Les Obsédés
LES OBSÉDÉS
I
Ferdinand Prestal s’était marié en qualité de commis-rédacteur à la Compagnie centrale des Chemins de fer.
Pendant les fiançailles, il avait confessé un léger travers :
— En dehors du bureau j’ai adopté, comme distraction, d’écrivasser ce qui se passe autour de moi ; oh ! des petites manivelles sans prétention, faites pour moi seul. Et puis, je bouquine beaucoup ; je ne suis pas très « homme de ménage ».
Son visage était lumineux de franchise et de simplicité : oui, vraiment, quand il n’écrivait pas, il lisait ; sauf cela, aucun égoïsme, il serait tout à sa femme.
Marthe, — livrée à cette palpitante curiosité des fiancées : « régnerai-je sans égale dans votre pensée, mon ami ? », — Marthe, le visage encore plus clair, encore plus ingénu, avait jugé qu’un tel travers était en effet bien innocent.
Elle n’avait pu obtenir aucun échantillon de ces manivelles littéraires : il s’agissait de si peu de choses.
Mais, le lendemain des noces, Ferdinand avait spécifié qu’il s’absorbait dans sa littérature, après dîner, de huit heures à onze heures et que, levé tôt, il paperassait encore, le matin, avant de partir au bureau.
Puis il avait gentiment sollicité la participation de sa femme.
Gentiment, mais en quelque sorte légitimement : cela venait comme une analogie, comme une suite au droit marital :
— Tu m’aideras, je serai moins maladroit, avait-il dit en donnant à lire des nouvelles bien intentionnées, plutôt que bien réussies.
Sa câlinerie était charmante. Seulement il avait ajouté :
— Lis tout de suite, quand je te demande.
Rien de heurté : c’était une continuation de rôle. Ferdinand avait même imposé la règle d’appréciation :
— L’écrivain soucieux d’influence doit se dissimuler derrière des événements significatifs par eux-mêmes. Quand j’écris, je pense à la gamine de ta directrice que tu m’as si bien dépeinte : les conseils, les récriminations ne portent pas ; elle ment, elle trouve le moyen de se justifier. Il faut impersonnellement lui dire son fait : « Un jour, une petite espiègle a caché une pièce d’argenterie et elle a laissé accuser et renvoyer la bonne : peut-être que cette pauvre fille est morte de faim… Voilà le pot de confitures, donne-t-en une indigestion si tu veux. »
Bref, excepté qu’il dictait son exigence en tout, Ferdinand laissait sa femme absolument maîtresse de ses goûts et du reste.
Ensuite, comme par hasard, il avait fait une heureuse découverte : Marthe possédait un don vibrant d’observation, une intuition des plus sagaces ; eh bien ! ma foi, elle ne s’en tiendrait pas à la critique, elle devrait aussi sustenter, par des propos abondants, la « petite distraction littéraire sans importance » de son mari.
— Mais certainement, mon ami.
Ainsi se forme une épouse.
Certes, au regard d’un écrivain, Marthe pouvait se flatter d’être documentée à souhait.
Dans un ouvroir pour les femmes sans asile, — principalement pour les filles-mères, — où le séjour maximum était d’un mois, elle s’occupait du secrétariat, des offres et demandes d’emploi.
Aucun renseignement n’était exigé pour l’admission ; mais les vagabondes qui vidaient leur cœur étaient parfois moins instructives que les farouches taciturnes.
Cet ouvroir, on aurait dit parfois d’un cinématographe où passaient impénétrables, fantomatiques, anonymes, tous les spécimens de suppliciées venant du néant, retournant au néant. Et la grandeur tragique planait sur ces vaincues irrémédiables, n’accordant même plus au monde la grâce de leur plainte.
Marthe avait ce devoir d’être la douce nature devant les hospitalisées, aussi bien devant celles qui serraient sauvagement leurs bras sur leur poitrine assassinée, que devant celles qui étalaient leurs plaies en criant. Elle assumait ce service particulier d’être la bonté passive, enregistreuse de faits sans appréciation, la bonté acceptant tout, même les injures.
— Voulez-vous du travail ?… Quel ouvrage pourriez-vous essayer ? Voulez-vous que nous examinions ensemble votre situation ?
Signe de tête rancunier : rien.
C’était bien simple : il y avait à n’être rien, devant ce refus. Il arrivait alors que certaine désespérée, susceptible d’être éloignée par un battement de cils, revenait volontairement devant Marthe et pouvait parler sans honte, sans excuse et surtout sans quitter son air hostile, ce dernier lambeau d’amour-propre : « Voilà ce que j’ai… voilà ce que je désire… »
Marthe avait la chance d’être aidée par son physique : mince et de taille ordinaire, un front intelligent, pas plus, des yeux à pensée limpide, nulle exagération dans le visage, même pas la coloration, mate ; les traits affinés, certes, mais sans angles qui eussent été durs ; seulement, des joues impressionnantes : de ces joues — pauvre gens — qui vous écoutent, vous attendent et dont la chair est aimantée.
Marthe n’était pas un « personnage », quoiqu’elle se rendît compte de la délicatesse de sa tâche.
A ce point de vue, ni le mariage, ni la collaboration ne la changea.
Le matin, elle ne partait pas pour être sublime ; inutile de se préoccuper d’avance des clientes à recevoir, le bon accueil ne se prépare pas. On la confondait dans le lot des passantes ordinaires. Comme celles-ci, elle tâtait volontiers, à l’étalage, les étoffes trop chères pour sa bourse et elle songeait bien pendant cinq minutes à la robe à faire.
A la maison, elle ne rapportait aucune empreinte théâtrale de son secrétariat ; elle était une ménagère ayant davantage à raconter que telle autre femme, employée des postes ou vendeuse de magasin.
Grâce à la documentation de l’ouvroir, Ferdinand avait composé des nouvelles beaucoup plus charnues, remarquables par l’animation sentimentale. Autant sa femme était généreuse d’intelligence et de fait extérieur, autant il était généreux d’instinct et de fait intérieur.
La plaisanterie « d’écrire pour soi » n’avait pas duré. Il s’était donné la peine de chercher ; plusieurs publications non payantes l’avaient accueilli. Enfin, une Revue fastueuse avait imprimé sa copie, après trois ans d’attente : cinquante francs !
— Rien ne fait grandir l’ambition comme le succès d’argent, annonçait-il narquoisement tout d’abord.
Puis un jour, effectivement, il avait surgi en volonté magnifique :
— Je veux faire un roman ! Je veux faire une œuvre existante, considérable !
Il avait embrassé sa femme, elle l’avait regardé d’amour. C’était entendu : cette création-là aussi appartiendrait à leur commune exaltation.
Ils étaient mariés depuis huit ans, leurs deux garçons avaient cinq et sept ans.
Marthe appelée à secourir tant de victimes de la criminalité masculine adorait son mari.
Leur excellent ami Griffon taquinait les époux là-dessus :
— Heureusement que la logique est exclue de certains domaines !… On prétend que les sages-femmes sont plutôt mises en disposition par les déchirements mêmes de leur métier…
Marthe rougissait. Ferdinand exagérait son clignement de fatuité.
Il collectionnait des notes plus ou moins utilisables, selon la manie des gens de plume ; après six mois d’ancienneté dans le mariage, il avait trouvé séant de consigner cette observation :
« La femme bonne et affectueuse la plus chaste, la plus rigoriste, ne sait pas faire la moindre retenue à l’époux : la richesse est à lui, dès le souhait. La femme ostensiblement voluptueuse, mais égoïste et d’un attachement subalterne, laisse le caprice régler sa libéralité. Jamais son mérite intermittent, si fougueux et si raffiné soit-il, ne vaudra la totalité constante de l’autre femme. Pensez donc : chez cette autre, nulle frivolité ne se disperse, nulle, ni avant, ni après l’heure. Allez donc lutter d’extase avec cette nature concentrée ! »
Ferdinand avait annoncé, un lundi après dîner, son intention de faire un roman ; le mardi matin, dès le réveil, il se répéta expressément, comme si l’entreprise ne souffrait aucun retard.
— Tu auras toute mon aide ! assura sa femme les yeux riches, grands offerts.
Il s’émut intimement : vrai ! si l’œuvre naissait incomplète, la faute en serait seule à l’exiguïté de son génie à lui.
Le soir, au retour du bureau, il perçut une vibration de plus dans la voix de Marthe :
— J’ai reçu des nouvelles des enfants, ils vont bien ; Albert a voulu se faire couper les cheveux tout ras et Georges a préféré une raie ; heureusement que grand’mère ne les prend pas souvent, une séparation de trois jours me semble déjà trop longue ; je n’ai quitté l’ouvroir qu’à six heures moins le quart, à cause de la Maslowa qui s’est décidée à me parler : elle entre en place ce soir, son mioche est mis en nourrice ; et d’abord elle n’est pas plus Russe que moi.
C’était l’habitude ; dès l’antichambre, Marthe servait à Ferdinand les principaux faits de la journée, en une phrase d’assortiment, avec une franchise de petite fille bavarde, avec une sorte de zèle affectueux.
— Ah ! dit Ferdinand, les oreilles pleines.
— Tu fais « Ah ! » comme si cela te désillusionnait. Elle s’appelle prosaïquement Catherine Bise et elle est née sans prétention au Kremlin-Bicêtre.
Ferdinand imita la rigueur outrecuidante d’un de ses chefs, lequel ne convenait jamais d’une erreur :
— Permettez, femme chétive, je savais bien qu’il y avait du russe dans le cas de votre Catherine : le Kremlin et j’avais raison de la surnommer provisoirement Maslowa… Mais ne te déshabille pas, nous dînons chez les Griffon, tu me finiras ton histoire en marchant.
— Bon ! moi qui avais déjà allumé le feu… Griffon est donc encore une fois rabiboché avec sa femme ?
— Faut croire. Elle a même promis d’être sage pimbêchement et de rompre — jusqu’au dernier fil — avec sa chère madame de Mireille, que je voudrais bien connaître, entre parenthèses.
Marthe envoya le vent d’une claque amicale sur la joue de son mari :
— Tu sais, mon bonhomme, les madame de sont pareilles aux autres ; on a beau chercher, la particule n’ajoute rien, sous la main.
Par le boulevard des Batignolles, falotement éclairé au gaz, Ferdinand et sa femme allèrent, se donnant le bras. Ils habitaient rue Saussure, les Griffon rue Houdon ; le chemin était de suivre les boulevards extérieurs jusqu’à la place Pigalle.
Un beau temps de gel rendait le pavé crottineux ; les passants séchaient avec obstination l’humidité de leur nez. A la station des fiacres, les têtes des cochers affichaient un violet coléreux, tandis que les sergents de ville d’alentour se décoloraient en vert. Ce désaccord entre deux des plus importants produits de la rue dérangea, une seconde, l’attention de Ferdinand.
Marthe parlait d’un accent ordinaire, toute à son mari, toute à la simple exactitude de son souvenir :
— Quand il a été convenu que Catherine Bise nous quittait, je lui ai dit : « N’oubliez pas l’adresse de l’ouvroir, si vous étiez dans la peine, pensez à moi. » Une réponse amère a souri sur sa figure : « Oui, la goutte de charité dans l’abîme, je connais, merci de l’intention. » Ses longs cils ont palpité, vraiment ils m’ont envoyé une caresse. Alors moi, j’ai rendu pour de bon, à Catherine, un baiser, ça ne pouvait pas se faire autrement. Ah ! si tu savais, aussitôt, ce poids de sanglots qui est tombé sur mon épaule ! J’ai tiré la pauvre fille sur le banc du parloir, contre moi et j’ai attendu. Tu comprends, elle a bien senti mon cœur qui battait ; au bout d’un instant, elle s’est soulevée un peu et elle s’est mise à lui parler, contre mon corsage, doucement, interminablement : « J’ai personne, que mon enfant… » Moi, sans oser même remuer les lèvres, je tenais la main glacée de Catherine dans mes deux mains et seulement, de temps en temps, le long des phrases, je serrais d’une secousse involontaire, comme quand on a peur au bord d’un fossé.
Ferdinand écoutait, le front serré, ramasseur, et ses yeux rendus aigus piquaient au passage des dames emmitouflées de fourrures, des demoiselles de magasin parées de collets soutachés. Marthe plongea son regard dans une devanture de modes, par devoir féminin, et, négligeant deux messieurs en chapeau de haute forme qui pouvaient entendre, elle émit à pleine voix :
— Pour sûr, voilà ton roman, toi qui veux donner à la réalité vulgaire une mission héroïque. Dame, pour débuter, c’est trop brutal ; on dirait d’un affreux fait-divers. Catherine a été séduite à dix-sept ans ; là-dessus, je n’ai pas de renseignements, d’ailleurs l’accident suffit. Chassée par ses parents, abandonnée avec un enfant, elle s’exténue à faire de la couture, dans une chambre à Belleville. L’enfant meurt d’étisie, âgé de quelques mois ; là encore, je ne sais pas grand’chose et puis, au milieu des pleurs, il y avait des mots noyés, méconnaissables.
Par une nécessité inexplicable, Marthe se tut, le temps de laisser passer une jolie petite écolière au nez retroussé, « décorée » sur son tablier noir, puis elle expliqua, au sujet de l’enfant mort d’étisie, que l’administration chargée d’inhumer les indigents n’accordait que le strict nécessaire : la terre. Aussi, les marchands d’articles funéraires dépêchaient-ils des racoleurs à l’adresse des décès gratis et s’il restait un meuble, un drap, les pauvres achetaient une croix pour orienter la douleur dans le désert de la fosse commune.
— Tu te représentes Catherine assise sur l’unique chaise de la chambre d’hôtel, en face du petit cadavre ? Catherine famélique et délicate, avec ses yeux timides. Je te l’ai dit, le jour de son entrée à l’ouvroir, elle a des yeux qui « sautent » d’avaler trop la lumière et ils sont trop simples, trop doux, les autres yeux les éraflent… Arrive le courtier funèbre, un homme « comme les forçats évadés sur les images ».
Ferdinand secoua la tête et parut envoyer une menace, à droite, vers les arbres noirs du boulevard :
— Je définis surtout ces espèces de brocanteurs d’après leur argot effroyable. J’en ai vu un devant la mairie, avec le commissionnaire, son copain ; il montrait une vieille qui avait eu « cette piété des derniers sous » dont tu viens de parler ; au lieu de dire : « Je lui ai fourni la croix », il a dégoisé rêchement : « J’ai fait la trique ! »
— Alors, tu ne vas pas trop t’épouvanter, espéra Marthe. Du reste l’épisode aurait peu de place dans le roman. Souvent, la cause d’un drame se pourrait comparer au fait de la naissance d’un personnage, c’est tout évidemment, mais cela reste en dehors.
Chaupillard, un ami malveillant, accusait Marthe d’être « phraseuse à cause de son instruction confortable certifiée par diplôme. » Griffon, l’ami bienveillant, protestait :
— Non ! Elle était douée de la sensibilité qui façonne et assaisonne l’expansion ; de plus, la fréquentation, à l’ouvroir, de personnes au vocabulaire débraillé, l’incitait à surveiller son élocution ; les institutrices ne prennent-elles pas une affectation grammairienne par habitude de réagir contre le mauvais langage des élèves ? Enfin, lorsqu’elle pensait aux essais littéraires de son mari, elle « composait » d’instinct, parce que l’on pénètre mieux les gens jusqu’à l’intime, à employer leurs expressions professionnelles.
Ferdinand sentit au bras de sa femme une contraction nerveuse et le récit continua :
— Tu te représentes ?… Je viens pour la croix, dit le racoleur. « Une croix ! Je voudrais bien ! je n’ai pas d’argent ! » pleure la tremblante Catherine. Alors le hideux carnassier propose : « On peut s’arranger… »
L’accent de Marthe s’altéra :
— Écoute, je sais ce que c’est que de tenir contre soi une ressuscitée qui revoit son assassin.
Et Marthe reconstitua le crime :
— Il y avait eu l’homme fouillant la douleur avec un croc : « Vous ne pouvez pas laisser le pauvre chéri sans croix… pensez donc ! il attend sa croix… et en beau bois peint… Et sans ça… plus rien ! Dans le trou, comme un chien ! » Il y avait eu l’homme approchant ses griffes et faisant le simulacre d’emporter, de jeter. Alors, la démence des femelles privées de leur petit et qui demandent si l’on ne voudrait pas le leur ranimer ; alors l’égarement, la quasi syncope, l’affaiblissement de la faim, l’abandon de tout l’univers, la mort qu’on appelle, et la violence qui renverse comme le coup de la mort !… Le jour même, Catherine atteinte de fièvre délirante avait été transportée à l’hôpital ; c’étaient les employés des pompes funèbres qui avaient rendu le service de la descendre, l’un tenant les pieds, l’autre la tête.
Marthe acheva frémissante :
— Et voilà que, convalescente, au bout de trois mois, tu devines ?… Tout ce que la fatalité peut décréter de plus épouvantable ?… L’homme à la trique n’a pas commis un crime unique : il a engendré !
— Mince, alors ! lança Ferdinand, la mine sombre. Quelle donnée pour un feuilleton rocambolesque ! Si tu avais lu ce prologue dans le journal, je dirais : « Ça promet », et je te dispenserais de me tenir au courant.
La traversée de la place Clichy, dans le lacis des véhicules, n’était pas à faire en bavardant. Ferdinand changea de modulation :
— Il s’agit de zyeuter, pour ne pas nous laisser déranger le corps par un tramway.
C’était un fait : tandis que Marthe avait naturellement un parler quasi littéraire, Ferdinand affectait volontiers le parler faubourien. Parmi les accessoires du genre artiste, il avait modestement choisi celui-là, au lieu des grands cheveux, du chapeau cabossé, du pantalon à pont, etc., auxquels il aurait pu tout aussi bien prétendre.
Sur l’impériale de l’omnibus des Batignolles, un apprenti, tout seul, faisait penser à une statue dégradée dans un jardin désert. Le marchand de marrons, près de la station, donnait vivement des petits sacs préparés ; il vit partir en l’air un de ces sacs.
— Eh ! toi, Réchauffé, là-haut !… Attrape ça !…
Juste, l’omnibus démarrait. Réchauffé n’eut pas le temps de s’ébahir ; il attrapa les deux sous de marrons, que lui lançait un monsieur inconnu.
Le contrôleur, ses correspondances à la main, resta un moment à rigoler de ses propres supputations : ce monsieur à pardessus marron et chapeau melon, — dans les trente-cinq ans, — avait une bonne tête, dans le genre d’un premier commis de grand magasin de nouveautés ; la femme qui lui reprenait le bras était jeune, mais pas très chic. Ils s’en allaient sans hâte ; la femme parlait, penchée, collante, sans doute qu’elle le bassinait avec des histoires… Alors, au lieu de répondre, on siffle en l’air, on jette deux sous de marrons à un gosse.
— Catherine s’est donc échouée à notre ouvroir, avec son second enfant, bien vivant celui-là. Il a huit mois ; comment l’a-t-elle gardé jusqu’à présent ?… Elle l’aime sauvagement, et j’ai entrevu « du sublime effrayant » dans son excès de maternité… En tout cas, le drame passé n’est rien, entends-tu, à côté du drame présent, et nous aurons énormément à en reparler : à partir d’aujourd’hui, Catherine est placée comme bonne à tout faire, chez un marchand de beurre, à Vaugirard, et son enfant est en nourrice à cinquante lieues d’ici. Cette séparation ne saurait durer sans catastrophe… mais j’espère bien que nous pourrons intervenir… Quand la femme est venue chercher le poupon, Catherine a balbutié : « Il s’appelle Émile… il n’est pas méchant ; je vous assure, madame, qu’il n’est pas méchant ». La nourrice exhibait une puissante membrure de paysanne, endurcie, rugueuse. Catherine s’effrayait des redoutables mains étrangères qui emportaient la frêle créature, et elle battait des yeux pour les caresser, pour les adoucir et elle répétait d’un accent de prière ardente cachée sous une pauvre politesse mal souriante : « Vous verrez, madame, il vous aimera bien… » Tiens, Ferdinand, une voix qui ne serait pas faite de l’air dans la gorge, une voix qui serait faite avec du sang échappé.
Ferdinand, pour bien se pénétrer, renversa fortement la nuque contre le collet de son pardessus ; mais l’exaltation léonine de sa face tomba tout de suite :
— Madame Griffon nous regarde par la fenêtre.