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Les Obsédés

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V

La trompeuse réconciliation visita le ménage Griffon à peu près dans les délais habituels.

Aussitôt, bien entendu, les Prestal furent invités au dîner d’affermissement.

Ce fut un samedi, pour que les enfants pussent compenser la veillée par une grasse matinée, le lendemain.

Ferdinand posa un rouleau de papier sur l’étagère du dressoir normand, derrière sa chaise : un chapitre de son roman qu’il lirait après le dessert, selon l’engagement pris quelques mois auparavant.

Madame Griffon réclamait cette lecture depuis le lendemain de la promesse.

Le sort de Catherine et, par corrélation, le roman faisaient l’effet d’une inoculation dans sa vie. Elle pensait à chaque instant « à cette manigance de fille-mère ». Curiosité ? Charité ? Inquiétude ? Impossible de discerner.

Alors, elle voulut que ce je-ne-sais-quoi fût du contentement, bon gré mal gré. Ainsi, une personne dont les mains deviendraient brûlantes déciderait : c’est signe de santé, non pas de fièvre.

Son parti était pris : elle se réjouissait que Marthe eût un mari écrivain, elle n’était pas envieuse. Elle se réjouissait que Catherine servît à faire un roman ; elle se moquait pas mal de cette héroïne et tant mieux si quelqu’un s’occupait de ses litanies : cela dispensait d’autres personnes d’exercer leur pitié.

Pour certains motifs aussi, la jolie femme, prompte à grossir les événements, portée à en chercher exclusivement le côté divertissant, avait voulu célébrer comme une fête « la première lecture ». Elle avait trouvé là l’occasion d’oublier de bonne foi ses frasques récentes, et de vieillir l’actuelle réconciliation ; en dehors du roman commencé, tout devenait secondaire et histoire ancienne.

Vraiment, par une illusion étonnante, elle était heureuse à plein, comme d’une réussite personnelle. Depuis trois jours elle s’agitait en préparatifs inusités.

A peine placés à leur bout de table, Albert et Georges firent : « Oh ! oh ! » en montrant deux bouteilles de champagne sur le dressoir de chaque côté du vase chinois.

— Ah ! mais ! les mioches, proclama vivement madame Griffon, vous allez voir, ce n’est pas « de la petite bière », aujourd’hui ! quand vous serez grands, vous vous rappellerez la date !

— Redresse-toi, mon vieux, dit Griffon qui finissait par « marcher » aussi.

Et il présentait à Ferdinand un menu imprimé : Dîner littéraire du 28 mai.

— Sapristi, fallait prévenir ! Nous n’aurions pas emmené les gosses : un dîner littéraire est nécessairement orgiaque.

Marthe était fort sensible aux frais faits en l’honneur de son mari. La satisfaction avivait les joues des deux femmes. Un coup de joie enlevait aussi à Ferdinand son masque de fatigue studieuse et, chez Griffon, effaçait une certaine dépression de voyage nuptial.

Les Prestal surtout étaient comme débarrassés d’une inquiétude, remarquait Griffon : Ferdinand n’était pas encore un romancier, mais enfin, il approchait.

La bonne à tête de tortue était partie.

— Figurez-vous, éclata madame Griffon, qu’elle avait aussi un rejeton en nourrice et, Dieu me me pardonne ! elle était jalouse de votre Catherine ! Alors, non… je ne sais pas ce que j’ai éprouvé : je lui ai donné tout mon argent, pourvu qu’elle s’en aille ; elle a été bien contente ; je lui avais dit de m’écrire comme fait Catherine… mais ça m’ennuie maintenant, s’il faut répondre.

La nouvelle bonne, toute jeune, éveillée comme une souris, plaisantait avec les enfants. Dans son va-et-vient derrière les chaises, elle ouvrait de grands yeux ronds vers les friandises du dressoir et remuait les mâchoires, par simulacre de tout avaler, ou bien elle feignait de chanceler en portant à deux mains une assiette vide. Albert et Georges suivaient avec ravissement sa frimousse drôle. C’était une de ces servantes qui ont la faculté d’être en fête les jours de fête et, littéralement, de de se croire invitées, chaque fois qu’elles ont du monde en supplément à servir.

La soirée même offrait son charme : à sept heures on était à table avec une clarté de midi, les fenêtres ouvertes. Le soleil déclinant brillait rouge dans les vitres et complétait le décor vif des roses bottelées à pleins vases, sur la table, sur le buffet, sur la jardinière.

De l’autre côté de la rue assez étroite, nombre de fenêtres regardaient la salle à manger. Pour madame Griffon, la constatation des voisins ajoutait beaucoup aux agréments d’un gala ; elle jetait les yeux sur la façade, à chaque instant ; un jeune ménage dînait, juste à étage correspondant.

Elle exigea un premier toast, tout de suite après la soupe ; elle se leva comme Albert et Georges, trinqua trop fort comme eux, leva son verre au-dessus de sa tête. Le jeune mari d’en face était très bien de sa personne.

Elle approuva vivement Albert d’avoir renversé son eau rougie sur la nappe ; c’était bon signe pour le roman et le présage serait encore meilleur si quelque vaisselle était cassée au cours du repas.

— Ma petite Maria, un torchon ! cria Georges.

— Comment, tu es déjà si ami avec la bonne ? s’émerveilla Griffon.

— Moi aussi, je suis ami ? réclama Albert.

— Certainement, monsieur Albert.

Et tout y était : une rougeur subite aux joues de Maria, un accent moitié d’obéissance, moitié de séduction ; il ne manquait à Albert que d’avoir sept ans de plus.

Ferdinand fit la remarque par clignements d’yeux ; on félicita Maria et les enfants de leur vieille camaraderie d’une heure ; toutes les phrases prenaient double sens, on riait d’un rien.

A un moment, madame Griffon fut obligée d’aller calmer à la fenêtre une hilarité convulsive. Marthe avait mélangé comiquement deux idées :

— Ah ! des truffes !… Si j’avais su, nous aurions fait toilette.

— Il y a des truffes ! cria Ferdinand ; moi, si j’avais su, j’aurais ajouté quelques épithètes rares à mon chapitre.

— Oui ! proposa Griffon gaiement, des « vocables prestigieux », comme tu en piquais après coup dans tes premières nouvelles.

Les deux amis échangèrent un long regard amusé. Ils évoquaient l’époque déjà lointaine où Ferdinand ballotté, ignorant l’endroit précis de sa propre originalité, avait souhaité d’égaler en ostentation les virtuoses parvenus qui faisaient chatoyer une idéologie bien apprise, ou qui enchâssaient patiemment des locutions précieuses dans des phrases d’art, pour l’unique projet d’éblouir le monde.

— Hein ! compléta Griffon, heureusement que tu possédais un tempérament net qui s’est dégagé !

— Peut-être… mais tu m’as montré le premier la colossale distance entre les productions « tout en mots », et les productions en « substance tressaillante… »

Ferdinand exprimait par son accent qu’il citait des paroles dévouées, maintes fois entendues.

— Ah ! oui, vous savez, avoua madame Griffon, vos nouvelles que j’ai lues dans les revues, avant de vous connaître, je n’y ai rien compris… Et je croyais que vous aviez de grands cheveux, un air fatal, je me préparais à être subjuguée… mais vous n’avez d’artiste que le regard…

Vu le tour fastidieux que prenait la conversation, le jeune Albert se dérangea subrepticement, et vissa une cigarette en mie de pain à l’un des bonshommes du dressoir normand.

Ferdinand affectait peut-être trop de donner tout son rire à sa femme :

— Jadis une personne frivole m’a beaucoup flatté en affirmant que j’avais des yeux de sorcière… C’est ma galette qui a passé au sabbat, de c’t’affaire-là !… Griffon, si Albert quitte encore la table, ne lui sers pas de bombe glacée.

Le jour baissait. Maria allumait la lampe et les bougies du lustre ; en penchant son buste au travers de la table, elle forçait la conversation à se séparer en deux. Griffon et Ferdinand se heurtaient du coude à cause de la gorge de Maria très « fruit vert », sous une mince étoffe tendue.

Madame Griffon se tournait comme pour une confidence, et son plaisir augmentait de ce que, maintenant, la plupart des fenêtres de la rue étaient occupées :

— Avez-vous eu des pensionnaires cocasses, à l’ouvroir, ces temps derniers ?

— Il est arrivé, avant-hier, une espèce de vieille bohémienne, ci-devant « presseuse d’aveugle chanteur ». Son métier était de conduire un aveugle par les rues et de le serrer, sur le côté, pour faire sortir la mélodie, le temps voulu, lorsque passaient des gens susceptibles de lâcher un sou. Mais elle a laissé renverser son Œdipe par un auto ; ses concurrentes l’ont discréditée sur le marché, aucun aveugle ne veut plus de ses pinçons, tout son apprentissage est perdu.

Ferdinand et Griffon parlaient d’un roman très beau paru récemment :

— As-tu déjà cherché à préciser la parenté indubitable qui existe entre les chefs-d’œuvre, fussent-ils des genres les plus différents ? demandait Griffon avec un sourire fin, attendri.

Puis d’une voix pénétrante, il exposa une théorie :

— Mon vieux, si l’on pouvait analyser chimiquement les productions artistiques et doser leurs ingrédients constitutifs…

Ferdinand, chatouillé au bon endroit, buvait du bordeaux sans faire attention, servi sournoisement par madame Griffon ; il tendait la joue vers Griffon et regardait le petit Georges sans le voir ; cette sorte d’extase cessa tout à coup :

— Mais qu’est-ce que tu as donc, Georges, à paraître si malheureux ?

— Parbleu ! cria madame Griffon à son mari, tu bénis la bombe avec ta spatule et tu n’y touches pas ! Georges voit avec désespoir que tout sera fondu avant que tu aies fini tes discours.

— Mon petit Geo s’embête comme un cafard dans un pain de quatre livres, prononça Albert.

— Bah ! où as-tu chipé cette comparaison ?

Mais Albert rougit, et aucune exhortation ne put dévoiler l’origine de la repartie.

— Il tiendra de son père, dit Griffon en riant ; il sera hospitalier pour les mots errants… Tiens, tu auras la plus grosse part.

A la fin du dîner, — peut-être le bordeaux et le champagne aidant, — la charmante Adèle devenait sage et sensible :

— Vous savez, maintenant, madame Prestal, je me mets à la couture, je ferai toutes mes robes moi-même ; j’ai déjà appliqué une collerette de dentelle sur un corsage.

Marthe riait intérieurement de la sincérité de cette éphémère résolution. Et elle pensait à un parent de son mari, « l’oncle poivrot » qui, un jour, était venu, jurant d’employer désormais toute sa paie à « s’acheter des frusques », à preuve que, cette fois-là, sur l’argent de sa quinzaine, il s’était acheté une paire de boutons de deux sous.

Consciente des égards dus à son nouveau mérite, madame Griffon éleva soudain une protestation :

— Vous n’allez pas continuer à nous embêter avec votre littérature ?

— Voyons, répliqua son mari, c’est toi-même qui as intitulé notre réunion « dîner littéraire ».

— Parfaitement : tout à l’heure monsieur Prestal lira, et ce sera la partie littéraire ; mais, en attendant, les messieurs, dans un dîner, doivent complimenter les dames et non pas causer entre eux, comme vous faites.

— Entendu ! Ferdinand achève seulement une explication, le temps que Maria fait le service.

Maria s’éternisait à enlever les miettes avec une brosse ; la plupart des chapelures s’incrustaient dans la nappe, ne lâchaient pas prise ; quelques-unes sautaient par-dessus la brosse, retournant au milieu, vers le chemin de table.

Sur un coup d’œil orageux de madame Griffon, Marthe avança la main.

— Permettez, je me charge de prononcer la clôture.

Et, demi-sérieuse, s’adressant à son mari, en femme pratique, soucieuse des échéances, elle déclara :

— Je crois qu’il ne faut pas trop se préoccuper de la règle du chef-d’œuvre ; il y a quantité d’artistes qui ne réalisent jamais rien, tellement ils ont peur d’oublier une des conditions de la perfection.

Alors, Griffon, un peu moqueur, fit rougir Marthe :

— Rassurez-vous, Ferdinand travaille ; la théorie du beau ne le tracasse qu’après coup… Ne craignez donc pas ! Il le fera, son roman !


Pour la lecture, on ne quitta pas la table. Albert et Georges furent installés à côté, dans le salon, l’un avec le Pêle-Mêle, l’autre avec l’Illustration.

Maria, par la porte du couloir, venait leur rendre de petites visites. Comme les enfants, elle avait goûté au champagne. Ils riaient des images, tous les trois et s’embrassaient avec, obscurément, une idée de dessert, ayant, tous trois, un velouté de joues savoureux. Les deux garçons tombaient sur la figure de Maria n’importe où. Maria évitait les rencontres de lèvres, sans pensée, par instinct femelle.


Ferdinand lisait à sa façon. Par une exagération de la tonalité placide, ingénue, il dégageait en gros relief les passages d’ironie cruelle ; mais parfois, il rendait douteuse l’intention d’une phrase ; parfois aussi, la défaillance des finales trahissait sa vibration intérieure.

A un moment, madame Griffon envoya un de ces rires qui accueillent les heureuses trouvailles. Ferdinand fit une pause, but du café, arrangea ses papiers, puis certifia, le menton avancé :

— Vous savez, tout ça est arrivé à Catherine Bise. J’ai préféré le nom de « Marie » parce qu’il est de style.

Il reprit son accent doux, en désaccord avec le creusé du visage.


« Enfin, le bureau de placement réussit à caser la fille enceinte. Et dans quelles conditions touchantes ! Les preneurs avaient demandé eux-mêmes une bonne de rebut, — très honnête au point de vue du bien d’autrui, fichtre ! et très courageuse, très capable, très docile, bigre ! — mais cependant affligée de quelque tare monstrueuse.

»  — Enceinte ! avait dit le placeur, les mains ouvertes par l’évidence, on ne peut pas trouver pire !… Et c’est une race maigre, nerveuse, n’ayez crainte, ça travaillera jusqu’au dernier moment, jusqu’au fiacre de l’hôpital… Et ça supporte tout sans broncher, par une idée de bête qui défend son ventre… Vous pensez que je m’y connais, depuis le temps ! Il en a passé sur mes registres, malheureusement ! Mais je vous certifie que ce n’est pas du tout cette espèce-là qui se fiche à la Seine.

» Les nouveaux patrons de Marie étaient des philanthropes de carrière, membres de sociétés, de comités, de patronages, candidats à tous les concours de dévouement, à toutes les réclames, à toutes les primes de sauvetage. Leur incommensurable amour de l’humanité était attesté par de nombreuses récompenses, et ils cherchaient continuellement à enrichir leur palmarès.

» Ils devaient par conséquent fournir échantillon à volonté, ils devaient tenir exposition permanente de magnanimité.

» Ils venaient de perdre une orpheline, morte d’ingratitude, on pouvait le dire, n’ayant jamais pu s’habituer à leur sollicitude. Et combien d’autres charités n’avaient-ils pas épuisées ainsi, jusqu’à disparition des bénéficiaires !

» Dès qu’ils furent en possession de la bonne enceinte, ils l’exhibèrent à profusion, à grand renfort de discours et de simulacres.

» Ils convoquaient des experts ou des réfractaires à convertir ; ils la sortaient, la conduisaient chez des amateurs, ou chez des professionnels de la bienfaisance ; ils l’opposaient à des concurrents ; ils s’acharnaient à rencontrer par hasard des gazetiers en actes méritants.

» Et ils proclamaient avec une bonhomie exercée, sur un ton de négligence indéroutable :

»  — Qu’est-ce que vous voulez ? Nous sommes comme ça, des incorrigibles de la générosité, des risque-tout. Tant pis ! Il en résultera ce qu’il en résultera… Cette fille, nous ne savons d’où elle sort, nous l’avons recueillie à cause même de sa déplorable conduite… Et nous la garderons jusqu’au bout ! Nous subirons les dommages, car vous pensez ce qu’on peut attendre d’une telle moralité ! Le bureau de placement même a essayé de nous dissuader… De fait, regardez un peu : croyez-vous qu’elle a le masque vilainement ! Et quelle difformité intolérable ! Le fardeau est tout à droite… tournez-vous donc, Marie… oui, beaucoup plus à droite…

» De jour en jour, ils guettaient, ils exposaient, ils dénudaient les progrès de la grossesse. Pas un instant, ils ne laissaient la fille dans l’ombre reposante qu’elle convoitait.

» Quand ils ne faisaient pas palpiter en public sa chair, sa laideur et sa honte, ils harcelaient de tout près, à la piste, sa résignation laborieuse :

»  — Profitez de notre charité ! Travaillez ! Soyez heureuse de ne pas manquer d’ouvrage.

» Leur appartement spacieux était hanté d’une si nombreuse clientèle que l’entretien du ménage aurait fatigué deux robustes manœuvres.

» De l’aube au milieu de la nuit, la bonne allait, allait, telle une bête traquée. Muette, harassée, lourde, couverte d’opprobre, elle marchait, elle trottait, elle s’enlevait brusquement avec cette agilité gamine qu’un coup de fouet fait jaillir des carcasses les plus recrues.

»  — Frottez le parquet, cirez les meubles, faites une lessive. Profitez de notre charité.

» Elle laissait, çà et là, des regards, des tressaillements, comme des traînées de sang.

» Chez les malades et chez les forçats, le pire sentiment de défaillance physique et de détresse morale s’appesantit le soir, après la pitance : la journée s’en va et l’évocation de « demain » arrive ! Alors, on voudrait désespérément se blottir en un coin perdu, loin des duretés du monde ; on voudrait, quitte à en mourir, pleurer silencieusement, interminablement, la tête cachée ; on voudrait laisser son pauvre corps s’écrouler, on voudrait jusqu’à crier, jusqu’à pâmoison, embrasser sa mère, ou seulement une créature consentante, ou seulement une chose douce, un souvenir d’enfance.

» Si la galérienne se nomme Marie, sa joue mourante tombe et s’appuie et sanglote sur un tablier bleu mis en paquet au coin de la table de cuisine…

» Debout, misérable ! C’est la sonnette du salon !

» Debout, et vite et vite ! Debout, ce cœur, et ces yeux et cette pensée ! Debout, cette agonie !

» L’éclat lumineux des lampes ! La projection des glaces ! Les fauteuils brillamment occupés ! Et vlan ! à droite ; et vlan ! à gauche ; et vlan ! à pleine face, la curiosité préparée cinglante.

» Mais l’insulte sèche, c’est presque raffermissant ; attends un peu ! Et que tes mains gercées, tes mains d’esclave pendent comme des loques.

» De petits cris effarouchés, un recul de dame sujette aux vapeurs, une gesticulation scénique, et une voix distinguée, plaintive et si pleine de philanthropie :

»  — Ah ! quelle horreur !

» Et la patronne :

»  — Avancez, Marie… Faites donc un visage plus aimable, n’ayez pas scrupule, souriez, laissez-vous aller… inutile de dissimuler votre naturel… Ces dames savent, tout le monde est renseigné.

» Alors, la voix languissante vers la patronne :

»  — Vraiment, ma chère, vous méritez tous les prix Montyon.

» Puis la même voix, ayant peur de se salir :

»  — Approchez, ma pauvre fille, car moi aussi, je veux m’aguerrir.

» Et l’habileté complimenteuse de la dame s’empare de Marie. L’exhortation, d’apparence théorique et impersonnelle, s’acharne vers ce résumé : « Vous rendez-vous bien compte de la vertu de votre bienfaitrice ? Comprenez-vous ce sacrifice incroyable ! Êtes-vous reconnaissante et aussi êtes vous repentante ? Pensez-vous à atténuer vos torts envers la société par une activité incessante, un zèle sans bornes ? Pensez-vous, malheureuse, à payer la dette de votre déshonneur ? »

» D’autres voix, pour varier, interviennent dans ce sens :

»  — Avancez que nous vous disions de quelle hauteur notre pitié descend à vous. — Venez recevoir l’eau glacée de notre éloquence. — Venez, que notre gluante commisération se ventouse à votre misère.

» Et il faut dire merci. D’inflexibles griffes, au profond des entrailles, contraignent Marie à dire merci !

» Et voilà qu’un jour, la fruitière, madame Fouchtrain, braillant sans vergogne, envoya une rude bourrade à Marie :

»  — Retirez-vous donc de dedans mes jambes ! Avec vot’sacré ventre vous emplissez la boutique ! Fourrez-vous dans un coin !

» Marie tendit les bras. Sa bouche, ses yeux, toute sa substance se précipita frémissante, avide. Puis, exhalant ce qui restait de faculté affectueuse dans sa pantelante carcasse, elle chevrota :

»  — Vous ne connaîtriez pas une place où l’on serait battue ? »

Là se termina la lecture.

Les appréciations laudatives suivirent, pendant que Ferdinand arrangeait ses feuillets avec un soin exagéré.

— Il y aura encore des retouches, dit Marthe heureuse, avec la fausse modestie d’une maman de lauréat scolaire.

— Je trouve seulement l’oraison des belles dames un peu « répétée », dit Griffon, selon sa pure amitié scrupuleuse ; je te l’ai déjà signalé : tu as le défaut de vouloir trop prouver.

— Ce que c’est bien lu ! s’émerveilla madame Griffon en avalant Ferdinand d’un écarquillement empressé, comme ferait une courtisane pour un monsieur dont elle viendrait d’apprendre la grandissime richesse.

Puis elle demeura un instant méditative et même avachie de sagesse, de bonté. Elle cligna vers le vase chinois (le seul gain de sa vie), et elle chuchota, comme si Marthe aspirait à cette concession depuis des éternités :

— Soyez tranquille, un de ces jours je le casserai… je ne taquinerai plus mon mari avec.

La bonne apporta du thé.

Le jeu des facultés cérébrales étant de comparer sans cesse, on examina Maria, d’un commun mouvement. Son visage rouge et content d’écolière en récréation reflétait la confiance, la bienheureuse imprévoyance ; et, en même temps, on lui vit avec plaisir un ventre tout plat, un je ne sais quoi de non éclos.

Ferdinand, gêné comme tout auteur qui se délecte des louanges et veut en paraître détaché, trouva cette diversion maladroite :

— Et vous, Maria, qu’est-ce que vous dites de ça ?

Il présentait son manuscrit.

Sérieusement, avec le regret de ne pouvoir fournir son avis, la bonne s’excusa :

— J’ai pas écouté, monsieur. J’ai seulement été un peu dans le salon auprès des enfants.

— Comment ! Vous n’écoutez pas aux portes ! Si vous ne vous mettez pas au courant de votre métier, on ne vous augmentera pas, sermonna Ferdinand.

— Ne faites pas attention, Maria, monsieur Prestal est un taquin, dit aimablement la maîtresse de la maison.

— Et soyez toujours amie avec les enfants, et gaie comme une excellente personne, appuya Marthe, toute affectueuse.

— Parbleu ! elle ne demande qu’à rester enfant, elle a bien raison ; si elle veut, ici, elle n’aura jamais de soucis, promit madame Griffon.

Et les deux femmes lui souriaient à bouche tendue, par une cordiale solidarité de sexe.

Derrière elle, entre les couples, s’échangea une gaieté d’yeux contenant, nécessairement, cette efflorescence de pensée :

— Parfaitement, monsieur mon mari, il n’y a sur la terre que la succulence féminine et, par-dessus tout, la mienne propre.

— Eh ! eh ! ma chère, je ne peux pas répondre de ma royauté masculine…

Les garçons vinrent croquer un canard, puis retournèrent à leurs images.

On parla de Catherine Bise qui n’était pas encore assouvie, quoiqu’elle pût, maintenant, une fois par mois, aller voir son petit Émile, à une heure de Paris. Mais quoi ! Sans métier appris, sans aptitude spéciale, la seule profession « à manger du pain » était encore celle de servante.

— Je continue pourtant à lui chercher une situation préférable, dit Marthe avec un hochement perplexe.

Il y eut un silence consacré à la difficile solution. Ferdinand fumait, et son regard s’absentait par la fenêtre ouverte. Griffon quitta sa place et passa dans la pièce voisine ; on l’entendit interpeller Albert et Georges sur un ton gouailleur, mal en train.

Alors sa femme eut un accès d’agacement incompréhensible :

— Ah ! puis ! votre Catherine finit par nous ennuyer avec son moutard ; il ne faut pas être insatiable non plus.

Les Prestal, ébaubis, la regardèrent : elle avait voulu une fête en l’honneur du livre consacré à Catherine ; comment pouvait-elle séparer ainsi Catherine du roman ?

Elle se mit à rire d’ailleurs, consciente de son incohérence :

— J’ai proposé un dîner littéraire et non un dîner philanthropique. Vous prenez tout à coup des mines d’enterrement… Vous savez, j’aime pas qu’on s’occupe de choses tristes, surtout quand on n’y peut rien. Pourtant, j’aime bien les romans tristes et surtout les pièces de théâtre. Oh ! j’adore les drames où l’on pleure. Tenez, justement, on en joue un à la Porte-Saint-Martin, je veux que mon mari m’y conduise ; ça soulage beaucoup de pleurer au théâtre ; vous ne trouvez pas, madame Prestal !

— Il est certain qu’après une tragédie bien noire on ne voit plus rien de sérieusement affligeant autour de soi.

— Voilà ce que vous devriez faire après votre roman, monsieur Prestal, un drame… Au moins, vous nous donneriez des billets… Et même, votre histoire, là, si vous l’arrangiez plutôt en pièce ?

Griffon ramena les enfants du salon.

— Est-ce que tu ne dois pas aller demain aux Travaux publics ? lui demanda Ferdinand.

Pas de réponse.

— Eh ! je te demande si tu ne vas pas au ministère, demain.

— Je n’avais pas entendu, fit Griffon, tiré d’un rêve.

Il était onze heures, les enfants s’endormaient.

Les idées dominantes de chacun revenaient : Ferdinand pensait à se lever de bonne heure et à faire certaines rectifications suggérées par la lecture à haute voix ; sa femme pensait à concilier le grand nettoyage du dimanche avec le travail littéraire hostile au mouvement, et elle répondait mal à madame Griffon, poursuivie d’un extraordinaire besoin de théâtre triste.

On se quitta sans que la soirée eût fini en parfaite allégresse.

Tout de suite, en marchant, Marthe et Ferdinand furent d’accord à s’étonner qu’un nuage eût modéré brusquement la fête. On aurait dit qu’il y avait chez les Griffon une dette, comme chez les Prestal. Mais quoi ! Griffon n’élaborait aucune espèce de roman !… Et comment deux époux aussi peu unis que Griffon et sa femme auraient-ils pu se reconnaître une même « dette » ?

Marthe s’appuya au bras de son mari :

— Dans tous les cas, je suis contente ; tu avais tort de douter : ton chapitre supporte parfaitement la lecture… Tout à l’heure, à table, j’avais l’air de chercher bien loin pour Catherine, mais je considère son sort comme lié au roman et je ne suis pas inquiète.

Ferdinand se mit à rire :

— Je prends note du pronostic flatteur, ce 28 mai, à onze heures et demie du soir, en face du Moulin Rouge.

Marthe faisait allusion à de mirifiques projets, en faveur de Catherine, dont la réalisation devait commencer dès l’achèvement du manuscrit, puis se continuer selon l’acceptation d’un éditeur, et selon le succès de la publication.

A la maison, pour faciliter son service de police, Marthe avait mis les enfants dans la confidence :

— Tenez-vous donc tranquilles, laissez papa travailler ; quand son livre sera fini, il arrivera les choses les plus heureuses à Catherine Bise ; vous l’aimez bien, vous ne voudriez pas l’empêcher d’avoir de la chance ? Il arrivera ceci d’abord ; puis ceci, et enfin ceci !

Catherine appartenait si bien à leur affection, et ce que promettait maman était tellement réjouissant, considérable et secret que, maintenant, il suffisait d’un signe pour arrêter leur bruit :

— Voyons, papa écrit…

Ou encore, il suffisait d’une moitié de phrase.

Ils marchaient devant, Marthe les appela :

— Dites donc, le livre de papa va bien…

Aussitôt, à l’idée de ce qui devait éclater, ils s’épanouirent malgré leur envie de dormir : les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les bras en l’air.

Puis, Ferdinand évoqua la satisfaction de confondre Chaupillard, toujours persuadé que les Prestal « utilisaient » Catherine sans le moindre sentiment, et qu’ils tiraient haïssablement le suc de son infortune.

Ah ! cela touchait Marthe au plus vif ! Pour le coup, elle en eut à dire, le reste du chemin, jusqu’à la rue Saussure :

« Chaupillard verrait un jour que ce n’était pas la misère de Catherine qui avait fait naître une pitié provisoire et utilitaire d’écrivain, mais bien que c’était la piété de tempérament de l’écrivain qui avait élu, pour se développer, ce cas provisoire et réparable… Et ce monsieur Chaupillard si décourageant, est-ce qu’il n’écrivait plus ? est-ce que ce monsieur, si résolument contempteur du public, ciselait en secret de nobles proses ? Point du tout : il griffonnait des « médaillons » de demi-mondaines, des esquisses d’une vingtaine de lignes prétentieuses, insipides, qu’avec de pénibles démarches il insérait dans des publications moribondes… Eh bien ! les Prestal ne lui imputaient pas à crime de s’intéresser à des courtisanes inexorablement « riches et esthétiques », puisque cela correspondait à sa belle nature ; lui, de son côté, ne devait pas taxer les amis de bassesse, il ne devait pas nier d’avance la générosité du roman de Ferdinand. »

A cause de la soirée splendide, Paris — le long du boulevard extérieur — conservait une animation de plein jour, moins la hâte et le gros bruit propres aux opérations de travail.

De tous côtés, Ferdinand notait la lenteur de couples en confidence, et la béatitude de gens descendus prendre le frais sur les bancs, et qui ne se décidaient pas à remonter leurs étages.

Par instants, des souffles tièdes portaient, d’un couple à un autre, un parfum capiteux, comme une révélation indiscrète de propos amoureux.

Les Prestal marchaient fortifiés inconsciemment par le bon air de la nuit et par le bon chapitre du roman. Marthe, en parlant, jetait les yeux sur Albert et sur Georges, puis sur les papiers roulés que Ferdinand portait sous le bras. Elle accentuait des mots qui frappaient les oreilles des enfants.

— Qu’est-ce que c’est des courtisanes ? demanda Georges à son frère.

Albert qui attrapait toujours, par aimantation, la nervosité de sa mère, envoya un coup d’épaule brusque et bougonna : « Eh bin ! eh bin ! » le temps de chercher sa réponse :

— Eh bin… c’en est qui soignent les malades… parbleu !

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