Les Obsédés
III
La semaine suivante, un mardi, comme Marthe rentrait à cinq heures et demie, avec ses enfants cueillis à l’école en passant, madame Griffon arriva, en surprise, un bouquet de mimosas à la main.
— Vous êtes bien aimable, remercia Marthe, j’adore les fleurs… et puis l’hiver les rapproche de nous, un peu comme des créatures frileuses… Excusez-moi, une minute, je mets un morceau de viande sur le feu.
Madame Griffon embrassait Albert et Georges et leur abandonnait son superbe tour de cou en fourrure.
— Amusez-vous avec la « bête ».
Ils ne devaient pas tarder à rire aux dépens de la bête, mais avant, ils admirèrent la visiteuse, comme une image, à cause de son costume tailleur, gros vert, à lignes raides, tandis que leur mère, habillée de confection, était en noir lâché, qui allait avec leurs tabliers de classe.
— Asseyez-vous donc près du feu, dit Marthe, revenant toute parfumée d’oignon.
— Figurez-vous que j’ai reçu un télégramme de madame de Mireille, mais je ne veux plus de ses rendez-vous ; elle est mon mauvais génie… Alors, j’ai sauté dans une voiture, de peur de changer d’idée en chemin, et me voici. Je vous prierai de me prêter un livre bien écrit, pour donner satisfaction à mon mari… Les siens, je les ai déjà feuilletés… et comme ses romans sont mêlés avec ses bouquins de philosophie, il me semble qu’ils ont pris le goût embêtant.
— Tout ce que vous voudrez, consentit Marthe, en montrant la bibliothèque, un grand meuble à quatre portes, qui occupait le fond du salon.
La visiteuse se planta devant les vitres pendant que le rissolage appelait son amie à la cuisine, et elle criait à travers l’appartement :
— C’est joli Germinal ?… Vous pouvez lire les Russes ?… Moi, toutes les traductions m’ennuient, sauf le bonhomme là-bas : Charles Dickens. Et d’abord, je ne lirais pas d’étrangers quand on me paierait, parce que mon mari ne trouve jamais que je prononce bien leur nom… vous comprenez, ça suffit…
A six heures et demie, arrivée de Ferdinand. Poignées de main, banalités familières.
— Ce que vous avez le nez rouge !
— Je m’assortis à vos cheveux.
Rien ne taquinait la blonde Adèle, comme de prétendre qu’elle était rousse.
Le regard de Ferdinand était peut-être trop indifférent ; comme d’un chat qui n’aimerait pas le lait, censément.
— Quelque chose de gondolant ? Les Moralités légendaires de Laforgue.
Madame Griffon lut deux lignes, tira la langue :
— Vous êtes méchant… Je prends Germinal et je me sauve du côté de mon dîner ; il est temps ! Mon mari va encore être rentré avant moi.
Elle haussa les épaules sur sa propre négligence d’épouse.
— Heureusement qu’aujourd’hui j’ai l’excuse de m’être attardée en bonne compagnie.
— Albert ! Georges ! gronda Marthe, n’arrachez pas cette fourrure. Vite, une feuille de papier pour envelopper le livre. Il est plein de poussière ; cela vient de notre poêle mobile.
— Ah ! oui, railla Ferdinand, il y a une horrible difficulté : en hiver, il faut opter entre le froid et la poussière ; si l’on écoutait ma femme, on renoncerait à la chaleur.
— Ni plus, ni moins… avoua Marthe.
Les époux riaient d’un de ces différends vulgaires qui surgissent dans les ménages les mieux unis.
Madame Griffon, au milieu du salon, balançait entre son amie qui enveloppait Germinal près de la fenêtre, et Ferdinand adossé à la bibliothèque ; on l’eût dite embarrassée d’exposer le véritable objet de sa visite.
— Et votre roman, monsieur Prestal, il avance ?
Ferdinand ne put s’empêcher d’adresser un regard amusé à sa femme, tellement la question était bonne.
— Fichtre ! implora-t-il, laissez-moi encore une semaine. Et puis, il me manque tout de même d’avoir vu Catherine Bise de mes yeux.
La visiteuse soupira, comme s’il eût dépendu d’elle de présenter Catherine :
— Si j’avais été une personne méritante comme madame Prestal…
Un rire frais éclata :
— Je n’ai aucun mérite, croyez-moi ; je suis plutôt une égoïste, attachée à sa petite tranquillité.
Mais, madame Griffon continua, décidée malgré tout à une contrition nécessaire et soutenant ses yeux en détresse à ceux de Tolstoï :
— Si j’avais été plus méritante, j’aurais pris Catherine chez moi, comme bonne ; mais c’est impossible. Elle n’a peut-être rien fait pour être malheureuse… et moi qui chante tout le temps et qui ne fais pas grand’chose de sérieux… Est-ce drôle ? sitôt que je me suis représenté Catherine dans ma maison, j’ai senti une gêne, comme quelqu’un qui a pris deux parts. Et mon mari si disposé aux actions mirobolantes a trouvé impossible aussi que nous recueillions Catherine Bise. Par quel motif, lui ? Je n’ai pas deviné. Mais, dites donc, au revoir, les gens.
Et la jolie femme secoua les mains folâtrement, soulagée, quitte d’une dette imaginaire. Germinal oublié resta sur un fauteuil.
Ferdinand, qui avait fermé la porte derrière elle, rouvrit en entendant des exclamations dans l’escalier :
— Ah ! vous allez chez les Prestal ?
Une voix d’homme forte et ironique :
— Non ! je monte voir une bonne au sixième.
Il se retourna et annonça, sans plaisir, à Marthe :
— Voilà Chaupillard.
L’arrivant était un beau garçon, dans la trentaine, grand, brun, l’air intelligent, mis avec une élégance aisée de clubman. Mais un intraduisible cachet de malveillance détruisait généralement l’effet de ses avantages physiques et de son affectation souriante. On le sentait étranger à tout échange de sympathie ; visiblement même, sa personnalité avait de tels griefs contre l’univers que le sexe féminin n’obtenait de lui qu’une infime attention.
— Bonjour, Prestal.
Il s’installa dans le salon, à la place de Ferdinand, un coude sur la table.
— Ils grandissent toujours ces deux bonshommes-là… ah ! mon cher, les courses de Nice, quelle déveine ! Un cheval qui allait de succès en succès, au moment décisif le voilà fourbu…
— La rosse Tarpéienne… modula Ferdinand resté debout.
Chaupillard fit la grimace.
— Bonjour, madame, dit-il à Marthe qui ne s’était pas pressée de quitter sa cuisine. Je viens de rencontrer la petite Griffon, elle ne divorce toujours pas ?
— Vous le savez mieux que personne, affirma Ferdinand, puisque vous êtes de ceux qui lui conseillent de ne pas lâcher…
— Tiens ! s’écria Marthe, sur quoi est-ce que je marche ?
— Maman, c’est pas moi, c’est Albert, déclara Georges.
Sur le tapis, gisait un des yeux en verre jaune de « la bête ».
— Vous travaillez ? demanda Chaupillard à Ferdinand.
— Comme ci, comme ça, répondit celui-ci qui s’assit contre la bibliothèque.
Puis, après une hésitation, sachant qu’il aurait mieux fait de se taire :
— J’ai commencé un roman.
Chaupillard se leva aussitôt, animé, verbeux, tel un homme « à son affaire », qui traite un sujet de prédilection :
— Vous n’y pensez pas ?… Vous offrir en pâture à la clique des imbéciles ? Car enfin, moi, j’en ai publié un de roman ; vous savez à quelle bande d’idiots j’ai eu affaire ! les éditeurs des canailles ; les critiques, tous plus crétins les uns que les autres ; quant au public, un ramassis qui n’existe pas… Croyez-moi, laissez ça ! Vous avez du talent, c’est entendu ; gardez-le pour vous.
Marthe était retournée préparer son dîner. Le visiteur faisait des pas devant Ferdinand assis, il allait jusqu’à la cheminée prononcer une phrase devant la glace, il revenait, les pouces dans les poches de son gilet, le menton menaçant. Il vociférait à plein gosier, mais sans vibration :
— Parbleu ! continua-t-il, une porte se rencontre, il n’y a qu’à pousser, l’on entend du bruit : « Eh ! là bas, moi aussi, j’arrive, j’en suis », et l’on entre dans l’enfer ! Mais, malheureux, d’abord, il y a une chose à laquelle vous ne songez pas : la vie va être suspendue à cette question : le roman se fera-t-il ? Jusqu’alors, vous avez pu facilement répondre de votre prétention aux yeux du monde : « j’écris des nouvelles », deux ou trois suffisent : l’on est bien le monsieur affiché. Mais là, dire : « je fais un roman », quelle imprudence ! Fournir un moyen grave d’estimation, se mettre en demeure soi-même !
Ferdinand, les jambes croisées, appuyé au dossier renversé, souriait, esquissait des gestes, sachant inutile de placer une parole ; il comparait Chaupillard à un invité qui courrait çà et là casser les fleurs du jardin.
Celui-ci, en effet, trouvait des morceaux de vérité décourageante :
— Alors, nuit et jour, dans la maison, dans la rue, une obligation inquiétante va dominer votre existence à tous. Le temps, les choses et les gens seront là, désormais, créanciers : vous préparez un roman ! Bien, nous attendons. Votre mari, votre père a entrepris un roman ? Bien, nous verrons. Une dette vous poursuivra… et quand vous aurez payé, on se fichera de vous.
Marthe vint sourire à la porte du salon :
— Vous êtes donc toujours mécontent, monsieur Chaupillard ?
Il s’aperçut qu’elle commençait à mettre le couvert.
— Diable ! je vous empêche de dîner. Je me sauve. Alors, mon cher, vous avez un sujet ?
— Dame ! sans doute… une fille-mère…
— Oui, on se figure toujours qu’on a un sujet magnifique, et puis, au bout de dix pages, on sèche.
Ferdinand se pencha, les paumes sur les genoux :
— Mais je n’invente pas, moi ! Alors je suis sûr de ne pas sécher, comme vous dites si bien. Mon héroïne vit, pas loin d’ici.
Marthe arriva à la rescousse, pour dépiter Chaupillard :
— Voici une lettre de ce matin.
Et elle lut, tout debout, dans l’encadrement de la porte.
« Madame, je vous remercie de m’avoir placée, maintenant je suis tranquille. Mais, tout à coup, je pense que je n’ai plus mon enfant. Je n’ai pas beaucoup de force, en ce moment, mais quand j’aurai repris l’habitude de manger, sans doute que je serai solide ; alors, si c’était un effet de votre bonté, j’aimerais mieux du travail à la campagne, n’importe quoi, fille des champs, dans le pays où est mon petit Émile. Je sais qu’il est bien et en bon air, et, comme l’a dit le médecin de l’ouvroir, il lui faut absolument la pleine campagne à cause de son anémie. Mais chaque jour que je ne le vois pas me perd le cœur. Et parce que, madame, c’est bon de manger, c’est bon un lit, alors voilà mon enfant tout aussitôt qui vient dans mon idée ; et je ne peux pas profiter ; je me dis : et mon petit ? On me l’a pris ! on me l’a pris ! pas autre chose et n’y a plus que des larmes qui coulent. Faut que je me remette à peiner à l’ouvrage pour détourner mon chagrin, autrement, tant que j’ai du bon, je pleure. »
— Vous allez orchestrer ça ? demanda Chaupillard, méprisant cette pauvre niaiserie et l’usage que l’on voulait en faire.
Sa prestance (une indéniable noblesse physique), donnait au sarcasme une virulente accentuation.
Le sourire de Ferdinand rentra presque complètement.
Mais l’offense atteignit si bien Marthe qu’elle s’empourpra et, comme par l’antagonisme d’une autre noblesse, elle répliqua passionnément :
— Vous supposez que nous ramassons la douleur pour en jouer, pour en tirer bénéfice ! Ce serait en effet assez bas. Vous saurez qu’il y a deux ordres de faits absolument différents ; d’une part, nous cherchons à rendre service matériellement à Catherine, nous essayons d’arrêter là sa misère, loin de la suivre pour en extraire du développement. D’autre part, que Ferdinand mette la détresse passée en roman, ça ne cause aucun tort à Catherine : et il veut la réhabiliter, elle, et il veut défendre toutes ses pareilles. D’aucune façon, il n’y a profit au sens où vous l’entendez.
Agressive, la lettre au poing, elle n’obtint de Chaupillard qu’une acceptation dubitative, mêlée à l’amabilité de la retraite.
Derrière lui, Marthe qui détestait « l’homme », mais qui aimait « le confrère de son mari », déclara d’un ton amusé, réconcilié :
— Vraiment, je ne discerne d’autre motif à sa visite que celui-ci : il avait flairé une occasion de démolir.
Chaupillard résolut d’aller le soir même chez Griffon à l’improviste. C’était ainsi : il oubliait les gens pendant des mois, puis, tout à coup, comme par la nécessité de remplir une mission vengeresse, il décidait de les voir, sans différer.
Il dîna rapidement pour trente sous dans une mauvaise gargote du quartier. Puis, choisissant un chemin mal éclairé, avec son air olympien et grognon, il accepta une rencontre dans un garni de dernier ordre, d’où il sortit au bout de dix minutes, exactement, après une dépense de trois francs. Il alluma un havane de soixante centimes, au bureau de tabac, tout près de chez Griffon, et il se présenta, en pleine possession de sa physionomie hostile à la piètre humanité.
— Vous prendrez un peu de liqueur, en fumant ? offrit Griffon.
— Non, non, je viens de dîner, refusa Chaupillard.
Et sa mimique indiqua qu’il avait consommé jusqu’au cou.
La charmante Adèle portait un peignoir fanfreluché qu’elle aurait aimé voir admirer par l’élégant personnage, mais ses yeux d’homme supérieur restèrent à des distances incommensurables des babioles féminines.
— Oui, j’ai profité de ce que j’étais dans le quartier ; je viens de chez ce malheureux Prestal ; figurez-vous qu’il a la folie d’entreprendre un roman.
— Mais, affirma Griffon, je trouve que ça lui va très bien ; aucune difficulté ne le rebutera : c’est l’écrivain tenace, accroché aux heures et ne voulant pas les laisser partir sans résultat. Jamais de chômage, ni fêtes, ni dimanches…
Chaupillard haussa les épaules :
— Je sais bien : une visite inattendue lui fait l’effet d’un emprunt gênant ; il calcule le temps que ses amis lui coûtent et il le reprend sur son sommeil. Je connais ça mieux que vous, voilà dix ans que je suis ses louables efforts dans des revues ataxiques.
— C’est d’ailleurs comme rédacteur de ces revues paralytiques que vous êtes devenu son ami, inséra Griffon, délicatement.
Chaupillard permettait à Griffon de parler et criait moins fort chez lui que chez Ferdinand ; il continua sans se déconcerter :
— Les parents de Prestal étaient des ouvriers promus fabricants, mais ses grands parents étaient gens de la terre et il tient d’eux des vertus crochues que je ne trouve pas si épatantes ; il chipe des notations comme les autres ramassaient du crottin.
Madame Griffon boudait, enfoncée dans un fauteuil, à cause de l’effet raté de son incomparable peignoir ; cependant le fond du débat, la question du roman, tirait sa curiosité de force.
Chaupillard devenait intéressant :
— Prestal veut instaurer définitivement la vie intellectuelle chez lui, mais la vie matérielle va protester : ah ! mais non, à moi toute la place ! Et la vie domestique, civile et administrative n’est pas seule à réclamer ses droits. Le jour où l’on veut créer un être spirituel, — malgré l’admiration et le désir de le voir naître, cet enfant du cerveau, — un égoïsme affectueux, puissant, intraitable, contraint la famille à se défendre contre lui. J’ai été abominablement tracassé par mes parents ; qu’est-ce que ça aurait été, si j’avais eu femme et enfants !
— Quant à ça, déclara Griffon, sur un ton de persiflage, la femme de Ferdinand est originaire directement d’un pays de nourrices professionnelles et, par atavisme transposé…
— Oui, elle a une espèce de bonté vache laitière…
— Et, mon cher, quelle union : Ferdinand et Marthe ! Lui, accaparant tout le disponible à sa portée, soumettant la vie même des siens à son œuvre de personnalité. Elle, cédant tout son moi, n’ayant d’exigence que pour le bien de la communauté ! Mais c’est d’un magnifique espoir pour la littérature !
Chaupillard enfonça ses mains dans ses poches, bien résolu à emporter ses convictions :
— Moi, je vois un ménage de petits bourgeois, d’une pingrerie spéciale, je l’avoue ; mais il ne suffit pas d’être grippe-sou et têtu pour devenir un Rothschild… Du reste, je ne souhaite que du bien à Prestal… quand on a eu comme moi affaire à la tourbe des imbéciles…
Avant de prendre congé, il s’esclaffa formidablement :
— Et monsieur Ferdinand Prestal entend faire un roman héroïque, un roman à exemple ! J’ai vu ça à son aspect, à l’animation phraseuse de madame ! Eh bien, nous allons rigoler, l’avenir est plein de promesses ; nous avons trois choses à attendre : notre conquérant se cassera le nez tout simplement devant le vulgaire et suprême obstacle : son bureau et son ménage l’empêcheront d’aboutir ; ou bien, il arrachera tant bien que mal son nombre de pages, mais ne trouvera pas d’éditeur ; ou bien, s’il franchit les deux premiers défilés… je demande à le voir l’exemple, le résultat !