Les Obsédés
II
Anatole Griffon, collègue de Prestal, était son plus intime ami. Aussi, les vêtements accrochés dans l’entrée, Ferdinand annonça-t-il :
— Tu sais, demain, je commence à gâcher du papier.
— Aimez-vous les cèpes à la bordelaise, monsieur Prestal ? demanda madame Griffon.
— Oui, certainement… Ma femme vient de me donner une carcasse de roman, quelque chose d’entrelardé…
— Fais donc attention, Ferdinand, tu dis que tu aimes les cèpes…
— Ah ! mais non, je ne les fréquente pas.
— Quoi ! Un sujet inédit ? interrogea Griffon avec un vif intérêt.
— Mon vieux, depuis que l’humanité existe, la mistoufle a tiré toutes ses éditions.
Par habitude, les deux hommes s’asseyaient coude à coude, à la table de la salle à manger ; les deux femmes faisaient face, les couples intervertis. Quand les jeunes Prestal étaient du dîner, ils se plaçaient en bouts.
Griffon avait des revenus, à part ses appointements. La cérémonie des réceptions consistait en gourmandises et en ce que la bonne mettait son tablier numéro un.
Comme le raccommodage des époux Griffon, après une longue brouille, manquait encore d’adhérence, — à preuve l’insistance des considérations échangées sur un nouveau potage au cresson, — on fut heureux de tenir un thème de conversation quelque peu solide.
— Alors, il s’agit d’un cas particulièrement poignant ? demanda Griffon, tourné pour marquer son empressement.
— Oui, et surtout la camarade qui me servira de modèle est des plus sympathiques. Autrement, rien de neuf ; ce sera à moi de présenter aux gens un cri extrait de la clameur perpétuelle qui les environne, de telle façon qu’ils se figurent l’entendre pour la première fois.
Madame Griffon entreprenait sa voisine :
— Serait-ce cette pauvre fille que vous aviez surnommée la Maslowa ?
Ferdinand, dont la rêverie vagabondait parfois en pleine polygamie, n’avait pas été sans viser madame Griffon, dans sa notice sur la femme ostensiblement voluptueuse. Blonde mousseuse, très jeune, elle enjolivait d’un rire jamais complètement disparu son minois coquet, du type alsacien délicat.
— Vous êtes bien aimable de ne pas avoir oublié la Maslowa, répondit Marthe, avec gratitude.
Ces dames étaient différentes au point de renoncer à se juger en profondeur, au point de rester satisfaites et d’accord. Marthe se sentait, par contraste, rehaussée dans son intellectualité ; du reste, fort indulgente, elle ne niait pas complètement le mérite des existences fantaisistes. Madame Griffon se savait plus capiteuse et plus digne de l’approbation de la littérature révolutionnaire. Elle percevait que Ferdinand, — au nez large, aux yeux à double fond, avec sa femme parfaite, — devait rendre de furieux hommages aux imperfections du monde.
La jalousie obligatoire entre femmes établies couvait, il est vrai, sous la sincère amitié, mais elle devait s’ignorer de part et d’autre, tant qu’un événement exceptionnel et formidable ne donnerait pas une flagrante supériorité à l’un des deux types d’épouses et par suite à l’une des deux organisations d’existence.
Les relations suivaient les fluctuations du ménage discordant. Les Prestal et les Griffon se recevaient à table au moins deux fois par mois, en temps de paix ; de plus, madame Griffon prodiguait ses visites à l’ouvroir, ou bien montait jacasser rue Saussure, — quelques minutes en passant, — juste de quoi inquiéter son mari.
En temps de guerre, les communications étaient coupées.
Dans l’intervalle du poisson au rôti, Griffon s’adressa à Marthe :
— Est-ce que votre Catherine a une certaine culture ?
C’était un barbu brun, à traits longs de Christ, avec un éclairage de bienveillance naturelle. Ce mot de Ferdinand ne manquait pas d’ingéniosité : « Toi, mon vieux, tu es ma femme, en homme ».
Marthe répondit :
— Avant son malheur, Catherine travaillait avec sa mère, une couturière de quartier, ayant une petite clientèle ; le père est un médaillé militaire, surveillant d’usine ; elle ne sait guère plus que lire et écrire. Ne la croyez pas nulle pourtant : ce soir, après le départ de la nourrice, Catherine m’a obligé à déguiser ma pensée : « En somme, ai-je dit, votre enfant ne sera presque pas séparé de vous, vous le verrez souvent, vous irez, on vous l’amènera facilement… » Mensonge ! Outre le voyage en chemin de fer, il y a vingt kilomètres de route. Mais elle voulait, et sa bouche m’aspirait l’âme, et il me semblait voir un frisson phosphorescent animer l’imperceptible duvet brun de sa lèvre supérieure.
Griffon attaquait le découpage du poulet, il émit avec sentiment :
— Albert et Georges, vos deux diables, quand je leur présente un jouet de deux sous, ont aussi toute l’expression dans le bas du visage.
Un silence commandé par la bonne dont les bras nageaient autour de la table.
Madame Griffon se leva, piqua une fleur dans les cheveux de Marthe et s’appuyant au dossier haut de la chaise, elle rit admirativement dans le cou de son amie :
— Vous parlez comme on écrit quand on s’applique et encore, zut ! j’ai jamais mis de phosphore dans mes lettres… Fallait nous l’apporter le mioche, puisque nous n’en avons pas… voilà ce qui manque.
Un désir sincère de charité, d’élévation morale, perçait dans cette plaisanterie. Marthe pencha la tête pour recevoir et rendre la câlinerie ; elle ne put s’empêcher de scruter Griffon d’un rapide coup d’œil.
Comme toujours, deux pensées vivaient simultanément dans la pièce ; l’une perceptible, celle du discours échangé ; l’autre tacite, secrète, faite de ce que les personnes réunies connaissaient les unes des autres et de ce qu’elles désiraient, chacune, par tempérament.
Les Prestal « savaient tout ».
Griffon, homme d’intérieur, était une espèce de savant gai : philosophe et sociologue. Il offrait ou concédait à sa femme toutes les distractions loyales, mais il lui demandait d’être rentrée au moment des repas, d’être véridique, et de se créer des occupations plausibles.
Adèle s’obstinait à s’habiller comme pour l’encan, des demi-journées dans son cabinet de toilette, à fréquenter une certaine madame de Mireille capable des pires excentricités. Ou bien elle jouait à la femme fragile, se languissait sur une chaise longue, selon une médiocre leçon de théâtre ; mais tout vrai commerce littéraire la rebutait ; elle s’acoquinait aux feuilletons de stupidité négresse, aux productions grivoises les plus vomitives.
Cette guigne aussi était sienne de raconter des visites à des personnes décédées, ou à des expositions fermées.
Prise en défaut, elle cherchait querelle à son mari, pleurait, se barricadait derrière un grief imaginaire sans rapport aucun avec la situation présente, dans un tel illogisme sourd, buté, dans une telle mauvaise foi arrogante, que Griffon « y renonçait ». Une bonne claque, selon le mode enfantin, les aurait peut-être sauvés tous les deux. Puis, voilà : chair faible, il acceptait d’être dédommagé par des exagérations, tel un amant payeur à qui l’on prend souci d’accorder le grand jeu de temps en temps.
Au fond, il s’était peu à peu désaffectionné ; sa famille, outrée de voir un garçon de si haute valeur sombrer dans les tracas domestiques, le poussait au divorce. Jeune encore, sans enfant, il pouvait reconstituer bellement son existence, à la condition pourtant d’éviter un drame ou un scandale. Et Adèle tenait à son emploi lucratif de femme mariée ; n’ayant pas eu de dot, elle ne voulait pas déchoir à la médiocrité d’une pension alimentaire. Elle aimait beaucoup à paraître, non sans quelque noblesse d’ailleurs : jamais elle ne perdait l’occasion d’ajouter à sa coquetterie le faste des pourboires.
Pour l’instant, elle se rassit, et demanda soudain avec une mine soucieuse de critique prêt à porter un jugement définitif :
— Combien ferez-vous de pages, exactement, à votre livre, monsieur Prestal ?
Son mari tira Ferdinand d’embarras :
— A l’encontre des Anglais et des Russes, les Français préfèrent qu’on leur serve le roman pas trop épais.
Elle réclama, la main au-dessus du poulet découpé :
— Laissez-moi vous soigner, monsieur Prestal, vous allez mettre au monde un amour de feuilleton.
— Vous pouvez blaguer, répondit Ferdinand, livrant son assiette, il n’est pas moins vrai que « la soupe nourrit le roman », selon un vieux proverbe.
Et il décocha un rire de gratitude vers Marthe.
— Mais oui, aucun concours n’est indifférent, affirma Griffon.
Et il ajouta avec une bonhomie un peu soupirante :
— Tu as tout ce qu’il faut pour bien travailler.
La fourchette à servir fut posée d’un choc brusque : s’agissait-il d’une comparaison désobligeante ?
Marthe s’empressa de bifurquer :
— Catherine Bise aura très peu de liberté chez ses patrons, mais elle a promis de m’écrire ; j’attends sa correspondance avec une sorte d’appréhension…
— Je vous conseille de prendre un air malheureux, s’écria madame Griffon, votre mari va devenir célèbre. Ce que je me goberais moi, d’être la légitime d’un grand écrivain !
Elle s’exprimait un peu vulgairement, autant par disposition spontanée que par insuffisance de culture. Il lui aurait plu de parler faubourien comme Ferdinand, mais elle ne savait donner que l’accent « à traîne » ; le vocabulaire lui manquait. Elle n’appartenait ni au peuple, ni à la vraie bourgeoisie : son père était un petit employé obligé d’habiter « un vilain quartier », mais elle avait été élevée dans un pensionnat de demoiselles, à Saint-Mandé.
Actuellement, il apparaissait surtout que le projet de Ferdinand frappait à l’extrême son imagination ; une certaine tension du front révélait même que « le roman fait » pourrait être un de ces gros lots qui causent du refroidissement entre chères amies.
Ferdinand avait voulu fatiguer la salade qui n’était jamais mélangée à son goût. Griffon, un coude sur la table, concentrait sur lui un singulier sourire nerveux :
— Mon vieux, la valeur de ton œuvre dépendra de la force avec laquelle tu aimeras Catherine et son enfant.
Ferdinand offrit le saladier ; son regard émincé fila le long de son bras et, par-dessus la verdure, fureta le minois blond de madame Griffon :
— Je n’ai pas vu Catherine, eh bien, je la sens, je l’ai dans la peau, appuya-t-il.
La jolie Adèle haussa les paupières, en femme désobligée de ne pas constituer le seul point de mire de l’univers.
— Vous n’êtes pas jalouse ? demanda-t-elle de côté.
La figure de Marthe attrapa un supplément de lumière :
— Si j’avais à l’être, je serais jalouse de la littérature ; mais je souhaite que mon mari aime bien Catherine et son mioche : la pitié renforce les sentiments de famille. Quand j’ai tripoté des tout petits maladifs à l’ouvroir, je trouve meilleures, le soir, les joues de mes enfants.
La bonne heurta Griffon d’un geste maladroit qui faillit attirer l’attention sur elle. A chaque instant, elle arrivait au bruit du timbre, muette et à pas mous, elle apportait et emportait les choses, sur de brèves indications et sans être vue, pour ainsi dire.
— Il y avait longtemps que tu n’avais chanté ta couvée, dit Ferdinand moqueur.
— Mes enfants sont plus beaux que toi, riposta sa femme par une feinte agression.
— Ils vont se disputer, rit madame Griffon, montrant ses dents éblouissantes à son mari, avec une contorsion de chatte bien disposée.
Un total épanouissement parcourut la barbe de Griffon :
— Je sais bien qui pliera le premier.
Les estomacs avaient leur compte.
Le dessert. La soirée continuée, les coudes sur la table, sans façon.
— Les gens ont tort qui, le repas fini, abandonnent la salle à manger lentement chargée d’effluves, déclama Ferdinand.
Le meuble était agréable chez Griffon ; les chaises de bois tourné léger avaient un haut dossier légèrement renversé et des accoudoirs. Un vieux dressoir se hérissait de bonshommes normands sculptés avec une amusante naïveté.
Madame Griffon montra, d’un clignement malicieux, à Marthe, un objet placé sur l’étagère du dressoir et chuchota, comme une enfant désobéissante :
— Mon gain est toujours là.
Il s’agissait d’un vase de fausse porcelaine de Chine qu’elle avait gagné à la foire aux pains d’épices. Elle affectait de le présenter à tout le monde, avec cette déclaration :
— Le seul gain de ma vie.
C’était une façon de taquiner son mari qui ne partageait pas son goût intrépide pour les chevaux de bois, les tirs et les loteries, et qui lui reprochait, à l’occasion, ses occupations vides, « même pas égoïstes, sans aucun profit ».
Elle avait trouvé un mot très agaçant, mais très symbolique. Il y avait en vérité, dans le lot de fête foraine, comme un spécimen des aptitudes de la jolie femme.
Ce soir, après le dîner, elle se sentait si bon cœur que, résistant à l’envie de contrarier son mari, elle avait parlé tout bas. La réponse de Marthe fut mise dans un baiser : « Hou ! la vilaine ! »
Soudain, Adèle interrogea Ferdinand avec vivacité :
— Comment allez-vous faire ?… Vous allez écrire : Chapitre premier… Ensuite, il va falloir rudement travailler, conclut-elle, sur un ton beaucoup moins enthousiaste.
Et elle garda même une moue pénible.
Griffon, qui rêvassait, trouva le joint de continuer sa pensée tout haut :
— Les critiques ont coutume de dire d’un romancier médiocre « qu’il a besoin de travailler encore », on croirait qu’il n’a pas assez lu de traités littéraires. C’est comme si l’on disait d’un instituteur qu’il n’a pas assez étudié les manuels de pédagogie : la vraie pédagogie ne s’apprend pas dans les livres.
Adèle contemplait toujours Ferdinand, la tête penchée, et semblait le trouver profondément « phénomène » depuis qu’il allait entreprendre un ouvrage exigeant une application matérielle si prolongée.
Ferdinand ne put se dispenser d’adresser une réponse à cette admiration muette, tout en fumant d’un air capable :
— Ah ! l’on n’est pas un monsieur ordinaire, quand on fait un roman. Nous avons un collègue, — Farandeau, tu connais ? — depuis dix ans, l’on entend murmurer « qu’il fait un roman ». On n’en sait pas plus ; seulement, il est officier de l’instruction publique et il a des mains trop molles, qui n’ont jamais touché à rien de lourd. Et puis, il ne parle que de ses fonctions animales, mais dans un style particulier. Par exemple, il dit : je dors comme un bois, et, les lèvres serrées, les yeux supérieurs et désabusés, il guette si vous faites le rapprochement voulu avec la Belle au bois dormant. Il a une physionomie tellement ingrate que l’on ne devine pas s’il plaisante ou s’il sent comme ça… il doit sentir comme ça.
Le décor de la table changeait : les tasses après les verres ; des carafons verts et jaunes après les bouteilles rouges. La sonorité de la rue entretenait l’impression de l’hiver extérieur : la trompe des tramways, la Presse, couraient lointainement, diminuaient, s’évanouissaient, puis le vent gelé apportait des clameurs neuves grossissantes, au galop.
Catherine Bise et son enfant reprenaient la prépondérance dans la conversation, et se mêlaient au cliquetis d’intimité des cuillers à café.
— Pourvu qu’elle supporte la séparation, d’abord !… Une allumette ? tiens.
On discuta des moyens à employer pour qu’un enfant fût bien soigné en nourrice.
La bonne fonctionnait, en tortillant la tête sur son cou trop court, avec une indicible application, comme si les paroles étaient en duvet et qu’elle cherchât à s’y frotter le plus possible. Ignorée derrière le haut dossier des chaises, elle marchait, elle marchait et, selon le dialogue, elle envoyait une poussée de joue vers Marthe, une poussée de joue vers Griffon.
Il est rare que l’on ne formule pas une trouvaille au moment de se séparer. Ce fut la maîtresse de la maison : le roman inspiré de Catherine devait être mis sur chantier sans délai, eh bien ! dès qu’un fragment serait composé, M. Prestal pourrait venir le lire aux Griffon !
— Mais oui ! Ce serait excellent à tous les points de vue.
Debout, on gesticula de satisfaction :
— Permettez ; il y a loin du projet à la réalisation.
— Je suis sûre que ce sera très épatant.
Marthe n’oubliait jamais de faire une discrète apparition dans la cuisine. Tiens ! la bonne était nouvelle ! Et Marthe vit que cette fille avait exactement une tête de tortue, plate, allongée dans le sens du nez à la nuque, la bouche fendue en claquoir. Mais quoi ? Ce n’étaient pas les vingt sous d’usage qu’elle attendait ! Grâce à son expérience de l’ouvroir, Marthe crut saisir que la bonne sollicitait une autre bienveillance, avec une avidité de tortue drôlement mobile. Supposition : une mendiante qui aurait vu secourir d’autres pauvresses et qui, muette, mutilée, ne pourrait qu’agiter désespérément sa tête pour attirer l’attention à son tour.
Mais Marthe n’eut pas le temps.
Ferdinand criait dans l’antichambre :
— Allons, tu viens ?… Entendu, l’on vous apportera ici Catherine et son moutard enveloppés dans du papier… au revoir, mon vieux…
— Au revoir…
— A bientôt… Catherine…
— Bonne réussite… l’enfant…
A cause des bourrelets, la porte joignit avec un coup sourd de chair écrasée.
Avant de se coucher, à minuit, Ferdinand prépara sur sa table du papier blanc coupé d’une certaine dimension.
Il écrivait dans le salon donnant sur la rue Saussure. L’appartement comprenait une autre pièce sur le devant : la salle à manger, remarquable par le cuivre luisant de la suspension et du poêle de faïence et, sur la cour, deux chambres à coucher.
Trois « têtes » grandeur nature, encadrées, caractérisaient le salon : Balzac et Tolstoï accrochés au mur de chaque côté de la bibliothèque et Dickens, près d’une fenêtre, face à la cheminée. Ferdinand avait acheté ces portraits dans l’exaltation d’avoir touché les fameux cinquante francs de sa nouvelle. L’occasion avait déterminé son choix ; il aurait aussi bien pris Zola, Dostoievsky et Ibsen. Il en plaisantait :
— On voit tout de suite chez qui l’on entre ; et, si l’on veut apprécier mes œuvres, on sait à qui me comparer.
Il n’avait jamais fouillé le détail de ces gravures.
Ce soir-là, quand il eut donné à son papier le format indispensable, comme il tournait encore pour chercher de l’encre fraîche, il s’aperçut, au bout d’un an, que le menton de Dickens était balafré comme par un projectile.
« C’est normal de ne pas examiner à fond les objets d’art que l’on possède chez soi, réfléchit-il narquoisement, on a le temps de les étudier, on a toute sa vie pour ça ; l’important c’est de les avoir achetés et mis en place. »
Plusieurs secondes, il resta en contemplation ; et son front, par une accumulation de fluide, se gonflait, se déformait : indice de l’appétit littéraire unique, exclusif.
Quand il se décida à passer dans la chambre à coucher, Marthe était déjà au lit ; les sorties du soir la fatiguaient beaucoup après son service de l’ouvroir. Malgré un pesant besoin de sommeil, elle attendait son mari, les yeux patients vers la porte.
Elle le saisit, d’un regard direct de femme, abrité sous les cils.
Alors, sur le ton acquitté d’une personne qui sait ce qu’elle voulait savoir, elle dit :
— Eh bien, tu en fais un front !
Et elle s’endormit tout de suite.