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Les Obsédés

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VI

D’après une loi tacite, toutes les actions facultatives de la vie — toutes les réceptions, toutes les sorties — devaient servir l’égoïsme littéraire de Ferdinand. Peu à peu, les Prestal avaient cessé les relations existantes au début du ménage avec les connaissances et même avec les parents dépourvus d’intellectualisme. Notamment, l’on ne voyait plus personne du côté de Marthe, excepté sa mère.

Quand on sortait avec les enfants, ce n’était ni pour les distraire, ni pour leur faire prendre l’air : on les traînait le plus souvent chez des gens nuageux, où ils se morfondaient sans bouger dans un coin. Presque tous les dimanches, on allait au théâtre en matinée ; et dame, foin des vaudevilles ! Les enfants avaient vu Phèdre maintes fois et ne connaissaient pas le cirque.

L’ami Jeannin, célibataire, qui avait le temps de baguenauder, se moquait de Ferdinand, l’approuvait et l’entraînait tout à la fois :

— Il faut cette unité de convergence pour réussir… J’espère bien que c’est strictement à titre de documentation littéraire que vous avez eu deux enfants ?… Nous allons pousser une vadrouille esthétique, hein, ma vieille ?


Après la lecture de son chapitre, Ferdinand n’évita pas cette aberration de songer prématurément à l’éditeur préférable, aux moyens de présentation et de diffusion de l’œuvre. Il recensa ses relations utiles ; dieu merci, un simple gratte-papier comme lui possédait d’importantes ramifications dans la société cultivée. Marthe réussit à conduire les enfants à l’Hippodrome, en répétant négligemment que l’on était susceptible « d’y faire des rencontres », plusieurs notabilités artistiques et littéraires se targuant d’un goût particulier pour les exercices de force et les acrobaties.

Un après-midi de juin, Ferdinand s’échappa du bureau et alla consulter Jeannin « sur les recommandations à se ménager ». Jeannin passait des heures dans un caboulot voisin du Châtelet, en compagnie intime avec toutes sortes de personnes tarées et caricaturales ; prédilection et attrait personnel. Il obligea Ferdinand à boire un « vieux marc », puis il le plaisanta copieusement :

— En ma qualité d’écrivain classé, je reçois nombre de littérateurs débutants ; vous n’imaginez pas la quantité de ces ambitieux qui commencent par chercher des recommandations pour placer leur œuvre, avant de l’avoir ébauchée. Il y en a même qui dépensent toute leur activité en démarches, ils oublient l’œuvre, ou plutôt ils confondent positivement : ils croient travailler parce qu’ils bourdonnent de tous côtés. Tenez, les méridionaux sont très forts dans l’espèce : ils vous racontent pendant trois heures leurs entreprises. « Mais enfin, où est-ce ? demande-t-on. — Té ! je vous bâclerai ça en un quart d’heure. »

Ce discours terminé, Jeannin, selon son habitude, prit Ferdinand sous le bras et lui cogna du coude dans les côtes :

— Allons renifler la féconde humanité, ma vieille.

— Mais voyons, il pleut… objecta Ferdinand, qui tenait à subir une contrainte.

Ils voyagèrent sous le même parapluie, attentifs aux jupes retroussées. Ils longèrent la rue Saint-Honoré jusqu’à l’église Saint-Roch.

— Voici pourquoi je vous ai amené par ici, dit Jeannin : une camarade nommée Margot, vaguement chanteuse de café-concert, m’a fort conseillé d’interviewer son père… Si nous avons la chance de la rencontrer, elle vous séduira…

— Je vous lâche ! cria Ferdinand presque sérieusement, avec nous, l’alcool et la luxure me sollicitent…

Jeannin s’accrocha :

— Mais, mon cher, le papa tient un bureau de placement, vous en avez absolument besoin dans votre roman. Nous allons le moissonner, cet homme. On ne s’établit pas romancier sans « parcourir du pays » ; on va faire du document pour nourrir son sujet, comme les bonnes femmes à la campagne vont faire de l’herbe pour leurs lapins.

Ferdinand trouva la maison rue Saint-Roch, d’après un écriteau de tôle verni : Bureau de placement. A l’abri sous la porte cochère, mal décidé, — en avare qui n’est pas sûr d’agir au mieux de ses intérêts — il retint Jeannin par le bras :

— Sans blague, vous montez ? Dites donc, l’autre soir à dîner, Griffon m’a collé une formule rudement juste : « Si l’on pouvait analyser les productions artistiques comme des corps chimiques et doser leurs ingrédients constitutifs — tant pour cent d’imagination, tant d’observation, tant d’harmonie, etc., — on verrait que ces éléments sont les uns facultatifs, les autres quasi indispensables. Mais on dégagerait surtout qu’un certain ingrédient se trouve immanquablement dans tous les chefs-d’œuvre, non seulement de littérature, mais de musique, de peinture, de sculpture, et cela s’appelle : « l’émotion de nature ». Cet ingrédient rarissime ne se suffit pas à lui-même ; mais, sans lui, point de chef-d’œuvre… Et gare à la contrefaçon : l’émotion d’art. »

Jeannin dessinait des ronds en égouttant le parapluie :

— En v’là une nouveauté ! railla-t-il. Cela revient à dire que — pour n’importe quelle production d’art — une partie de l’œuvre est tirée du patrimoine collectif des connaissances anciennes et modernes ; cette partie d’esprit est imitable et contestable. L’autre partie est due au limon animé de l’auteur, à la substance humaine qui se soulève, souffre, palpite, éclôt ; cette partie de terre ne vieillit pas, ne se réfute pas, c’est le tempérament éternel et unique, c’est la nature…

— Mais oui ! il y a belle lurette que nous sommes d’accord là-dessus avec Griffon, seulement j’ai aimé sa formule…

— Eh bien, alors, ma vieille, cherchons des émotions ; voilà pourquoi il faut monter. J’userai de mon titre de journaliste ; au besoin, j’ai des cartes.

Un homme et une femme se précipitèrent au coup de sonnette. La femme avait l’air d’une concierge renfrognée. L’homme grand, vêtu de noir, grisonnant, portait ses cheveux très longs, « à l’artiste » ; il était complètement rasé : un profil grec tel que les stigmates de crapulerie alcoolique y siégeaient presque avec superbe.

Le local carrelé paraissait vieux, immense et désolé ; on entrait de plain-pied dans une sorte de salle d’attente munie de deux banquettes et l’on avait devant soi un bureau vitré, formé d’une cloison à mi-hauteur du plafond. Il était trois heures, la pluie tombait depuis le matin ; l’absence de toute trace humide indiquait que personne ne s’était encore présenté.

— Des journalistes ! Dans ce cas, messieurs, veuillez passer au salon, car nous avons aussi un salon, dit le placeur avec emphase.

Il introduisit Ferdinand et Jeannin dans une salle à manger des plus communes et, cérémonieusement, leur indiqua des sièges, en face d’une table ronde couverte d’une toile cirée marron. Il s’assit lui-même près de la cheminée, adressa un signe poli, de la tête, aux deux visiteurs, et répéta le signe dans la glace, rapidement. Il empêcha Ferdinand de prendre la parole.

— Messieurs, vous venez au sujet de cette abominable iniquité ; on supprime les bureaux de placement, alors que l’insuffisance d’ouvrage est le véritable mal.

Jeannin, roublard, s’écria :

— Vous avez parfaitement raison : des gens sont dans le besoin, on tape sur ceux d’à côté ; c’est une diversion habile, mais qui ne résoud rien… La question qui nous amène est un peu différente ; on nous a parlé de vous comme d’un homme extraordinairement documenté ; mon confrère écrit un roman dont l’héroïne est une bonne, — où, bien entendu, le bureau de placement gardera une importance légitime…

Jeannin esquissa une révérence :

— Mais nous voudrions tenir de vous quelque drame particulier à la profession, quelque chose comme un fait-divers : « Un jour une bonne arrive, etc. » Vous saisissez ?

Le placeur se regarda dans la glace avec considération :

— Quant à ça, messieurs, j’ai vu le monde de bas en haut ; j’ai été acteur.

Il caressa son menton rasé :

— J’ai aussi été garçon de café, mais ça ne signifie rien. Messieurs, j’ai dirigé le premier « bureau » de Paris : rue d’Amsterdam, quartier de l’Europe ; représentez-vous : à droite, dans un salon richement décoré, l’aristocratie, les gens les plus huppés venant m’apporter leur confiance ; à gauche, le bazar : choisissez, toute cette rangée à cinquante francs par mois, toute celle-là à soixante.

Il éclata de rire et se croisa les bras.

Sa femme entra silencieusement, ferma un placard derrière les visiteurs et retira la clé.

— Dis donc, fit-il d’un ton gouailleur, mais désagréable, presque agressif, je vais raconter la Marguerite.

La femme haussa les épaules et prit la porte.

Il prolongea son rire en secousses de toux racleuses :

— Je vous demande un instant, messieurs, pour chercher un mouchoir.

Derrière lui, sa femme reparut vite, se pencha et souffla :

— Excusez-le, messieurs, nous avons une fille qui s’appelle Marguerite et qui nous a quittés ; ça l’a beaucoup affecté.

Elle se sauva. Le placeur revint, non avec un mouchoir, mais avec une serviette tachée de café, de vin ; il guigna le placard, à l’endroit de la clé.

— Messieurs, je vous offrirais bien quelque liqueur, mais ma femme est sortie et justement on a fini le reste à déjeuner.

Il frappa sur la table pour appeler.

— Oui, elle est sortie ; ou du moins, elle fait semblant de ne pas entendre, ce qui est exactement la même chose.

Ferdinand et Jeannin, assis comme des gens en visite, le chapeau tenu d’une main sur les genoux, gesticulaient de l’autre main, en se défendant de rien vouloir accepter.

Le placeur s’envoya un violent sourire, dans la glace, releva ses cheveux d’un côté, toussa :

— Un fait-divers ? Mais certainement… Vous n’avez pas de filles, messieurs ?… Je suis très aise d’avoir affaire à des journalistes, car nous nous retrouverons ; je vais de nouveau me consacrer au théâtre, puisqu’on me persécute… Nous disions donc : Où est la Marguerite ? Oh ! gai son chevalier…

Il se tenait mal, les mains à plat sur les cuisses. Les deux visiteurs lui en imposaient beaucoup ; mais, d’autre part, il désirait vivement s’attirer leur curiosité ; une antipathie très nette pointait aussi dans son regard.

— C’était une petite bonne, dans les dix-huit ans, très fraîche, mais pas très forte.

S’adossant à la cheminée, il parut faire une citation d’un ancien rôle :

— Pas de poitrine ; qu’est-ce que ça fait, du moment qu’on a un cœur ? Elle était sans place et habitait provisoirement en garni, au sixième, sous le toit…

Il déclama :

— … où les fumées qui montent lentement au loin sont comme des arbres qu’on verrait pousser. Marguerite s’éveilla au petit jour ; elle se leva ; rien de changé dans la chambre : sa malle près de la fenêtre et ses excellents certificats sur la cheminée. Et la voilà partie à la recherche d’une place.

Le narrateur surveillait l’effet de sa tirade. Jeannin et Ferdinand, par un léger hochement de tête, montraient qu’ils étaient prodigieusement intéressés. Mais Jeannin ayant cillé vers le mur tout nu de la salle à manger, le placeur jeta un coup d’œil dans la même direction, fronça les sourcils, et dit brusquement :

— Là, où le papier est moins abîmé, il y avait un buffet.

Puis il continua :

— Alors, dans la rue, la Marguerite ne passa pas inaperçue : des messieurs, des gouapeurs, des argousins, la frôlaient, chacun selon ses projets. Elle s’étonnait avec une indulgence intérieure : « Vous ne savez donc pas que tout me protège ? la loi, la famille, la société, jusqu’au Ciel même, dit-on, et au bureau de placement ! »

Le narrateur, ironique, prit le temps de faire jouer dans la glace son nez long et droit.

— « Vous ne savez donc pas ? Je suis une servante, une travailleuse utile et puis, je suis la Jeune Fille ; demain, je serai la Femme, je serai la Mère. » Elle alla d’un quartier à l’autre, selon l’usage : de Passy à Vincennes, refusée ici comme trop sémillante, là comme trop indolente. Alors, fatiguée, c’était avec des larmes qu’elle évitait les insolents : « Vous ne savez donc pas ? Je suis votre petite sœur ! »

Le narrateur tortilla son cou, pour le sortir le plus possible du col de chemise.

— « Messieurs les proclamateurs de la fraternité universelle, voyez, j’ai à peine de corps, mais je fournis ma part tout de même, douze à quinze heures courbée sur l’ouvrage, et, soit dit sans vous offenser, mes frères, c’est dur. »

Le visage de Ferdinand ayant tiqué, le narrateur parodia ce signe en une grimace moqueuse.

— La Marguerite rentra bredouille ; une camarade l’appela sur le carré : « Prenez garde aux trois garçons de café du cinquième, ils veulent vous « avoir ». Et dame ! dans ces sales hôtels, on a beau crier… ces mauvais gars disent qu’il ne faut pas faire sa Sophie ; si vous ne voulez pas choisir un cavalier, on vous prend de force. Ils sont trois, méfiez-vous, ça ne les gêne pas de fracturer une porte. » La Marguerite réfléchit ; plusieurs locataires, en effet, sont des grossiers qui l’interpellent dans l’escalier, qui ont déjà osé la saisir par le bras… Elle sort de nouveau avec un paquet de vêtements et revient avec un paquet d’autre chose… Ça ne rate pas ; le soir, les trois gaillards montent à la chambre et enfoncent la porte. Mais aussitôt, ils poussent des exclamations furibondes : ils sont volés ; la Marguerite est là, étendue, toute blanche, morte dans son lit. Les hommes s’avancent, ils relèvent le drap et malgré les mains de la morte croisées en prière, ils vont se venger par quelque plaisanterie, quand brusquement, leur geste s’arrête : près du lit est une table…

Le narrateur parut éprouver une joie immense ; il exhiba deux rangées complètes de dents jaunes et longues, impressionnantes ; ses yeux rapetissés, malveillants, allaient d’un auditeur à l’autre :

— Eh ! oui, leur geste reste en chemin ; les hommes ne sont pas complètement mauvais ; il y a toujours chez eux une fibre à toucher ; les uns croient en Dieu, les uns ont lu des morales, les autres aiment leur mère ; tous sont susceptibles de scrupule… Près du lit est une table… Il faut savoir les prendre ; une image, un rien calme leur méchanceté… « C’est tout de même une bonne fille, elle a pensé à nous : laissons-la, disent les hommes. » Sur la table, il y a trois petites tasses de poupée et une fiole d’eau-de-vie…

Le narrateur se pencha et attendit, avec le glouglou d’un rire, plus ignoble d’être dosé, assourdi. Comme les visiteurs gardaient l’attitude de spectateurs charmés, déférents, il reprit sur un ton provocant :

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Je peux bien vous le dire, j’étais un des trois garçons de café.

Il esquissa le geste gracieux de l’équilibriste qui a terminé un tour :

— Et j’ai fourré dans ma poche une lettre sans adresse où était racontée la cantate aux passants… C’est bien simple : ils ont bu, ces hommes, et comme, avant de quitter la chambre, ils avaient remis le drap sur les petites mains jointes, ils sont descendus bravement en faisant résonner leurs talons.

Le placeur se tut, arrogant. Il fut sur le point de se contempler dans la glace, mais il y renonça ; le cou raide, il se mit à coups de doigt brusques, à suivre le contour d’un losange sur la toile cirée de la table.

— Très intéressant… remercia Jeannin.

— Certainement, je tirerai parti… dit Ferdinand.

Soudain, le placeur prit le visage peureux d’un enfant que l’on va laisser seul :

— Vous partez ?

Il se leva effaré, suppliant :

— Écoutez, réflexion faite, elle ne s’appelait pas Marguerite. Rendez-moi le service de l’appeler autrement… Je crois que son nom était Jeanne… Marguerite c’est une autre…

Un tremblement misérable agitait sa main, qu’il tendit de loin, aux visiteurs, sur le palier.


Ferdinand ne cédait jamais bien longtemps à Jeannin.

Il ne se fourvoya pas jusqu’à négliger l’œuvre sous le prétexte de se documenter, ou de s’assurer un éditeur par des relations influentes. Pourtant, de ce que les fondations de son roman étaient posées, il sentit nécessaire de fréquenter régulièrement le cénacle Vaclin, où il était peu connu jusqu’alors. Cela devint un devoir, une superstition ; il aurait cru se faire tort en manquant une réunion.

Léonard Vaclin, poète chevelu, ressemblant au portrait vulgarisé d’Alphonse Daudet, recevait la « jeune littérature », le jeudi soir, à partir de neuf heures. Quelques habitués se donnaient le genre d’arriver passé minuit ; ils étaient censés « sortir du journal »… Madame Vaclin, Arlésienne sculpturale, coiffée en muse, versait du thé jusque vers une heure du matin, puis disparaissait.

La salle de réunion, figurant l’intérieur d’une librairie, était vaste à contenir trente personnes et « faisait parfois le maximum ». On y fumait vigoureusement, et l’on discutait par groupes, assis et debout.

Un soir, Ferdinand trouva là Jeannin, Chaupillard, un ex-collègue au nom insaisissable qui avait quitté le chemin de fer pour les postes, et le beau Ribérol, critique d’art. Ce dernier recherchait assidument Ferdinand, depuis quelque temps, à cause de madame Griffon et de madame de Mireille, rencontrées chez le peintre Morlane, et dont il désirait déterminer les points d’accès.

Chaupillard était furieux, d’un degré en plus, contre la bêtise humaine, depuis le dîner littéraire des Griffon : la réalisation du fameux roman devenait moins problématique. En outre, les mines cachottières des enfants Prestal dénonçaient des projets inconnus qui le contrariaient, par intuition.

Aussi, avant l’arrivée de Ferdinand, avait-il démoli, au hasard de l’inspiration :

— Vous savez, avait-il dit à Jeannin et à Ribérol, c’est mauvais le sujet choisi par Prestal, mauvais à ne pas continuer ; s’il espère, avec ça, trouver grâce devant un public de canailles et d’idiots qui ne tient compte de rien !…

— Mais, pourtant, je croyais qu’il observait la réalité…

— Justement ! Il a dégoté une façon de se tromper originale, et d’autant plus désastreuse. Figurez-vous que, pour faire du naturalisme, il copie une personne vivante ; seulement, cette mâtine, quand il la regarde, joue la comédie ! de sorte que le personnage du roman est bien plus faux que si Prestal le demandait simplement à son imagination.

L’instinct suggérait à Chaupillard le dénigrement heureux.

— Tiens, c’est curieux ! firent Jeannin et Ribérol.

Au moment où entra Ferdinand, la conversation changée occupait tout le monde. On débinait une annonce parue le matin dans un grand journal : « Jeune fille, dans sa famille, désirerait engager correspondance littéraire et philosophique avec écrivain d’avant-garde. »

— Qui va répondre — poste restante — anonymat gardé de part et d’autre ?

Personne ne marchait. « On la connaissait depuis longtemps cette fâcheuse plaisanterie. La jeune fille de quarante-cinq ans ! La jeune dinde qui demande des conseils pour se marier. Celle qui vous sort son indéfectible admiration pour les plus insupportables pompiers de lettres ! Celle surtout qui poursuit le seul but de vous émerveiller, de vous épater, sous le fallacieux prétexte de consulter votre génie. »

Bientôt le lien général se rompit, et le bavardage se reforma par petits tas :

— Tout à l’heure, nous parlions de votre roman, dit Chaupillard. Mon cher Prestal, vous voyez mal votre fameuse Catherine ; ce que vous prenez pour de l’héroïsme maternel, c’est tout bêtement de l’hystérie. Réfléchissez : elle a vingt ans, elle est femme excellemment, les preuves existent… Or, il semble bien que, depuis sa mésaventure, elle est chaste ? Très joli, ça, mais, comptez les mois, ça ne peut pas durer… Elle brame après son enfant, pour échapper à un autre tourment que nous situons sans difficulté ; et, un de ces jours, vous serez tout étonné de ne plus reconnaître le précieux modèle sur lequel vous avez le tort de fonder toute une œuvre…

Ferdinand se mit à rire ; il reconnaissait bien là son Chaupillard. Cependant, — pris au dépourvu et très sensible à toute espèce de critique, en raison même de son fanatisme artistique, — il défendit mal Catherine.

Alors, Jeannin, Ribérol et le collègue au nom insaisissable, auteur dramatique, crurent bon d’appuyer Chaupillard. Ils comprenaient, d’après son discours, que Ferdinand avait rêvé malencontreusement d’édifier un roman avec cette Catherine pour modèle « à consulter tous les jours », et qu’il s’était engagé dans une mauvaise affaire littéraire compliquée d’une charge embarrassante ; les gens comme Catherine étant disposés à se cramponner à vous indéfiniment, sous prétexte qu’ils ont bien voulu se placer devant votre objectif.

— Il faut vous tirer de là, disait Jeannin sérieusement.

— Je vous donnerai un sujet de roman bien meilleur, promettait Ribérol.

— Le plus urgent, c’est de colloquer votre Catherine en d’autres mains protectrices, affirmait l’auteur dramatique, car vous ne savez pas où vous allez.

On ne laissait plus Ferdinand s’expliquer.

— J’ai une idée, énonça Ribérol. Écrivez donc à la jeune fille en mal de controverse littéraire ; elle est certainement imbue de féminisme, d’humanitarisme, prête à quelque grande croisade… En quelques lettres, vous lui camperez votre Catherine sur les bras, puis vous ferez le mort pour l’une et l’autre.

Jeannin lança un geste oratoire. La maîtresse de la maison arrivait derrière sa chaise, un plateau à la main ; elle s’arrêta, de connivence avec les auditeurs.

— Sans compter, mon ami, proclama-t-il, que vous pouvez tomber sur une rareté. Il y a quelques années, j’ai rencontré, comme cela, par la poste, une jeune fille de mentalité vierge, étroitement fermée au monde des idées. Elle a résisté, puis j’ai régné. Au bout d’un certain temps de rapports épistolaires, une conception « à nous » de l’univers, lui est venue… Et j’ai eu l’exacte conscience de l’avoir engrossée moralement !

La maîtresse de maison, très belle, tenait son thé fumant près de Jeannin et souriait, énigmatique.

Les quatre auditeurs assis luisaient de l’œil.

Jeannin, animé d’une malice faunesque, insista :

— Il y a eu innocence perdue par mon intervention masculine, et j’ai laissé un moule par où les idées de quiconque ont dû passer ensuite ! Le mari a pu s’inscrire ultérieurement, ce n’est pas lui qui a mis les premières idées mâles dans cette intelligence ; une possession féconde et persistante l’avait précédé, lui !

Jeannin perçut un petit bruit de porcelaine, se tourna et bâilla devant madame Vaclin. Chacun éclata de rire.

— Spécialisez-vous dans ce genre de prouesse, conseilla la dame, très déesse, cela ne vous mènera pas à la paralysie générale. Et… tout de même, prenez-vous ?

Jeannin reçut gauchement la tasse et la minuscule serviette à thé. Des plaisanteries fusèrent.

— « Tout de même », est raide !

On oublia Catherine, à la grande satisfaction de Ferdinand.

Mais il ne fut pas quitte à si bon compte. Chaupillard prétendit le reconduire, — tout le boulevard Saint-Germain, de Cluny à la Concorde, — malgré ses protestations :

— Enfin, vous êtes indiscret : savez-vous si je voulais rentrer directement ?

Chaupillard, en pareil cas, recevait « à la blague » les plus catégoriques rebuffades et ne lâchait pas.

— Je tiens à examiner encore votre projet de roman, qu’il vaudrait mieux abandonner.

— Non ! vous perdez votre temps.

— Alors, je vous rendrai service d’une autre façon : vous êtes insuffisamment renseigné sur la nommée Catherine ; je me charge d’une enquête…

Pour le coup, Ferdinand fut effrayé et irrité à l’extrême. Chaupillard avait la manie des enquêtes inopportunes ; les procédés de complication administrative le tentaient constamment quoiqu’il exerçât la profession libérale d’écrivain entretenu par ses parents. (Des commerçants en grains, — ceux-ci — dont il vitupérait à l’occasion et la personne et le métier.)

Chaupillard était capable de sacrifices considérables, du moment qu’il s’agissait d’empêcher un ami d’affronter le jugement de la foule stupide. L’auteur dramatique au nom insaisissable devait, à ses démarches obstinées, d’avoir quitté le Chemin de fer où il trouvait le loisir de combiner des pièces, pour l’Administration des Postes un peu mieux payante, mais si exigeante qu’il ne pouvait plus songer au théâtre.

Ferdinand s’arrêta brusquement devant le Ministère de la guerre :

— Quant à ça, je vous défends bien de vous immiscer dans la vie de Catherine, cria-t-il avec un mouvement de côté, comme pour héler le factionnaire.

— Écoutez donc, il faut l’envoyer à l’étranger, elle amassera de l’argent.

— Vous êtes fou. Je vous dis qu’elle ne me gêne aucunement ; bien au contraire nous exigeons, ma femme et moi, d’assumer certaines responsabilités.

— Le mieux, ce serait de marier cette malheureuse hystérique, si vous lui portez tant d’intérêt. Mais, attention ! voilà un personnage qui manque à votre roman, mon petit… le premier séducteur de Catherine !

Le long du boulevard désert, Ferdinand marchait vite et lançait des exclamations : « Zut ! tâchez de nous ficher la paix ! » Mais il quitta Chaupillard, sans avoir obtenu son désistement.


Il ne dit rien à Marthe ni à Griffon, selon un formel parti pris de ne pas admettre les préoccupations anti-littéraires.

Mais, à cause de son tempérament scrupuleux, il fournit un travail moins sûr ; les dires de Chaupillard contenaient peut-être une parcelle de vérité ; la personnalité apparente de Catherine pouvait être dédoublée, ou transitoire ?

Et surtout, il eut beau vouloir « penser à autre chose », une inquiétude lancinante lui resta : il avait trop parlé de Catherine. Chaupillard allait inévitablement ourdir quelque malheur.

Une première réussite paya les efforts de Chaupillard ; Ferdinand, soustrait à l’accaparement heureux de l’œuvre, baissa momentanément de cœur et d’esprit, comme un homme dont on a gâté l’idéal, et il se trouva moins résistant aux pièges de la vie.

Un après-midi, au bureau, il écrivit en secret à « la jeune fille dans sa famille », non pour la chance de l’intéresser à Catherine, mais par une impulsion malsaine, indéterminée, avec la conscience qu’il ferait mieux de s’abstenir.

Et il analysait ses récents écarts de volonté. Il se rappelait certaines boutades prophétiques de Jeannin :

— Très dangereuse la crise « des premiers chapitres faits » ; beaucoup d’aspirants cèdent à une sorte d’ivresse, perdent la tête, se trompent de but…

Ou encore :

— La première ébauche d’un roman, c’est comme un enfant vers les sept ans : ça vous tourmente, c’est délicat et, parfois, ça ne grandit pas.

Cet animal de Jeannin s’y connaissait fichtrement ! On passe par une sacrée effervescence, on voit l’œuvre finie par avance, on la possède… puis, c’est la fatigue triste, l’incertitude ; il semble que la puissance créatrice toute usée ne reviendra plus.

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