire. Ceux de votre grand homme prêchent, en somme, que chacun doit demeurer à sa place : les humbles à leur humilité, les puissants à leur puissance, attendu que toutes les conditions procurent le bonheur. Eh bien, mademoiselle, ce beau traditionnalisme constitue le plus retardataire des non-sens : par suite d’une anarchie économique irrémédiable, aucune condition n’est stable aujourd’hui ; le manœuvre n’est pas sûr que son métier subsistera demain ; la bourgeoisie n’est pas une classe fixe comme le fut la noblesse. »

Selon son tempérament d’écrivain soucieux de ne rien laisser perdre et de ne pas dépenser inutilement, il se bornait à servir des propos échangés avec Griffon et avec Jeannin.

« Une preuve que votre romancier n’est pas si génial, c’est qu’il n’emballe que les gens d’un certain parti. Eh bien, je vais vous étonner : la vraie personnalité artistique produit l’émotion impersonnelle, de caractère universel. L’œuvre doit émouvoir malgré l’auteur. Que mon pire ennemi fasse un roman d’émotion vraie, je pleurerai, si je puis me contenir c’est que l’œuvre est simplement de talent, de personnalité fabriquée. »

La jeune épistolière n’était pas une sotte ; dès la deuxième lettre, elle s’avisa de ne plus procéder que par questions : « Alors, monsieur ?… »

Et Ferdinand, serré de près, embarrassé, se la représentait : une tête jolie et intelligente, avec un air faussement ingénu. Il la voyait suçant le bout de son porte-plume, les yeux enfantins volontairement, la bouche narquoise.

« Alors, monsieur, on aurait tort de critiquer à la fois l’œuvre et l’homme ? »

Parbleu, elle se moquait de lui. Il s’agaçait :

« Je n’ai jamais dit ça, mademoiselle ; le véritable artiste possède à la fois du talent et du génie ; le talent est une qualité acquise… »

Parfois, il hésitait à continuer une lettre interrompue par un projet administratif : « Je dis peut-être des bêtises… Et, tant mieux ! je ne voudrais pas gaspiller des idées indiscutables… Allons-y, à la diable. »

« Il est baroque de parler de la décadence du roman, de prophétiser le renouvellement du genre. De même que la lumière diurne a été, est et sera toujours due à la même source naturelle, de même, les romans passés, présents, futurs sont et seront durablement beaux par une seule et même vertu naturelle. La mode en littérature est une illusion ; il y a du durable et du pas durable. »

Ferdinand avait beau faire, sa conscience n’approuvait pas cette secrète aventure épistolaire ; il devenait de plus en plus brusque avec la petite bavarde qui le dérangeait.

« Eh ! non, mademoiselle, pour faire du roman avancé, comme vous dites si remarquablement, il n’est pas indispensable d’aller chez Alcan acheter la dernière parue des thèses sociologiques. A raconter la réalité sans parti-pris, il arrive aux grands artistes d’aboutir à une sorte d’héroïsme, qui dépasse les plus belles cités futures… »

« Que le tonnerre anéantisse Jeannin ! pensait Ferdinand ; je ne sais pas si je provoquerai une grossesse morale, mais je n’éprouve aucunement la satisfaction d’un premier occupant. »

Un matin, il constata que la demoiselle candide se permettait de hanter son esprit, à la maison, à l’heure du roman ! La correspondance prit fin le jour même :

« Mademoiselle de Firman, je vous renvoie vos lettres, j’oublie votre nom et je ne donne pas le mien. N’essayez pas d’acquérir des idées avancées. A quoi bon ? Hier, dans le journal, un professeur de révolution attaquait la police avec virulence, non pas tant pour avoir arrêté injustement une honnête femme, mais, — comble de l’abomination ! — pour l’avoir exposée à la promiscuité des voleuses et des prostituées. Voici l’adresse d’un ouvroir où se rencontrent de ces créatures si odieuses au farouche écrivain. On y accepte le concours de dames patronnesses. Allez là, mademoiselle, avec un cœur humain, simplement, et ce sera vous la vraie révolutionnaire. »


Ferdinand regrettait de ne pouvoir balayer avec le même sans-gêne toutes les personnes obstruant sa route.

Par exemple, il ne se passait guère de semaine sans qu’on eût la visite fâcheuse de Chaupillard, rue Saussure.

Albert et Georges rapportaient à la croissance du roman leurs propres espérances confondues avec la « surprise pour Catherine » ; sans l’autorisation d’aucune promesse, ils pensaient : « On s’amusera mieux, on sortira quand papa aura fini… nous aurons une montre, une bicyclette… » Aussi, avertis par l’instinct, ils regardaient Chaupillard avec crainte et avec ennui, puis se retiraient dans leur chambre en faisant la moue.

Marthe et Ferdinand ajoutaient pareillement au bonheur de Catherine, par voie de conséquence, une foule de beaux projets personnels à réaliser « quand le roman serait fait » ; et l’apparition de Chaupillard leur produisait l’effet d’un mauvais présage.

Mais le monde littéraire en général bénéficiait de l’attachement de Marthe pour son mari, et elle excusait elle-même la longanimité de Ferdinand : Chaupillard faisait partie d’un groupe, avec Griffon, Jeannin, Ribérol, etc., comment exclure l’un et retenir les autres ?

Chaupillard n’attaquait plus directement le travail de Ferdinand ; il déblatérait tout autour, il décourageait par mesure générale.

— Vous voyez, le livre de Jeannin se vend mal, personne n’en parle ; le mien a subi la même conspiration. Les imbéciles seront toujours les plus forts ; le mieux est de se croiser les bras devant leur grouillement.

Mais la pire contrariété venait de ce qu’il persistait à s’occuper de Catherine.

Avant la rupture avec la jeune épistolière, un soir, vers neuf heures, Chaupillard était monté pour la malice de déranger un peu Ferdinand qui tenait à travailler après dîner.

— J’aime à m’asseoir dans le fauteuil du maître, dit-il avec sa gaieté suspecte. Eh bien, mon cher, je l’ai vue de nouveau votre fameuse Catherine…

La porte du salon ouverte, Marthe, dans la salle à manger, partageait en deux un bouquet ; elle arriva précipitamment, une branche à la main, vers son mari :

— Comment ! Ferdinand, tu ne m’avais pas dit…

Puis elle se tourna vers Chaupillard, et donna libre cours à une magnifique colère de femme sincère, atteinte dans ses affections :

— Alors, monsieur Chaupillard, vous ne cherchez donc qu’à nuire ? Vous vouliez empêcher mon mari d’écrire son roman et, maintenant, vous vous attaquez à cette pauvre fille !

Elle agitait sa fleur, ayant l’air de la montrer, puis de la refuser.

Ferdinand, quoique animé contre Chaupillard, avait essayé d’intervenir :

— Ne te fâche pas, je vais t’expliquer…

Il s’était levé vivement, ému de sentir que Marthe irait trop loin ; mais il ne put l’arrêter :

— Parce que le public n’a témoigné que de l’indifférence à votre chétif talent, vous êtes aigri, jaloux…

Chaupillard, cloué sur son siège, exhalait et rentrait alternativement un sourire grimaçant, mais surtout il regardait avec stupéfaction. La plus extraordinaire révélation le frappait, à le rendre stupide. Jusqu’alors, il n’avait pas considéré Marthe « en son sexe » : peuh ! une ménagère si effacée, si terne. Et non seulement il découvrait que Marthe était une femme énergique, mais voilà que, sous certains rapports, c’était comme s’il n’avait pas encore vu de vraie femme !

Avec la volubilité d’une personne qui s’est maîtrisée trop longtemps, Marthe continuait :

— De quoi vous mêlez-vous ? Nous ne permettrons pas que vous alliez démoraliser cette malheureuse Catherine ; sans doute vous lui conseillez d’abandonner son enfant, c’est dans vos théories ?

Elle se croisait les bras, dévisageait en plein Chaupillard, cherchait à droite, à gauche, avec menace.

En un instant, Chaupillard connut pour la première fois « l’élan féminin ». Il vit aux yeux de Marthe cette fulgurance qu’il croyait être une invention des feuilletonnistes, et l’impression devait lui rester, ineffaçable ; une lueur participant du soleil, de l’or, mais différente : la flamme unique de la passion. Et vraiment, cette femme, c’était son sang qui criait :

— Catherine et son enfant sont à nous, monsieur !

Alors il n’entendit pas le sens réel des mots, ou plutôt les mots ne produisirent pas l’effet qu’ils comportaient logiquement : sous leur cinglement, s’éveilla le fin fond de sa sensualité.

Il pâlissait, rougissait, tortillant le bout de sa moustache et il ne répondait pas, lui, l’intraitable Chaupillard, qui faisait taire tout le monde, et que ses amis n’osaient pas convaincre de médiocrité, quoiqu’ils fussent excédés de ses éternelles diatribes.

On aurait dit qu’il tenait à entendre toutes ses vérités :

— Parce que vous n’êtes pas capable de fournir une œuvre généreuse, faut-il dénigrer systématiquement ?

Et c’était que Marthe, dans son indignation, projetait son corps, sa bouche, sa poitrine, se portait d’une hanche sur l’autre, et alors les mots ne comptaient pas : Quoi ! une femme pouvait être si passionnée ! Il lui voyait des seins dressés, une fureur de chair, l’inexprimable ; et elle était jeune, à l’époque de sa perfection, et quelle intelligence audacieuse ! Alors, en un mot, cet égoïste — insensible au point de n’avoir que des désirs d’animalité — devenait avide de goûter à une palpitation pensante.

Ferdinand soulevait des gestes désolés. Marthe à bout de malédiction, lui lança :

— Et toi, tu ne dis rien ?

Elle se laissa tomber sur une chaise, les deux mains plantées aux genoux, penchée, attendant, provoquant son mari à exécuter aussi le mauvais ami.

— Je dis… je dis… balbutia Ferdinand, de tempérament moins simple et moins agissant.

Mais Chaupillard, contre toute attente, se mit à répondre, la voix assez calme, presque sur un ton d’excuse, l’attitude presque déférente, comme s’il n’avait enregistré que des paroles ordinaires :

— Vraiment, écoutez, je ne sais pas… il y a malentendu…

Il expliqua posément que, grâce à des accointances administratives, il avait pu donner à Catherine des permis de voyage à quart de place, pour aller chez la nourrice ; quoiqu’il ne s’agît que d’une vingtaine de kilomètres, l’économie serait importante à la longue.

— Voilà ! voilà ! déplora Ferdinand.

Marthe, d’abord méfiante, rougit à l’extrême, se leva, s’excusa franchement : elle avait cru Catherine menacée, elle avait dit tout ce qui lui passait par la tête sans animosité grave.

Elle eut une chute de colère qui acheva de troubler Chaupillard. Il admira « l’après-passion » d’une telle femme. Doué pour un moment d’une perception sentimentale aiguë, il évoqua un autre genre désirable de sincérité féminine, il perçut que le fond de la nature de Marthe était la bonté, et qu’il restait de l’affectuosité dans son irritation même.

Chaupillard assura qu’il comprenait très bien l’exaltation de Marthe, il plaisanta Ferdinand qui paraissait le plus ennuyé de l’algarade.


Il continua ses visites. Marthe, maintenant, n’était-elle pas un peu gênée vis-à-vis de lui, « comme de s’être trop livrée ? » Il éprouvait un plaisir presque malsain à imposer sa présence, ses discours non agréables.

Marthe ne le tentait pas, à proprement parler, c’était ce genre de femme-là qui le tentait.

Il eut honte de ses laconiques et commerciales rencontres. Il souhaita un complément d’intelligence et de sentiment. Des idées de mariage le taquinèrent.

Et le résultat fut que, par dignité, il dépensa des dix francs, dans telles circonstances qui, précédemment, ne lui coûtaient guère que le prix d’un fiacre.

A ce taux-là, il recouvrait la certitude de son importance, et il se présentait rue Saussure, dominateur et tranchant, comme si aucune explication pénible n’avait eu lieu.

Pendant plusieurs jours, une question l’obséda : où donc avait-il vu une personne ressemblant à Marthe, une personne apparemment susceptible d’exaltation totale comme elle ?

Puis il trouva, ricana, réfléchit, haussa les épaules : la ressemblance appartenait à Catherine ! son visage portait, tout prêt, ce même jaillissement grandiose.


La dernière lettre de la jeune épistolière, Ferdinand la retira, à la sortie du bureau, en compagnie de Griffon. C’était l’heure du courrier, ils attendirent, à l’écart, que les guichets fussent moins assiégés.

— Puisque je viens de te révéler ma secrète correspondance, dit Ferdinand, je peux bien compléter la confession : figure-toi que Catherine est menacée de la sollicitude de Chaupillard…

Au premier mot, Griffon s’emballa presque autant que Marthe :

— Tu connaissais bien le personnage ! Pourquoi le tenter ? Tu as commis une mauvaise action…

— Eh ! je n’ai pas pensé si loin, j’ai raconté le sujet de mon roman, s’excusa Ferdinand.

— Ton inconséquence me révolte ! foudroya Griffon, malgré vos cachotteries, à toi et à ta femme, je sais bien qu’une part est réservée à Catherine dans vos projets : vous aurez le roman, il faudra qu’elle ait sa joie aussi… Eh bien, d’un côté, tu veux la combler de générosité, d’un autre côté, tu l’exposes aux pires dangers.

La dérision fut entière : Ferdinand, qui ne s’était pas brouillé avec Chaupillard, se fâcha pendant un moment avec Griffon. Ils s’attrapaient face à face : Griffon plus grand assénait son indignation en baissant la tête, Ferdinand lançait sa réplique en hauteur. On pouvait les prendre pour deux de ces associés louches qui opèrent par la poste et se querellent au moment du partage.

— Parbleu ! dégageait Griffon avec véhémence, j’en conviens : c’est une excellente besogne préparatoire que de raconter son sujet ; tu ne négliges aucun moyen. Mais il y a tout de même des limites à la manie artistique.

Un monsieur correct, de profession indéfinissable, qui feignait d’étudier l’imprimé d’un télégramme, s’approcha de façon à saisir la conversation.

— Voilà que tu t’en mêles, toi aussi ! ripostait Ferdinand outré. Dire que l’ensemble des gens et des choses est hostile à mon travail ! toi-même, tu ne peux pas faire exception !

Ce fut une vraie dispute.

A la longue, Ferdinand brusqua la conclusion :

— Enfin, dis donc, qu’est-ce qui te mord après tout ? Laisse Catherine, ne t’en occupe plus ; c’est nous, ma femme et moi qui l’avons inventée…

Griffon, qui avait attaqué jusqu’alors, faiblit instantanément, il bredouilla, se radoucit au point d’étonner son adversaire :

— Ah ! moi… voyons… je m’occupe du petit Émile… j’ai des motifs…

Au lieu de répondre qu’il acceptait la réconciliation, Ferdinand, calmé aussi, bougea, se tourna vers les guichets. Griffon continua ; ils firent quelques pas.

— Oui, j’ai eu tort de m’emporter… Mais ce petit Émile, une si affreuse destinée flotte sur son visage !… Alors ça ne vous quitte plus ; on se promet, coûte que coûte, de protéger un tel déshérité…

Il se tut subitement. Une vieille femme illettrée envoyait un mandat à l’adresse d’une prison.

Au nom qu’elle prononça, un postier vint regarder derrière l’employé du guichet, un autre s’approcha, puis un autre.

Inconsciente de cette curiosité, la vieille se tenait d’une raideur pétrifiée, fixant le guichet avec des yeux qui semblaient avoir pleuré jusqu’au sang. Sa bouche édentée cherchait à comprendre une question.

— C’est pour les fleurs, dit-elle.

Le guichetier avança le buste et cria :

— Je vous demande si c’est vingt sous avec les frais, ou sans les frais ?

La vieille tendit sa pièce :

— Je n’ai pas plus.

Griffon serra les mains de Ferdinand pour que le raccommodement fût définitif, et que l’on continuât ensemble à aimer les malheureux.

Ferdinand répondit, saisi d’une prophétique admiration :

— Oh ! d’un seul coup, tu as pris toute la douleur de cette femme avec ton visage, et tu as conçu une solution de bonté… Tu es un bien plus grand romancier que moi.

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