Les Obsédés
XI
Le premier dimanche de mai, les Griffon devaient déjeuner rue Saussure, en même temps que des amis personnels de Ferdinand : Jeannin qui avait enfin accepté d’être présenté à Marthe, Gambinet, un ancien condisciple, et deux collègues adonnés à la poésie.
Le samedi, Griffon ne vint pas au bureau et fit savoir, chez Prestal, que, par une circonstance fortuite, lui et sa femme ne pourraient assister au déjeuner du lendemain.
— C’était bien la peine de tant te démancher ! dit Ferdinand à Marthe, le soir en rentrant, nous ne serons que huit en tout, et pas de femme pour constater si le ménage est soigné ou non.
Marthe s’agaça.
— Encore une fois, tu as tort de croire que les hommes ne s’aperçoivent pas de la mauvaise tenue d’une maison.
Elle se tracassait une semaine d’avance ; alors Ferdinand, oublieux de ce détail que la réception « venait de son côté », et qu’il y avait du dévouement à la littérature dans l’agitation de sa femme, tâchait de participer le moins possible aux préparatifs et grondait en toute injustice.
Régulièrement, il montait une scie à Marthe :
— Écoute : une fois, une seule, n’entreprends rien d’inaccoutumé dans la semaine ; seulement, le dimanche, confectionne de gros plats et mets des assiettes de supplément sur la table. Essaie ça, pour voir ce qui arrivera… sans doute, ce sera épouvantable ; mais, quelle que soit la catastrophe, on s’en tirera, à la longue… je te promets d’avoir du courage.
Ce soir-là, devant le visage fatigué de Marthe, il tourna la conversation à la plaisanterie, pendant le dîner :
— Ah ! les voilà bien les grandes joies de la vie : recevoir ses amis ! sans contredit, c’est la meilleure satisfaction que les civilisés aient inventée !… Tu es éreintée ; depuis huit jours tu ne dors pas, moi je rage de n’avoir plus un coin de table débarrassé pour écrire ; une inimitié sourde, terrible, se poursuit entre le porte-plume et le plumeau ; les enfants n’osent plus demander un mouchoir : « Il y aura du monde à déjeuner dimanche, est-ce qu’on se mouche comme en temps ordinaire ? » Demain nous vivrons dans les transes : « Pourvu que rien ne cloche ! » Nous répondrons aux invités sans les entendre, nous leur sourirons sans les voir… dès le matin, et tout le temps de la réception, nous aspirerons à ce que l’épreuve soit terminée… ensuite, il ne nous restera aucun souvenir de vraie jouissance.
Marthe réunissait les assiettes et se déridait bonnement :
— Nous devrions inviter nos amis chez le restaurateur.
— Certainement ! déclara Ferdinand, qui se leva pour prendre une bouteille et posa un baiser sur la joue de Marthe. Voyons, ne te dérange pas, les enfants vont enlever la vaisselle… joue avec les miettes, fais-les rouler sous tes doigts… bois un peu de vin pur. Laisse-moi rire un brin : avoue que la vie des gens moyens est pleine de tracas volontaires et inévitables ; ils sont moyens, ils ne peuvent être ni chics, ni canailles ; alors ils sont surtout très embêtés. On veut faire cette chose du monde riche : recevoir ; on la fait au prix des pires abaissements.
Marthe hocha la tête :
— Puisqu’il en est ainsi, tu serais bien gentil de moudre le café pour demain ; il faut emplir le moulin deux fois. Si on laisse trop d’ouvrage à la femme de ménage, elle n’y arrivera pas.
— Oui, s’empressa Ferdinand, je le moudrai, mais reste assise… Et les enfants astiqueront le tour du poêle ; si j’osais, je leur confierais la suspension… Car le cuivre est un métal qui, par fonction naturelle, assume en partie notre amour-propre.
La souriante patience de Marthe permettait de continuer :
— Il s’agirait de dire aux amis : « Je vous reçois pour notre plaisir réciproque, j’ai donc tâché simplement d’être dispos d’esprit et généreux de table ; quant au décor plus ou moins symétrique et soigné, vous êtes prié de fermer les yeux. » Ah ! bien oui ! Toutes les misères, le surmenage, la maladie, la brouille conjugale, la disgrâce des invités même, toutes les peines, plutôt qu’une négligence d’époussetage !
Jeannin arriva le premier pour le déjeuner du dimanche.
— Enfin ! dit Marthe, je suis heureuse de vous connaître !
Avec une aimable taquinerie, elle ajouta :
— Griffon prétend que vous aidez beaucoup mon mari à se documenter ; je vous dois donc de la gratitude.
— Madame, décréta Jeannin les bras ouverts, je suis votre meilleur allié ! Ce n’est pas grâce à Griffon, votre zélé panégyriste, c’est grâce à moi que Ferdinand rendra toujours un hommage plus éclairé à vos vertus.
— Ma foi, concéda Marthe en riant, j’ai peut-être remarqué une certaine disposition à la flatterie chez mon mari, après vos entretiens.
— Naturellement, madame ! la fréquentation de célibataires désemparés rend un époux plus gourmet du bien-être domestique… Ah ! voici Gambinet, surnommé le refroidisseur de réunions.
Glabre à trente ans, comme certains paysans normands, inélégant, exclu du caprice féminin, Gambinet était un homme de bibliothèque, scientiste, systématique et anti-littéraire au plus haut degré. Mais Ferdinand le recherchait, par l’attirance invincible du supérieur, malgré sa parole délétère.
Quand il eut été présenté aux deux collègues adonnés à la poésie, Ferdinand plaisanta :
— Pour nous, cuisiniers littéraires, Gambinet figure, en quelque sorte, l’entre-mec glacé…
— L’esprit administratif à son apogée ! admira Jeannin, prosterné devant Ferdinand.
— Je ne suis pas ennemi de toute littérature, protesta Gambinet, le bras tendu vers les rayons de livres du salon ; tenez, je goûte assez Maupassant… par moments.
— Par moments ! cria Ferdinand, fourrant ses mains au fond de ses poches, je ne le laisserai pas échapper ! Lorsque Gambinet consent à feuilleter des romans, c’est qu’il est saturé d’abstraction, la nature se révolte en lui : alors il goûte la sensualité de Maupassant.
Gambinet rougit légèrement :
— Que voulez-vous ? dans le roman, la sociologie m’horripile.
— Oui ! appuya Jeannin, mais parce que vous en avez une indigestion au préalable.
On se mit à table et Jeannin démontra victorieusement, — surtout parce qu’il criait le plus fort, — que, dans le sens critique, une part ressemblait au sens gustatif :
— « Je n’aime pas les olives » est une opinion gustative attachée à l’individu ; « je n’aime pas le roman social » est une opinion critique, sans plus de portée ; il ne s’ensuit pas qu’en fait les olives et le roman social ne vaillent rien.
Malgré la discussion, il sembla vraiment que Gambinet refroidissait les convives. On en vint, par manquer d’entrain, à se préoccuper longuement de ce qu’il pleuvait.
— Les rues anciennes des Batignolles ont une vieille pluie grise, affirma Ferdinand ; de même que les larmes des gens âgés ne sont pas cristallines comme celles des enfants.
A la vérité, un ensemble de circonstances assombrissait Ferdinand et Marthe. L’absence des Griffon donnait à penser que « le roman » prenait mauvaise tournure chez eux. On ne savait pas ce que fricotait Chaupillard, invisible depuis plusieurs jours. Catherine Bise, après quelques ennuis chez ses patrons, n’avait pas écrit la lettre rassurante attendue, et Marthe n’avait pas pu aller aux nouvelles, un changement de directrice à l’ouvroir l’obligeant à une pénible présence supplémentaire.
Enfin, ce dimanche, voilà qu’Albert pâlot et grognon ne voulait pas manger.
Comme il était très gourmand de fruits, Ferdinand accrocha à la suspension une grosse pomme cueillie avec le bout de la branche :
— Pour toi, tout à l’heure.
Ferdinand promit encore :
— Si tu finis ton œuf, je ferai le camelot avec la pomme, tu sais comme c’est amusant ?
Pour plus de tentation, il enfonça son cou dans ses épaules et, avec son front haut, ses yeux à double fond, son nez large, présenta cette physionomie qui « ferait voir Paris » sur n’importe quel point du globe, et il déclencha cette voix inimitable, propre à l’acoustique du faubourg.
— Un sou la pomme ! allons : la queue ! la pelure ! la chair !… trente-six pépins, pour un sou !
Mais Albert ne finit pas son œuf.
Dans le courant de la conversation restée assez morne, Ferdinand avoua sincèrement :
— Depuis quelque temps, nous n’avons pas de chance… j’ai peur de ne jamais terminer mon roman.
Les faits vinrent cruellement justifier cette crainte.
D’abord, Albert eut la fièvre scarlatine.
Comme par hasard, Chaupillard réapparut aussitôt, pour promener, dans toutes les pièces de l’appartement, de péremptoires découragements :
— Le roman est à la merci du milieu, si vigoureuse que soit l’individualité de l’écrivain. Il ne suffit pas de vouloir et d’être capable, il faut que les circonstances quotidiennes consentent à l’œuvre. Il ne suffit pas que l’écrivain se porte bien, il faut que sa famille garde la santé.
En effet, l’enfant souffrait dans son lit, Ferdinand pouvait-il continuer à connaître la souffrance de simples « personnages », fussent-ils vivants dans sa propre chair ?
Avec ses grands yeux fiévreux, l’enfant prenait toute la pensée, toute la sensibilité ; Ferdinand veillait près du lit, l’intelligence limitée aux choses de la chambre : au papier du mur, au dessin du couvre-pied.
Dans le mystère de la nuit, il tressaillait ; l’enfant avait parlé :
— On attendra que je sois guéri, pour dire la belle surprise à Catherine ?
Par une déplorable coïncidence, la nouvelle directrice demandait à Marthe un surcroît d’activité et des apparences de satisfaction pétulante. Elle disait avec raison :
— L’ouvroir, en ce qui nous concerne, doit être un endroit plaisant.
Donc, Marthe était vive et pleine d’entrain à l’ouvroir, telle la cabotine de café-concert contrainte à de folâtres gueuseries, qui profite du répit des applaudissements pour espérer le prolongement d’un cher moribond ; telle la maîtresse d’école en deuil qui chante la vie à cinquante enfants « du même âge que le sien ».
La nouvelle directrice prit à cœur également d’intéresser à l’ouvroir ses nombreuses et hautes relations. Des lots de vêtements, usagés ou neufs, furent envoyés, de quoi habiller toutes les pensionnaires.
Le profond dortoir, avec sa double rangée de couchettes empaquetées de couvertures de cheval, ressembla à un magasin de costumier. Prodige ! l’ouvroir fut gai, bourdonnant : on essayait, du matin au soir.
Des dames de la plus pure aristocratie, aussi simplement mises que des employées de commerce, se faisaient habilleuses et raccommodeuses.
Et même, une demoiselle noble affronta le lieu ! Deux vieilles personnes plongées dans l’horreur, les larmes et la prière, l’attendaient dans l’église voisine.
Visage de perfection statuaire, visage d’intelligence et de finesse, en quelque sorte fluide, mademoiselle de Firman avait toujours distancé ses amies dans les études classiques et les arts d’agrément. Dès le premier jour, à l’ouvroir, elle sut son rôle ; tout de suite, elle reconnut la physionomie modèle : ses traits prirent la plus naturelle et la plus impassible expression de simplicité.
Et l’on vit mademoiselle de Firman, à genoux, à même le parquet, aux pieds des hospitalisées, épingler et faufiler des plis d’étoffe. Elle n’eut de cesse qu’un poupon de l’ouvroir n’eût au moins fait pipi sur sa robe.
Et, comme une maritorne, tombée à l’ouvroir de quel Morvan ! et de quelle arrière-cuisine ! lui demandait :
— T’es donc couturière ?
Assise sur ses talons, grattant d’un ongle rose la fente poussiéreuse du parquet, mademoiselle de Firman regretta :
— Même pas.
Les hospitalisées, nippées proprement, avec goût, avec talent, trouvaient à se caser ; quelques-unes ne trouvèrent que trop !… Mais il y eut de ces noyées à qui nul n’aurait tendu la main, qui restèrent à flot définitivement.
Ces dames atteignirent au génie dans les changements. Une fille à faire peur, blonde fade, tout à l’heure habillée en grisaille, apparut en bleu clair, auréolée de ses cheveux avantagés, à un bout de la salle et si transformée, qu’à l’autre bout, une gamine, instantanément joignant les mains, exhala sa prière, naguère apprise pour l’autel de la Vierge.
On ne faisait pas que des miracles, on s’amusait ; on s’arrêtait au comique irrésistible des vêtements trop grands ou trop petits, des nuances non seyantes.
Les hospitalisées riaient !
C’était là une telle chance que Marthe aidait au jeu de toutes ses forces ; elle servait de mannequin pour les plus grotesques essayages. Beaucoup de malheureuses n’osaient pas rire ; elles étaient obligées de s’y reprendre à plusieurs fois, tellement il y avait longtemps que ça ne leur était arrivé.
Le service fini, Marthe courait ; les cochers avaient du mérite à ne pas l’écraser. « Comment l’enfant malade aura-t-il passé la journée ? »
Ferdinand s’affligeait :
— Tu fournis à l’ouvroir deux heures d’excédent… Parbleu, il le faut, je comprends bien… La femme de ménage avait laissé éteindre le feu, j’ai mis cuire le ragoût comme j’ai pu.
Puis, Ferdinand et Marthe assis auprès du petit lit, ne prononçaient plus que de rares paroles, ils s’entendaient profondément d’attitude, de regard : et le roman apparaissait lointain, inexistant ; la littérature devenait une entreprise inadmissible, vraiment futile et vaine. On pleurait tout bas : Albert avait le délire, il voyait le visage de Catherine dans l’angle du plafond, près de la fenêtre : « Oh ! les jolis yeux gris ! »
Un jour la directrice dit à Marthe :
— Pourquoi ne m’avoir pas renseignée plus tôt ? Je vois que vous ne tenez plus sur vos jambes, recevez donc le public à ma place, ce sera moins fatigant.
Un monsieur de l’administration se présenta, jeune, correct et si officier d’Académie ! il semblait, de ses doigts gantés, offrir des hommages plein son chapeau de haute forme.
— Madame, vous avez ici une nommée Rivalex, je suis envoyé pour vous la signaler. Hier, au Service central, elle a d’abord formulé convenablement une demande pour son enfant, puis en présence de certaines difficultés, elle a fait du bruit, elle a menacé, elle a injurié le chef de bureau lui-même !
Au milieu du vaste cabinet, le fonctionnaire reluisait dans un fauteuil. La dolente Marthe, tout effacée, répondit :
— Mon dieu, monsieur, nous donnerons à cette femme le maximum de secours ; par bonheur, nous disposons actuellement de ressources extraordinaires, des vêtements…
— Mais, madame, au contraire ! je vous dénonce son inconvenance, pour que vous usiez de sévérité.
Le fonctionnaire détailla un long réquisitoire. Au fur et à mesure, Marthe galvanisée levait de grands yeux qui évoquaient la femme et son enfant — malade, sans doute.
— Monsieur, je ne comprends pas. Notre devoir est de mesurer la douleur, le degré de désespoir, et d’agir en conséquence.
— Oui, parfaitement.
Marthe pensa dans un éclair : « Je ne me rappelle plus si j’ai donné les pilules avant de partir ». Et elle continua tout haut, raidie, très directrice :
— Eh bien, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Cette femme est venue avec le respect des pauvres pour l’administration, elle est entrée, fléchie sous l’insoulevable domination du monument de pierres de taille, intimidée par la guérite du factionnaire en bas, par les couloirs élevés et froids, par les huissiers graves comme des portes closes, par les employés redoutables ; elle est venue, toute petite, devant la formidable concentration de la force et de l’autorité. Et voilà que sa douleur a soulevé la montagne ! Voilà que son affliction maternelle a brisé cette humilité qui, depuis des générations, courbait ses pareilles ! Cette chétive a attaqué le colossal étagement de pierres de taille, vous, vos chefs, le gouvernement, l’univers !… Elle a osé, elle a pu opposer son grossier caraco à vos redingotes ! mais, monsieur, qu’est-ce qu’il vous faut donc comme manifestation de douleur, comme preuve de désespoir ?
Le monsieur au ruban violet voulut bien admettre cet excès de protection d’une directrice pour ses administrées.
Marthe le reconduisit, puis, seule, fit des pas inquiets dans le bureau. Quatre heures sonnaient ; le médecin devait être à la maison, rue Saussure. Elle ne pouvait pas soulever davantage ; elle ne pouvait pas s’en aller !
Quant à Catherine, — encore un motif pour que le roman cahotât, — on avait des inquiétudes sur son compte, et l’on ne recevait plus de nouvelles depuis deux mois. Bien entendu, Chaupillard, sans avoir abandonné certains projets, prétendait manquer aussi d’informations.
Les marchands de beurre et œufs, patrons de Catherine, se plaignaient, d’une façon générale, qu’elle fût distraite et qu’elle eût la main malheureuse ; et, un jour, voilà qu’elle cassa une glace de deux cents francs.
Griffon se trouvait cher les Prestal au moment où l’affaire fut connue. Il sauta dans une voiture, comme fait un médecin appelé par un accident grave.
Il avait déjà vu Catherine, rue Saussure, en visite ; il la vit dans son travail.
Rue de Vaugirard, dans la boutique fraîche de peinture, entre les paniers d’œufs et les rayons de marbre chargés de beurres blonds, Catherine frottait à la brosse le carrelage noir et blanc, elle sauvait ses mains du piétinement des clients qui se succédaient.
De l’extérieur, Griffon, arrêté sur le trottoir, constatait le règne puissant d’une sorte de hiérarchie utilitaire. Les patrons, Normands solides, la femme en linge blanc comme une bonne de chez Duval, le mari en blouse bleue, exerçaient une supériorité sur les acheteurs. Mais une gamine de dix ans, mal peignée, demandant deux sous de lait dans sa boîte, valait plus, socialement, que Catherine. Et les marchandises et l’agencement occupaient, sur place, plus d’importance que Catherine.
Entré, Griffon se vit lui-même, dans la glace fêlée, monsieur à vêtement noir, à traits allongés, pâle. Gêné de maintien et de parole, il ne pouvait empêcher son esprit dépaysé de se courber, de céder à la force locale.
Catherine fut envoyée dans la cour ; elle n’avait pas besoin d’entendre la conversation.
Et, quand le crémier eut palpé les deux cents francs de la glace, il parla posément, les mains sur le ventre, avec la condescendance permise envers un homme de bureau qui, évidemment, n’est pas à la hauteur de la vie pratique.
— C’est pas une mauvaise fille ; pour ce qui est de travailler, elle travaille et nous ne demandons qu’à la garder. Mais, enfin, elle a quelque chose de pas naturel… Tenez, il y a le petit du marchand de vins, Émile, un enfant joli, pourtant, et bien habillé, bien portant, deux ans et demi, — je ne dirai pas qu’elle lui fait des misères, elle l’embrasse même trop fort, mais, le plus souvent, elle se sauve quand elle l’aperçoit ou qu’elle l’entend appeler. Pourtant, Émile, c’est pas nouveau ce nom-là ! Il y a des mots comme ça qui lui font laisser tomber les tasses par terre. Et puis, elle a son demi-jour de sortie tous les mois ; eh bien, une heure avant qu’elle sorte, une heure après qu’elle est revenue, vous pouvez lui parler, elle ne comprend rien : ah ! vous pouvez ! Ses yeux peureux qu’elle a, elle cherche à les fourrer sous terre, qu’on dirait ; et puis sa bouche remue, vous écoutez… rien. Vous vous fâchez : « Parlez, Catherine, saperlotte ! — Je respire, qu’elle dit. » Elle se décide à vous montrer ses yeux, vides comme de l’eau. Nous avons eu une chatte, Friquette, qui a été empoisonnée par des voisins ; avant de crever, elle a été une matinée comme ça, à dodeliner de la tête, à essayer de miauler, sans pouvoir. A preuve que ma femme dit chaque fois : « Bon ! v’là Catherine qui fait Friquette ! »
— Elle se porte bien ? demanda Griffon.
— Euh ! euh !… Elle ne se plaint pas, mais elle est si maigre ! C’est pas du monde qui vit bien vieux.
Griffon se trompa d’omnibus : Vaugirard-Louvre, pour Vaugirard-gare Saint-Lazare. Il revint chez les Prestal :
— Voilà mes renseignements.
Un silence méditatif s’imposa comme si, de part et d’autre, on plaçait la documentation dans le découlement d’un roman, et comme si l’on cherchait à améliorer l’avenir.
Une lettre arriva le lendemain, contenant les remerciements de Catherine à l’adresse de Griffon. Ensuite, lorsque les semaines passèrent sans nouvelles, Ferdinand et Griffon parlèrent à peine de Catherine ; et elle était immensément présente dans leur pensée.
Aux premiers jours de l’été, Albert fut hors de danger : Marthe donna moins de temps supplémentaire à l’ouvroir. Mais la famille vécut encore dans un état intermédiaire, avant de retrouver son équilibre normal.
Ferdinand écrivit à Jeannin :
« Mon vieux, je n’ai toujours rien fichu, ces temps-ci. Vous connaissez ce marasme : l’œuvre ne vous exige pas ; l’œuvre a cessé d’être la chose la plus intéressante de l’univers. Un mauvais ferment vous rend l’assiduité insupportable. On n’est disposé ni à lire, ni à écrire ; ça ne contient pas assez d’inconnu, d’aléa. On ne se trouve bien nulle part. A l’âge de puberté, pareillement, l’affection familiale et la possession d’objets personnels précieux, tout à coup, ne suffisent plus ; la débauche ne tente pas, on ne sait quoi vouloir ; on soupire sans divinité… C’est vrai, ce que vous m’avez raconté : l’artiste est amené, dans ses rôderies, à chercher sa guérison dans le fouillis hasardeux des marchands de bric-à-brac, il achète d’inutiles vieilleries… Mais hier, après m’avoir embrassé, les enfants se sont livrés à un tintamarre qui a allégé l’atmosphère, qui a reposé, rajeuni, le visage de ma femme. Le soir, ils ont crié triomphalement : « Ah ! ah ! voilà papa qui coupe du papier ! » Puis ils ont entonné un chant de leur invention :
» Or, ce matin, en allant au bureau, j’ai retrouvé ma pensée littéraire, j’ai eu ces terribles coups de menton que vous connaissez ; au coin du boulevard des Batignolles, j’ai fait arrêter un omnibus, sans le vouloir. Et maintenant, gare au papier qui va me tomber sous la main : je ne le vois pas blanc ! »