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Les Obsédés

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XV

En dehors des courtes annonces proprement dites, et en dehors de quelques lignes insignifiantes publiées par les revues littéraires en guise d’accusé de réception, un seul article marquant fut écrit sur le livre de Ferdinand.

Le maître critique, signataire de cet article, professait hautement que l’œuvre doit être jugée avec l’homme et avec son milieu.

A certaines maladresses, à certains défauts d’aise et de couleur, il sut deviner la condition moyenne de Ferdinand Prestal et il la dénonça intègrement. Il fit voir le style « pas riche », comme l’auteur, sans doute ; l’aménagement du roman, trop modeste, comme l’habitacle de l’auteur ; les événements un peu trop bornés, à cause du cercle restreint où se mouvait l’auteur et il paria que l’historien des malheurs d’une bonne n’avait jamais eu de domestique. Alors, la griffe du maître, derrière Prestal, alla trouver sa femme : il y eut des phrases, qui, d’un crochet heureux, surent saisir les trop simples atours de la petite bourgeoise, il y eut des miroitements qui dévoilèrent les rites vulgaires de l’office familial. Après cette mise en valeur, le maître dégagea en gros relief le souci « de générosité humaine » attaché à chaque page du roman et, par une péroraison savoureuse, il loua gaiement le brave Prestal de s’être tant dépensé pour secourir et « embrasser » le monde.

Ferdinand et sa femme rougirent devant les trouvailles de mots, et ils furent forcés de descendre tout à fait de leur rêve littéraire et de voir la réalité autour d’eux.

A l’administration, Ferdinand avait baissé au dernier degré dans l’estime de ses chefs, car, maintenant, une preuve existait « qu’il s’occupait en dehors du bureau ». Son tort était flagrant, définitif ; on n’avait pas lu son roman, on n’en voulait rien connaître ; quelle que fût l’œuvre, un fait restait acquis : « M. Prestal ne pouvait pas être un employé sérieux dans ces conditions-là. »

D’autres ennuis se présentèrent. Peu de temps après la visite chez Dufloury, un après-midi, dans le couloir du bureau, Ferdinand dit à Griffon plaisamment, sans intention précise :

— Vois-tu, mon vieux, il faut vivre des romans, mais ne pas en écrire.

Griffon eut un sursaut, et il sourit singulièrement :

— Ah bah ! tu as raison… Par exemple, moi, avec mon malheureux ménage…

— Il ne s’agit pas de ça, protesta vivement Ferdinand. Je pensais à toi, mais à un autre point de vue : les divers éclairages de ta figure affinée prouvent que tu dois fomenter intérieurement d’intenses chapitres de roman.

— Je maintiens ! Tu as raison : il faut vivre son roman, c’est-à-dire le poursuivre et le conclure en action, reprit Griffon changé, le front durci. Mon vieux, tu viens de me décider… la preuve, c’est qu’aujourd’hui même je demande un congé illimité ; je ne sais pas… je pars en voyage. On me verra de temps en temps… c’est-à-dire que si je ne viens pas chez toi, eh bien, en toute amitié, je te demanderai de ne pas t’occuper de moi, de ne pas t’informer de ce que je deviens…

Et, malgré les remontrances affectueuses de Ferdinand, Griffon s’était effectivement mis en congé le jour même.

Il ne manquait plus que cela pour désemparer les Prestal : le meilleur ami disparu, sans explication !

Par ailleurs, le travail littéraire de Ferdinand ne marchait pas à souhait. « Mon nouvel ouvrage s’emmanche difficilement », disait-il. Une sorte d’adversité générale semblait l’influencer ; grand liseur de gazettes, il constatait qu’une persécution triomphante se levait, dans la plupart des pays, contre le progrès. Alors, inquiet, mécontent, il ruminait des articles amers, — faits dans sa tête sans les écrire, — sur les événements quotidiens de la vie publique. Sa force de personnalité se dispersait, fonctionnait à vide. Chaupillard enchanté donnait à fond dans les vitupérations politiques ; il venait chaque après-midi remplacer Griffon pour la causerie, sur le coffre du couloir.

Tout allait mal. Les crémiers de Vaugirard, las de répéter « que l’on n’a pas le droit de faire des grimaces quand on est chez le monde », avaient renvoyé Catherine Bise, peu après la Toussaint. Ils regrettaient, mais ils avaient épuisé toutes les admonestations : « Ça coûte si peu d’avoir la mine enjouée, — et il ne suffit pas qu’une servante fournisse le travail voulu pour l’argent, il faut encore quelque pétulance par-dessus le marché, — comme le crémier lui-même ajoute des paroles gracieuses au beurre et au lait qu’il vend. »

Catherine avait changé de patrons deux fois en quinze jours. Plus de lettres, plus de visites rue Saussure, et voilà que l’on avait perdu sa trace ! Ferdinand et sa femme n’osaient plus parler d’elle, — d’abord ils étaient navrés de la réalité cruelle ironiquement substituée à leur beau projet — puis on sentait approcher cette fin de drame : Catherine, déjà si déchue aux yeux du monde, allait déchoir encore !

Chaupillard, quant à lui, n’en doutait pas :

— Parbleu ! l’histoire d’une bonne aboutit toujours au chapitre du crime.

Marthe abandonna toute hostilité : ce fut elle-même qui pria Chaupillard de vouloir bien essayer une de ces enquêtes où il excellait. Mais ce fut Chaupillard qui resta gêné par l’accent vrai et touchant de réconciliation.

Incapable de préciser ses sentiments à l’égard de Marthe, ensorcelé pourtant, il se mit en campagne avec un zèle de preux chevalier. Il ne tarda pas à faire hommage d’un précieux butin :

— Rien d’étonnant à ce que Catherine eût disparu ; elle avait volé ! Cette Catherine aux yeux timides ! Oui, le mois de nourrice n’étant pas payé entièrement, cette Catherine, sans ressources, était allée rôder et elle avait volé son enfant ! Elle l’avait pris, elle s’était sauvée avec !… Parbleu, le coup des vacances l’avait corrompue !

Ensuite les renseignements s’obscurcissaient. On savait pourtant qu’elle avait travaillé plusieurs nuits dans une imprimerie de journaux.

Et les Prestal s’étaient figuré que le roman publié allait éclairer et réjouir leur vie ! C’était gai autour d’eux ! Par une singularité inexplicable ils n’apprenaient que des événements accablants qui semblaient toucher par quelque rapport à l’œuvre de Ferdinand, et en souligner l’insuccès. Dans leur maison même…

Les voisins du troisième étage recevaient en pension de jeunes étrangers fournis par une « Institution » ; ils se procuraient, pour le service, des orphelines de campagne lointaine ; ils tenaient absolument aux orphelines. Périodiquement, tous les trois mois environ, on entendait dans l’escalier des pleurs, des gros pas lourds, des heurts sourds, une malle ou une tête cognée aux murs…

Cet incident connu, arrivant à sa date, un après-midi, rendit malades Ferdinand et Marthe ; un tremblement les saisit, dix fois ils s’approchèrent de la porte, l’entr’ouvrirent, la refermèrent. Puis, tout à coup :

— Que font donc les enfants ?

Albert et Georges étaient assis dans leur chambre, immobiles, comme en pénitence.

— Eh bien, vous ne pensez donc pas à goûter ?

— On n’a pas faim.

Allons, bon ! Voilà les enfants qui se mêlaient aussi d’être malheureux ! A qui la faute s’ils perdaient la suprême insouciance de leur âge ? Bon dieu de sort, c’était le comble ! S’ils avaient déjà la sensibilité si développée, la vie leur réservait bien de l’agrément !

Survint Chaupillard ; on lui conta l’affaire et, dans un besoin d’expansion, on s’oublia jusqu’à lui avouer enfin les rêves et les désillusions de ces derniers temps.

Aussitôt, il sembla qu’une impulsion délirante se déclenchait en Chaupillard :

— Ah ! ah ! Vous ne m’avez jamais donné le change, malgré votre persistance à nier vos déboires !… Vous auriez dû prendre acte de mes prédictions ! L’ai-je pas déclaré dès le commencement ? ce n’est pas le roman qui améliorera le sort de Catherine, ni de personne.

Sa réussite de prophète l’endiablait et, par ailleurs, il atteignait une période d’évolution. Depuis l’automne, ses parents fâchés lui avaient supprimé les subsides, parce qu’il projetait d’épouser une femme divorcée. Il vivait d’un emploi auxiliaire dans une mairie ; il débarquait rue Saussure ayant mal mangé, transi de froid, presque mal vêtu, en demi-saison, le nez rouge, les pommettes blêmes.

Il n’avait plus l’intention formelle d’accabler les Prestal, au contraire, depuis la disparition de Griffon, la place vacante « d’ami bienveillant » tentait sa vanité et il inclinait à faire sienne la cause de Ferdinand, écrivain méconnu, de façon à venger à la fois ses propres mécomptes et ceux d’un confrère.

Maintenant, sa verve très curieuse parodiait le style de Ferdinand, par amertume et par solidarité. Il démolissait et soutenait le « roman » tout ensemble ; il en portait fidèlement un exemplaire dans son pardessus, et il tapait sur sa poche à chaque instant, pour fortifier ses imprécations.

Ce jour-là, debout au milieu du salon, les bras croisés, il modula un rire acerbe et compatissant :

— Pas possible ! les Prestal avaient vu en imagination « l’aurore du mieux » derrière le roman ! Il aurait fallu d’abord que le livre de Ferdinand agît sur la saison : l’hiver atrocement rigoureux charriait les crimes et les suicides. La tristesse du ciel ajoutait encore à la tristesse causée par l’immoralité croissante : des familles d’ouvriers, jusqu’alors honorables, n’avaient pas payé leur terme ! Les tribunaux ne suffisaient plus à condamner assez vite. Ah ! le machinisme avait encore bien des progrès à faire de ce côté-là !… Mais, bonté divine ! qui donc aurait acheté des livres ? On achetait des revolvers et des chaînes de sûreté.

Il se mit à fouler le tapis, adressant des mouvements de tête à Marthe, à Ferdinand, à la bibliothèque, au poêle, aux enfants, à la table, comme fait un bateleur au cercle des badauds.

— J’ai été obligé de rassurer mes bons parents : le froid nettoie les rues ; le nombre des vagabonds nocturnes diminue étonnamment. Seulement voilà : le froid ne fait pas de distinction ; parmi les sergents de ville, les grands, blonds, minces gèlent sur pied comme des géraniums ; le matin, les balayeurs en ramassent autant qu’ils veulent dans les encognures des portes cochères…

Les Prestal protestaient en vain :

— Nous ne comptions pas que le roman allait changer la face du monde ; nous avions surtout de chères espérances pour Catherine.

Chaupillard n’en démordait pas :

— Justement ! Catherine sauvée, réhabilitée, rétablie dans le bonheur, et, par elle, — implicitement — par cet exemple contenant l’infini en puissance, toutes les Catherine Bise, toutes les filles-mères, toutes les femelles esclaves relevées, rétablies dans un droit proclamé, dans une possibilité prouvée !… On le voyait bien, vous ne connaissiez pas de limites.

Et Chaupillard faisant des grands bras, de l’emphase, ne s’apercevait pas qu’il vibrait lui-même, qu’il regrettait lui-même.


Le lendemain, il arriva à la même heure ; Ferdinand et Marthe l’accueillirent avec un sentiment mélangé de plaisir et d’inquiétude ; il avait le regard instable de la veille.

— Je sors de ma mairie ; j’ai fait une séance supplémentaire… Des familles entières succombent à la gelée. Alors…

— Voulez-vous un peu de thé ? offrit Marthe, qui le voyait grelotter contre la cheminée.

— Non, merci… Alors, devant l’accroissement de la mortalité, l’Assistance publique et la Compagnie des Pompes funèbres rivalisent de zèle. Les médecins chargés de constater les décès indigents diagnostiquent à tour de bras : phthisie pour les adultes, pneumonie pour les vieillards, athrepsie pour les gosses. Et moi, donc ! j’ai ma part d’héroïsme…

C’était vraiment du délire ; Chaupillard vint brusquement poser sa main sur l’épaule de Ferdinand qui souriait, assis contre la table. En témoignage de solidarité, il se bafouait lui-même, comme bureaucrate :

— Les employés descendent un acte mortuaire en cinq minutes ; ils vous alignent leurs douze clients à l’heure… Ah ! ils rendent service, ceux-là ; ils ne font pas de la littérature !

Afin d’enrayer ce débordement, Ferdinand demanda des nouvelles du mariage projeté, de l’opposition signifiée par les parents.

Mais, là-dessus, Chaupillard ne voulait pas livrer de détails ; il hochait la tête :

— Parfaitement ! Je me marierai dès que les délais du divorce le permettront.

Il lorgnait Ferdinand et Marthe avec défi, ou bien avec une joie moqueuse, donnant à entendre qu’ils seraient rudement étonnés, à ce moment-là. Puis il reprenait son ironie, marchant d’un angle à l’autre, comme pour en combler le salon :

— Et les journaux le constatent : devant les registres sans lacunes, devant les monceaux d’imprimés remplis et classés, devant les totaux savamment établis, manifestement exacts, la nation réconfortée pense que la statistique aura toujours le dessus ! Devant tout ce travail, en présence de cette fièvre « d’être à jour », de ce défi à la mort, un mot part du cœur à l’adresse des plumitifs défenseurs de l’intérêt général : « les braves gens ! »… Jamais un roman ne donnera ce frisson attendri !… Et puisque, malgré l’héroïsme de l’administration, le froid et ses désastres persistent, le gouvernement lui-même intervient : il répand des croix, des gratifications dans les bureaux, et il faudra bien que le mois de mai fasse le reste !


Chaque jour, Chaupillard apportait la même disposition d’esprit. Ferdinand et Marthe gardaient cette impression que ce n’était plus un méchant homme : il souffrait de froid, de famine, et il souffrait aussi d’être un raté de l’art et un raté de l’affection.

Symptôme irrécusable : Albert et Georges ne le fuyaient plus ; lorsque certains éclats de voix parvenaient à leur chambre, ils disaient :

— Allons voir carapater monsieur Chaupillard.

Ils se postaient à l’entrée du salon ; ils s’amusaient de voir Chaupillard taper sur sa poche :

— Le seul moyen de rendre service au peuple avec les livres, c’est de les brûler comme chauffage !

Ils s’effaçaient et pouffaient à leur aise dans la salle à manger. Chaupillard « carapatait » en effet ; il vociférait contre le Dickens, contre le Balzac, il montrait le poing devant Ferdinand. Il parlait de côté à Marthe, comme si deux impressions, l’une aimable, l’autre rancunière, lançaient et retiraient son regard.

Un soir, il arriva passé neuf heures ; il jeta sur la table un numéro de la Revue du Progrès.

— Encore une consolation, ricana-t-il ; tandis que la littérature sombre dans le néant, la science officielle triomphe, — comme la statistique.

Cette énigme formulée, il ralluma difficilement un piètre cigare ; des phrases banales furent dites, on ne voulait pas l’exciter. Marthe alla coucher les enfants ; aussitôt il entreprit Ferdinand, d’une voix assourdie :

— Les bonnes fortunes sont pour rien, mon cher ! Dans le bétail grelottant qui cherche à ne pas mourir, on ne distingue plus les professionnelles, les mères de famille, les fillettes échappées de l’école ! La poésie, le rêve, l’immensité aimante et ta sublimité, ô amour, sont descendus à sept sous dans Ménilmontant !

Il se précipita sur la Revue du Progrès.

— Eh bien, une formidable découverte vient d’honorer les savants officiels. Étant donné que, — pour les gens respectables, — la seule cause admissible de la prostitution est la perversité naturelle ou acquise, écoutez stupides littérateurs : Les mauvaises dispositions latentes chez un grand nombre de créatures se déclarent particulièrement sous l’influence du froid.

Il secoua Ferdinand :

— La démonstration d’une grande loi scientifique va être présentée aux Académies : les perversions morales sont développées et propagées par le froid, tandis que les maladies du corps sont surtout favorisées par les températures chaudes. La certitude ressort de cette symétrie ; les deux pôles voulus par la logique apparaissent lumineusement. Vive la science officielle ! A bas la littérature !

— De quoi parliez-vous ? demanda Marthe.

— Nous parlions d’une découverte relative aux « mauvaises femmes », dit Chaupillard, les yeux avides sur Marthe.

Elle lui adressa un regard pénétrant qui le troubla comme un aveu :

— Nous emplissons l’ouvroir jusqu’à demander de l’élasticité aux murs… dit-elle ; les mauvaises femmes, c’est nous, qui n’inventons pas des secours suffisants…

Elle se tourna, inclina son front, le donna à baiser à Ferdinand.

Un instant s’écoula, où Chaupillard se sentit mis à l’écart ; il perçut, en exilé, une intimité où il ne pénétrerait jamais. Brusquement, il se boutonna et partit.

Il ne revint pas le lendemain, ni les jours suivants.

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