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Les Obsédés

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IV

Ce matin-là, Marthe, ayant mis le chocolat au feu, se hâtait d’épousseter la salle à manger. Albert vint dire sur le seuil :

— Maman, je ne sais pas faire mon problème.

— Demande à ton père…

Elle se reprit aussitôt avec la précipitation d’une personne qui, par oubli, allait causer une perte irréparable.

— Non, ne le dérange pas.

Elle considéra d’un regard religieux le salon où Ferdinand écrivait, face aux fenêtres, ayant le Dickens à sa droite, la bibliothèque avec le Balzac et le Tolstoï derrière sa chaise.

Le problème expliqué, Georges eut un bouton à recoudre.

A sept heures et demie, comme Ferdinand avait rangé ses papiers, elle entama la conversation, une chaussure à la main, devant le cabinet de toilette.


Elle avait toujours quelque chose à raconter et les faits les plus ordinaires devenaient notables à la reproduction. Ferdinand s’en était aperçu, puis il avait fini par tourner la constatation toute à sa propre louange :

— Un cheval, un arbre sur pied ne nous intéressent pas ; sur toile, leur vérité nous charme. Nous n’avons pas le temps de regarder la nature, mais nous prenons la peine de lire. C’est que notre attention paresseuse au milieu de trop de richesses demande à être servie ; de là, le métier si important de fixeur d’attention : peintre, dessinateur, romancier.

Quant à lui, — depuis que ce soin avait si bien profité à la confection de ses nouvelles, — il écoutait Marthe comme un voleur ; de plus, resserrant son butin chichement, il ne lâchait guère que des paroles intéressées, avare jusqu’à refuser presque les petites banalités par quoi, dans la maison, entre mari et femme on s’effleure, on s’assure qu’il n’existe pas de dissension. Cependant, il s’ingéniait à bavarder de temps en temps, par devoir de réciprocité, — et tout au fond, par cette réflexion que la pratique du discours n’est pas sans utilité pour un écrivain ; le bureau lui fournissait quelques détails à éplucher, le soir de préférence :

— Figure-toi que nous l’avons échappé belle, cet après-midi : un amas de dossiers périmés a failli être incendié par une fuite de gaz ! Le chef sera longtemps avant de reprendre son teint jaunâtre assorti aux boiseries, le pauvre homme est resté tout vert-de-gris. Pense donc : si notre recueil de chinoiseries avait été détruit, nous en étions réduits à traiter les affaires avec le simple bon sens !

Marthe ne calculait pas ; au lieu de repasser en soi-même les actes journaliers, comme fait chacun, elle pensait tout haut en regardant Ferdinand.


— J’ai le placement d’un vieux caleçon à Albert, dit-elle en brossant, figure-toi qu’une hospitalisée d’hier est sans linge par ce froid terrible. Je crois que l’adresse de l’ouvroir lui a été donnée par maman : « une dame d’Asnières qui reçoit parfois vos deux petits garçons », m’a-t-elle dit. Elle ressemble à un masque japonais, elle a quarante-neuf ans, des moustaches et des gros sourcils gris et, à peu près le développement physique d’Albert. Avant de tomber si bas, elle exerçait la profession de colleuse d’affiches, elle faisait neuf heures de promenade par jour, avec, en guise de falbalas, un pot en fer, un pinceau, une échelle et une musette remplie de placards. Les confidences ne lui coûtent pas : « J’ai toujours été maigre comme ça, même dans le temps de mon premier mari où c’était assez rare de manquer un repas. Mes deux maris m’ont dit la même chose au bout de deux jours : on sera bons amis tant que tu voudras, mais pour ce qui est de la farce, on ne peut pourtant pas rire avec un squelette. »

Marthe alla changer de brosse dans la cuisine. Ferdinand courut, le torse nu, griffonner une note sur la table du salon.

La brosse changée glissait brillamment, d’un accompagnement alerte :

— Je lui trouvais l’air avare, cachottier, auprès des autres hospitalisées ; j’ai fini par savoir ; elle m’a cligné de l’œil dans un coin, avec un indicible bonheur : « C’est un riche avantage d’être maigre par le froid ; si j’étais moitié plus grosse, je serais le double plus nue ».

Marthe n’altérait par aucune transition le débobinement de sa pensée.

— Le lendemain de Noël, si j’ai demi-congé, je me propose d’aller surprendre Catherine chez ses patrons, avec les enfants. Maintenant, je suis très amie avec la fille de ma directrice ; elle m’a raconté sa visite de jeudi chez une dame patronnesse : « Il y avait un canapé comme du beurre, et l’air sentait le gâteau, et l’on croyait que la soie des rideaux allait poisser comme des berlingots ». Elle m’a résumé son impression au milieu d’un éclat de rire blond et rose : « On est bien là dedans, comme la main dans une poche neuve ».

A huit heures et quart, Ferdinand servi — mouchoir, col, nœud de cravate, — les enfants inspectés : ongles et ourlets d’oreilles, Marthe fila au plus vite, préoccupée de ses gants troués qui n’en étaient pourtant qu’à leur troisième hiver ; elle achevait toujours de s’habiller dans la rue. Près de l’école, rue Boursault, après avoir quitté les enfants, elle rencontra un des instituteurs, et, sincèrement, comme quelqu’un qui n’est pas encore tout à fait tiré de la paresse du matin, elle dit :

— Mais oui, monsieur, je me dépêche, il va falloir commencer la journée.


Au bureau, Ferdinand trouva son ami Griffon très peiné : une nouvelle frasque d’Adèle, juste au moment où, satisfait des apparences, il commençait à s’organiser une occupation de mari tranquille : entouré de livres, il songeait à critiquer des œuvres littéraires au point de vue spécial de leur portée sociale. Et crac ! sa pensée était tiraillée de force par l’imbroglio des absences de sa femme.

Les employés, sujets aux épanchements, s’asseyaient dans le couloir sur un grand coffre en bois où logeait le combustible. Là, ils ne cessaient pas d’être présents ; les allées et venues des garçons, des collègues, des chefs, du public leur indiquaient l’instant où ils devaient se précipiter vers le porte-plume.

Griffon parlait bas, les avant-bras sur les genoux :

— Elle renoue je ne sais quelles aventures avec cette détestable madame de Mireille. Je l’ai encore suppliée : séparons-nous, tu vois bien, nous nous rendons l’un l’autre malheureux. Non ! je suis condamné à cette existence cahotée. Ah ! mon vieux tu as de la chance d’être bien marié, quoi qu’en dise Chaupillard.

Et Griffon développait un thème coutumier :

— Une bonne compagne peut faire un grand artiste d’un simple praticien, une mauvaise compagne tue le génie le plus vivace. La pensée, pour rayonner, a besoin d’une atmosphère de sécurité, de bienveillance… Et ce n’est pas un paradoxe de dire que la femme améliore un artiste par les vêtements qu’elle lui raccommode… Tu travailles…

Passa un vieillard égaré, à la recherche d’un introuvable garçon de bureau. Ferdinand, penché, une main sur le coffre, secoua la tête :

— Il ne faut pas exagérer ; je suis diantrement gêné dans mes entournures. Parviendrai-je à pondre mon roman ? Il me manque des rentes.

— Non, non et non ! se fâcha Griffon. Est-il possible de ne pas comprendre ? Le jour où tu vivrais de tes rentes, tu serais bien moins impressionnable, et l’art, sous toutes ses formes, c’est l’exposé vécu de la douleur.

— Oh ! oh ! contesta Ferdinand, avec le geste de s’égoutter les doigts, quoi de plus artistique que la froide beauté plastique !

— Mais, mon vieux, triompha Griffon, la plus impeccable femme nue de marbre est due à la torture du désir chez l’artiste, et c’est aussi l’exposé a contrario, de la douleur, ou, si tu préfères, du bonheur impossible à atteindre.

Ferdinand, le visage éclairé d’un sourire intérieur, feignait un parti pris irréductible, par amitié. Au moins, pendant que Griffon discutait, il oubliait ses griefs domestiques, il ressaisissait sa personnalité ; ses coudes enlevés de ses genoux s’agitaient, agressifs :

— Mais mon vieux, tu ne sauras me faire craquer d’admiration devant la magnificence de Vanderbilt, si tu n’as pas un peu crevé de faim. Nos sensations ne sont que du relatif : célébrer la beauté, c’est accuser la laideur.

Le vieillard perdu approchait de nouveau.

— Va te promener ! lança Ferdinand, en manière d’avis contraire.

Le vieillard qui longeait le côté des fenêtres s’arrêta net, vira et parut entreprendre de compter les innombrables ouvertures symétriques sur la cour carrée. Une horloge marquait onze heures, il régla sa montre soigneusement, il sifflota même, comme un flâneur qui parcourrait le bâtiment pour son plaisir.

Pendant qu’il tournait le dos, un garçon de bureau passa, avec une allure « de couloir » : une allure qui fuit l’interview, rapide, affairée. Le vieillard devina l’ombre glissante… trop tard ! les basques bleues disparaissaient derrière une de ces portes interdites dont le bouton n’a pas d’arrêt pour les mains profanes. Le vieillard guigna les deux employés sur le coffre, et s’éloigna : le brun barbu parlait avec trop de véhémence.

Ferdinand avait reconnu par expérience un public égaré. Comme les allégations de Griffon n’étaient pas nouvelles et ne pouvaient pas servir dans son roman, il contracta les sourcils, en auditeur terrible, et laissa évader son attention. « Les gens perdus sont toujours timides, pensa-t-il ; d’ailleurs, hardis, les gens ne s’égarent pas. La timidité est le vice initial des filles perdues, bien qu’ensuite elles affectent un air de tourisme décidé… Tiens, il faut que je prenne ça en note. »

Griffon plaidait dans le désert.

— Je place au plus haut la sensibilité… Les écrivains dispensés par naissance du souci d’argent — et consécutivement de mille autres soucis, — feront des œuvres plus logiques, plus savantes, plus nobles peut-être, mais jamais aussi palpitantes que ceux ayant encore des racines dans la classe exploitée. Il faut que l’écrivain puisse sentir personnellement l’injustice, la privation ; or, rien de tel que d’être nu pour sentir les coups directement…

Ici Griffon tapota la poitrine de Ferdinand :

— Moi-même, étant jeune, j’ai voulu comme tant d’autres, donner dans la littérature généreuse ; j’ai vite reconnu mon infériorité de dilettante.

Ferdinand, redevenu attentif, fut sur le point de conseiller : « Tu devrais t’y remettre, maintenant que tu as une femme qui te fait souffrir » ; il haussa les épaules :

— La morale de ton boniment, mon canard, c’est que la condition parfaite pour un romancier n’existe pas. Riche, il ne sent pas directement, admettons ; mais, sans-le-sou, les nécessités matérielles restreignent déplorablement sa production. Et tu ne peux pas me rassurer ; parviendrai-je à gratter mon roman sur mes obligations d’employé ? s’il n’y avait que mon temps de boulotté, je…

Le vieillard égaré fit une nouvelle exploration dans le couloir aride ; il s’adressa humblement à ces messieurs :

— Excusez-moi, je ne trouve pas d’appariteur : le bureau de monsieur Prestal ?

Ferdinand se leva :

— Ah ! ah ! fit-il, interrogeant l’horloge dans la cour, d’un air qui ne laissait pas espérer que M. Prestal fût à son bureau à une heure aussi insolite.

Mais il ajouta d’un ton d’extrême obligeance :

— Si vous voulez bien venir avec moi, monsieur, je tâcherai de vous répondre.

La journée finie, Ferdinand invita son ami :

— Viens donc jusqu’à la maison dire bonjour aux « loupiots », ils ont à te consulter au sujet de leur moteur détraqué, tu es l’homme de ressource pour eux. C’est rigouillard, ils ne me bassinent pas trop, ils savent parfaitement qu’il n’y a pas grand’chose à tirer de moi.

Il souriait, par réminiscence paternelle, comme si une journée de bureau faisait un vide d’une année.

— Allons-y, accepta Griffon, je serai content de les voir ; et puis, je te dis, ma femme est dans une crise fâcheuse… autant rentrer le plus tard possible, cela me dispensera peut-être de constater son absence. Prenons-nous le tramway ? il va neiger.

Ils s’arrêtèrent au bord du trottoir, perplexes. Ferdinand plaisanta :

— Après quelques années passées dans les bureaux à exercer le métier de manquer de décision, l’on ne sait même plus si l’on doit prendre l’omnibus, ou aller à pied. Marchons, va !

Déprimés par leurs sept heures « de présence », les deux amis cheminèrent, comme des employés, sans parler, en fumant et en regardant les femmes.

Ce fut seulement dans le bout de la rue Saussure habité par Ferdinand, que Griffon, mélancolique, dit, le front mobile à droite et à gauche :

— J’aime bien ton coin des Batignolles, c’est un restant de banlieue typique ; les boutiques sont espacées entre des habitations de rez-de-chaussée ; voici le commerce de vins avec saucissons d’Auvergne pendus derrière les vitres ; voici le « Ressemelage américain », puis la « Spécialité de cafés, journaux et mercerie », et la blanchisserie de fin et de gros, grande comme un fer à repasser.

Ferdinand montra l’enfilade à peu près déserte :

— Autres caractéristiques : il ne circule guère de voitures que le matin et le soir ; dans la journée, il reste toujours assez de silence pour que l’on entende çà et là des oiseaux en cage. Et les marchands des quatre saisons connaissent les clientes par leur nom, comme des boutiquiers. Jusqu’aux fenêtres du troisième, ils s’abouchent : « Faut rien, m’ame Gluten ? »

Un arrêt, avant d’entrer dans la maison.

— Dame ! ajouta Ferdinand par plaisanterie, un écrivain ne peut pas habiter n’importe où ; il ne donne son maximum que grâce à l’affinité du milieu. Pige un peu comme cette rue vieille, médiocre, inoccupée, a un air « bonne femme ». J’ai besoin toutefois de me sentir à proximité du mouvement fiévreux, violent ; les sifflets de la gare Saint-Lazare m’entretiennent. Et tu vois la boutique de mon encadreur, juste en face mes fenêtres… pourrais-je me passer de cette devanture noire et jaune ! le front au carreau, j’appuie ma méditation sur les baguettes de bois doré, de chêne, sur le portrait du général agrandi…

— Si nous montions ? dit Griffon, il neige.


Le cas de madame Griffon était assez curieux.

Malgré les objurgations les plus variées, — du mineur au majeur, — elle fréquentait assidument une ancienne condisciple mariée à un peintre amateur, très riche et nomade. M. de Mireille parcourait le globe à la recherche de sites inspirateurs.

Ces dames trouvaient « galbeux » de hanter les ateliers montmartrois. Dans leurs expéditions, elles avaient découvert un artiste de génie, nommé Morlane et, entre autres fariboles, elles avaient entrepris de le rendre fou.

Il était aux mains d’un trafiquant malin qui lui prenait tous ses tableaux, par traité, de façon à juste l’empêcher de mourir de faim.

Morlane brûlé de passion n’avait souvent le moyen de gager ni modèle, ni maîtresse, et lorsque l’aubaine de quelque jolie fille venait à lui échoir, ce n’était jamais que de la chair bête, mal parée. Or, sa pauvreté offrait un côté pathologique : devant la grâce des manières, le vrai luxe des vêtements, l’authentique odeur d’élégance, en un mot, devant la véritable dame chic, Morlane tombait à une convoitise morbide, son être bouleversé agonisait, sa raison quittait le sommet.

Madame Griffon et madame de Mireille s’amusaient à être les délices chères qu’un indigent regarde en frémissant. Sous prétexte de camaraderie obligeante, elles venaient, se dévêtissaient à peine, progressivement, juste ce qu’il fallait pour faire du mal.

Elles avaient été admonestées inutilement par un habitué de l’atelier, le jeune Ribérol, critique d’art en disponibilité.

— Ménagez donc Morlane ! Voyez-le se débattre et sombrer : son imagination lasse ne fournit plus le contrepoids indispensable à ses désirs.

D’ailleurs, le beau Ribérol, mince, impeccable, verni, très salonnier d’attitude, avait peu insisté dans ses remontrances ; il avait discerné soudain, qu’en l’occurrence, quelque chose s’offrait de mieux à faire que de défendre Morlane.

Aguiché jusqu’à la frénésie, ce dernier aurait essayé de violenter une femme ordinaire, mais sa névrose comportait un total phénomène d’aboulie. Et les deux amies s’enhardissaient de comprendre que leurs dentelles, leur batiste, leur acabit physique, et leur condition sociale les protégeaient plus que des barreaux de fer.

Mais, à ce jeu malsain, une propension sadique s’accrut chez ces dames, à la manière de l’alcoolisme. La ravissante Adèle se mit à faire souffrir son mari, de propos délibéré. Une véritable manie d’intoxiquée : elle fut poussée irrésistiblement à l’exaspérer en rentrant tard, en refusant de motiver ses absences autrement que par des dires absurdes, en affichant une grossièreté de poissarde.

Dans le monde, au théâtre, à des bals, à des fêtes, elle prétendait s’exhiber comme devant Morlane ; elle se décolletait à l’excès, recherchait les frôlements, se faisait provocante indécemment.

Enfin, s’éveilla en elle une ardeur maladive, une impatience de la vie honnête et de la règle bourgeoise, et elle refusa plus que jamais le divorce. Par une contradiction du même genre, elle acceptait en imagination n’importe quel amant, excepté Morlane.

Elle en vint à incriminer la fidélité de son mari comme une infériorité, un ridicule. Le mari capable de quelque passagère aventure est bien plus digne d’amour qu’un monsieur trop respectueux de « l’unité de lieu » ; un époux si bien enrayé devient fastidieux comme un ouvrage austère. Tandis qu’un volage, ayant sacrifié là où d’autres ont sacrifié aussi, revêt les mérites, les défauts précieux de ses co-partageants ; il se complique, il offre une sorte de pluralité tentante. Ce n’est plus ce personnage défini dont on se lasse vite : votre mari, c’est « l’homme ».


— Voici le mécanicien ! cria Ferdinand aux enfants qui accouraient à son coup de sonnette.

Le moteur éclopé fut apporté. Griffon s’installa dans la salle à manger. Georges à gauche, Albert à droite, se penchaient, fourraient le nez jusque sur ses mains.

Il fallut une pince, un couteau, un bout de fil de fer et, — avant le signal : fonctionnez ! — deux pichenettes sur la joue des conducteurs maladroits.

— Vraiment, menaça Griffon, je ne sais pas ce qui me retient de vous jeter quatre sous, là, sur la table, pour un demi-litre d’alcool et de vous forcer à chauffer ce moteur avant mon départ ! Non, je ne peux pas me calmer : tenez ! une pièce de cinq sous, il restera un sou pour acheter de sales bonbons qui vous donneront peut-être la colique… pouah !

— Avez-vous fini ? demanda Marthe. J’ai reçu une lettre de Catherine Bise.

Ferdinand s’assit en face de Griffon et se mit en devoir de lire tout haut. Les visages se firent graves : à cause de Catherine et à cause de cette voix secrète : « Attention ! il s’agit du roman ! il s’agit de cette chose promise et si incertaine ! »

— La pauv’ bougresse ! soupira Ferdinand, ça n’a pas été facile de lui enlever son idée de se placer à la campagne. Tu vois cette aberration, mon cher !

Griffon se contenta de sourire. Marthe, debout, avait remarqué un froncement de contrariété à cette expression : « la pauv’ bougresse ». Certes, Griffon gardait son air distingué dans la facétie même, mais, d’ordinaire, il aimait beaucoup le langage relâché de son ami. Et Marthe se souvint plus tard de ce blâme inexplicable.

Ferdinand continua :

— Une mauviette de Paris, là-bas ! tandis que la campagne nous envoie l’excédent de ses fortes filles !… Dis donc, Marthe, as-tu réfléchi à cette particularité qu’elle ne fait pas de fautes d’orthographe ?

« Madame, je réponds à votre dernière lettre, je me porte bien, seulement, mon ennui ne cesse pas à cause de mon petit Émile. Voilà six mois qu’on l’a emmené et j’ai peur de ne plus savoir comment il est. Souvent, je m’arrête, je me dis : « Est-ce que je l’ai encore dans ma mémoire ? » Je ferme les yeux, je le vois ; mais la peur ne me quitte pas : si, une fois, je ne le voyais pas, je recevrais un coup que, sans doute, je ne rouvrirais pas les yeux. Et puis, madame, un bébé change tous les jours ! J’ai écrit à la nourrice pour demander qu’elle le fasse photographier, elle ne m’a pas répondu, elle ne veut plus m’écrire qu’une fois par mois, comme d’usage. Madame, c’est bien malheureux d’avoir vingt ans et de n’avoir qu’un pauvre enfant qui ne vous connaît pas. Alors, madame, je crois que je ne pourrai pas durer, je vous demanderai à faire revenir mon petit plus près de Paris, que je puisse aller le voir, chaque mois, à ma demi-journée de congé. Madame, si le mois de nourrice est plus cher, ça ne fait rien, je donnerai tout ce que je gagne, je n’ai besoin de rien et je me raccommode quand tout le monde est couché. Madame, je vous embrasse et je salue vos fils et aussi monsieur. »

Au moment d’emporter le moteur réparé, les garçons avaient retenu l’élan de leur joie pour écouter.

A l’accent de la lecture, Albert considéra le papier de la lettre, le visage de son père, et devint sérieux. Georges eut un regard sans objet, tout intérieur et devint triste.

Cette manifestation de deux tempéraments différents dura bien deux minutes : une vocifération hilare accompagna le moteur dans la chambre voisine.

Ferdinand, méditatif, posa la lettre :

— C’est la plainte inlassable de la femelle mise hors nature.

— Un peu moins de bruit, les chauffeurs ! ordonna Marthe, balancée, qui, le moulin à poivre à la main et les yeux sur Griffon, avait à mettre son grain dans la cuisine et dans la conversation.

Griffon hochait la tête impérieusement vers Ferdinand :

— Mieux que ça ! Cette victime sans culture et de vulgaire extraction n’est pas une inférieure. Elle n’appartient à aucune de nos classes définies où les facteurs argent et instruction sont prédominants ; elle est d’une classe spontanée… Me comprends-tu ? Le don d’émotion lui confère une sorte d’aristocratie. Moi, par évocation mentale, je l’assimile à telle tragédienne sortie du peuple, et qui, — sans le Conservatoire, — du premier coup, fut une grande artiste.

Ferdinand appela le témoignage de sa femme :

— Que t’ai-je dit, Marthe, quand nous sommes allés voir Catherine ? Devant le tragique indéfinissable de son visage, j’ai éprouvé cette déférence, cette très vague humilité dont nous ne pouvons nous défendre devant une personne « de la haute ».


On s’occupa de faire revenir le petit Émile dans la banlieue ouest de Paris.

Des difficultés surgirent. La nourrice de province gémissait et se cramponnait comme si on lui eût arraché un sac d’écus. Elle prétendait qu’un tiers inconnu lui avait recommandé le marmot, et lui avait promis qu’en récompense de ses bons soins elle l’élèverait entièrement.

Griffon et Ferdinand se taquinaient l’un l’autre au sujet du mystérieux protecteur.

— Dis donc, Ferdinand, tu as demandé un jour de congé, on n’a jamais bien su pourquoi.

— Et toi ? tu t’es absenté pour être témoin dans une affaire grave, duel ou mariage ?… Est-ce qu’elle a survécu à sa blessure, la mariée ?

La vérité était que Griffon, l’esprit travaillé par la détresse de Catherine, s’était décidé à une mesure pratique en faveur de l’enfant. Et la dissemblance extrême de deux hommes à physionomie pareillement généreuse se pouvait constater là totalement : Ferdinand concentrait sur la fille-mère une pitié perspicace, de chair vibrante, mais — heureux en affection et artiste pas riche, — sa pitié restait dans sa peau, en quelque sorte, et profitait surtout à la littérature ; Griffon n’avait pas vu Catherine et ne palpitait pas, sa pitié théorique était plus large, et — bourgeois aisé, malheureux en affection, — il avait agi.

Du reste, l’aventure matrimoniale de Griffon était typique. Au lieu d’accepter un parti avantageux et de vivre en rentier, il s’était persuadé de prendre un emploi et d’épouser une femme sans dot, « par réaction contre l’égoïsme de classe ». Bon par nature, il voulait encore se compléter par du raisonnement et de la préméditation. Il y avait, chez lui, une préoccupation livresque de morale, de justice, qui ne se rencontre d’ordinaire que dans les discours ennuyeux et déplacés des personnages artificiels chers aux littérateurs débutants ou finissants.

Une fois, les deux amis s’étaient un peu fâchés à propos d’une entreprise révolutionnaire.

— Moi, dit Ferdinand, j’ai vingt francs maigrement, je souscris en paroles de propagande. Toi, tu as cent francs, tu envoies quarante sous de ton superflu pour préserver le reste. Comparons nos mérites.

Le parallèle n’était pas juste. En tout état de cause, Griffon valait mieux que Ferdinand pour la générosité effective ; il cherchait avec persévérance à rendre service et se dépensait volontiers en démarches pénibles. Ferdinand, attaché à une ambition définie, n’était pas capable de grand sacrifice pour autrui.

Un autre aspect.

Par principes de famille devenus goûts personnels et par discipline intellectuelle, Griffon conservait une parfaite tenue d’existence. Or, malgré l’amitié sincère jusqu’au sans-gêne du tutoiement, quelque chose comme une différence de race empêchait Ferdinand de montrer le fin fond de lui-même à Griffon. Tandis qu’au contraire ce même Ferdinand étalait fraternellement sa nature de rechange devant un autre ami, Jeannin, littérateur de profession, juste assez débauché pour s’enfiévrer d’un immense talent.

Jeannin était un peu pour Ferdinand ce que madame de Mireille était pour madame Griffon.

Chaupillard avait formulé cette classification en ne médisant qu’à moitié : Prestal et la petite Griffon, genre égoïste, sensuels suspects ; Griffon et madame Prestal, genre dévoué, fournisseurs honnêtes.

Au sortir de l’adolescence, Ferdinand et Jeannin s’étaient rencontrés dans une bibliothèque. Instantanément, ils s’étaient mirés l’un dans l’autre et ils avaient eu plaisir à se retrouver, à rapprocher leur même sourire restreint. Leur première conversation les avait liés pour toujours.

Aux fins de journée, souvent ils erraient côte à côte, portant interminablement par les rues cet incurable mal triste des artistes, cette convoitise mâle, infiltration même de la désolation, qui leur faisait dire au milieu de l’activité gaie des faubourgs populeux :

— Nous sommes des damnés sans espoir : l’art n’est qu’un degré spirituel et douloureux d’hystérie. Aucune possession ne nous rend la sérénité, car c’est l’au delà de la chair, c’est le beau sensible, l’éternel de l’être, que nous cherchons.

Après le mariage de Ferdinand, Griffon était devenu l’ami de tous les jours, mais Jeannin, dans le lointain, était resté le sosie.

Jeannin, âgé maintenant de trente-six ans, maigre sans être grand, moustache et barbiche rousses, avait une bouche impressionnante, au rictus creusé, mobile — et, comme si le serrement d’amertume eût fait évaser le haut de la face, — un vaste front tourmenté. « Le poids de ses yeux gris courbait un peu son nez », avait dit un biographe. Les gens ordinaires, — à le voir, à l’entendre, — le jugeaient « inoffensif et amusant ».

De temps en temps, Ferdinand sortait seul le soir, après dîner : rendez-vous avec Jeannin. Marthe, qui n’avait jamais vu cet ami, se réjouissait plutôt, du moment que ça faisait plaisir à son mari, de sortir, et du moment qu’il s’agissait de littérature… La force même de ses sentiments affectueux et l’extrême souci du bien-être familial lui enlevaient toute faculté soupçonneuse, et toute perspicacité hors d’un certain cercle.

Quelquefois aussi, Ferdinand rentrait en retard du bureau ; on l’attendait avec inquiétude à la maison.

— J’ai vu Jeannin, prononçait-il, l’air préoccupé, sans plus d’explication.

Cela suffisait ; immédiatement, Marthe n’avait plus qu’une pensée :

— Il s’agit du roman. Quelle dette considérable ! Mais aussi, après l’acquittement, Ferdinand sera joliment récompensé de ses peines !

Et, comme c’était elle qui découpait et servait à table, elle choisissait avec un redoublement de tendresse le meilleur du plat pour Ferdinand.

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