Les Obsédés
X
Le peintre Morlane, en lutte, lui aussi, avec la difficulté économique, habitait une singulière cage.
L’ancien Paris avait laissé, rue Girardon, une maison de deux étages ayant pour entrée une porte charretière, surmontée d’un panneau presque effacé : Vacherie de Montmartre. Au fond de la cour, était un grenier à fourrage vitré, face à la muraille nue : cet appentis de bois, coupé en deux par une cloison, constituait l’atelier et le domicile de Morlane.
Agé de trente-cinq ans, tête slave, blond filasse, nez large, grands yeux enfantins, Morlane occupait, en outre, été comme hiver, un costume de velours gris-de-fer, dans lequel, avec sa moustache haute, sa membrure forte et son aspect débonnaire, il faisait penser à un mousquetaire et à un charpentier.
C’était l’avant-veille du terme, un lundi, le marchand de tableaux devait venir avec de l’argent.
Morlane terminait une peinture de grande dimension : une femme nue, robuste, belle d’une beauté de peuple, enfourchant à cru un cheval roux. Tournée sur la droite, de façon à montrer sa poitrine et son visage, elle brandissait une lyre d’un geste triomphal, superbement sûr d’atteindre le ciel ; ses cheveux d’or crépelés volaient, se mêlaient sous le bras levé au fauve de l’aisselle ; la crinière du cheval roux enflammait sa cuisse. Ses yeux droits assaillant l’immensité, sa bouche prodigieusement déchaînée, lançaient un appel d’émulation aux libres fureurs de l’Art. Ses reins tant se cambraient et tant son ventre crépitait en avant, que le cheval cabré, les naseaux en éruption, bondissait comme sous une brûlure. Telle était la vibration du tableau que les seins aigus et blancs de la femme semblaient naître indéfiniment des battements de ses flancs qui montaient, floconnaient et créaient l’éblouissant éther lui-même.
Trois heures sonnèrent à un réveil accroché entre deux masques de plâtre.
— Repos ! cria Morlane.
Une camarade était là, qui posait toute nue, par gratuite complaisance. Elle respirait la famine et la dégénérescence : une poitrine étroite, à peine pochée, des bras en pattes d’araignée et ce désossement qui exhibe les clavicules, les palettes des omoplates, les crosses des hanches. Roussâtre, une chevelure indigente genre caniche, une figure trop chiffonnée, comme d’un enfant grimacier qui s’amuserait à rapetisser les yeux, à ratatiner les joues, elle paraissait étonnée et désarmée d’être, à vingt ans, si laide et si misérable.
Morlane alla chercher, derrière la cloison, du pain, du fromage, un couteau, et plaça le tout au milieu d’un banc de bois.
Ils s’assirent bout à bout et se mirent à manger, en lorgnant le tableau sur le chevalet. La clarté d’avril tombait toute pure, en masse ; aucun mouvement dans la cour où le mur tendait un silence gris.
La pose recommença.
A cheval sur une planche supportée par de hauts tabourets, la disgraciée serrait le bois avec ses genoux, éperonnait le vide, et, faute de lyre, brandissait une cuiller à pot en fer émaillé.
Morlane se recueillit un moment, la palette en main : un fluide travaillait dans l’air, dirigeait sur la femme peinte les atomes émanant de tous les objets présents, des esquisses, des plâtres suspendus, attentifs.
Soudain, Morlane se décida : les touches du pinceau coururent. Et voilà que la disgraciée, raidie vers le chevalet, sentit les coups d’yeux ivres prendre sa féminité et la faire passer, vaporeuse, dans l’œuvre.
Quand arriva le tortillement de la fatigue, Morlane devint fébrile comme si l’accentuation de la laideur rendait plus saisissable la magnificence dont il sublimisait son héroïne :
— Ne t’inquiète pas, souffla-t-il, ça fait un effet épatant, ton tremblement… ça détaille, ça fait chanter la lumière… là, là… je te pénètre…
On aurait dit que, de la cuiller à pot vacillante, coulaient des rides malades le long du corps et que le sein tiraillé dégorgeait sa vieillesse à grands plis. Aïe donc ! Morlane épandait les splendeurs.
— V’là que tu geins ? nom de Dieu, ça va faire aussi de la couleur !
Maintenant, la disgraciée sanglotait « de ne plus pouvoir » :
— Ce n’est pas de ma faute… je voudrais…
Ses membres s’arrachaient par secousses, de la pose, elle ne les replaçait plus à souhait.
Morlane râlait tout haut pour la retenir, possédé de cette illusion : c’était le premier consentement de l’amante, mais une trop longue passivité était demandée à sa chair anxieuse ; la crise de l’intolérable arrivait en saccades, et l’amant ne vaincrait pas, si seulement il différait encore un instant…
— Là… là… ah !… je…, exhalait Morlane pantelant.
Alors, écartelée sur sa planche, renversée en arrière, n’élevant plus sa cuiller qu’à hauteur de l’oreille, la main libre battant l’air, la pauvresse, au paroxysme de la fatigue nerveuse, donna dans un cri sa dernière seconde de pose : « Ah ! tiens… » Et, perdant l’équilibre, elle versa par terre.
Au moment même, la porte s’ouvrit. Morlane, brusquement retourné, perçut un éblouissement de soie, de carnation rose, d’albâtre, d’or et d’ébène : madame Griffon et madame de Mireille.
Une voix perçante et hardie :
— Bonjour, Morlane.
Puis une exclamation fusa, comme un rire éternué :
— Qué que c’est que ça ?
La disgraciée était tombée à quatre pattes, la figure à terre, si bien que la croupe plus haute se présentait en plein vers la porte.
Le premier mouvement de Morlane fut de se précipiter, de jeter un voile, mais tout de suite, la camarade volta, d’un saut de reins et elle apparut, sur son séant, n’ayant pas lâché sa cuiller à pot et la tenant comme une face-à-main. Morlane s’arrêta arborant aussi son pinceau à hauteur et pendant des secondes, ils bâillèrent l’un vers l’autre, identiquement effarés et grotesques.
Les visiteuses avaient compris qu’il s’agissait d’un « modèle » sans importance. Leur rire détourné fut vite changé en amabilité mondaine à l’adresse du peintre et, après la courte hésitation sur le seuil, elles s’avancèrent avec empressement vers le tableau :
— Oh ! que voilà une belle créature, complimenta madame Griffon.
— Ah ! la bonne heure ! salua madame de Mireille.
Ces dames avaient toute une façon appliquée de compter pour rien la pauvresse présente. Morlane hâtait sa disparition par des regards éloquents.
Tout d’abord, la disgraciée lâcha sa cuiller, et ses mains se portèrent puérilement à sa poitrine, soit par respect humain, pour épargner au monde une vue désagréable, soit à cause de ce coup mortel : le reniement immédiat et sans restriction de Morlane.
Et vite, dans une hâte délirante, les nippes en tas sur une chaise furent atteintes. Et c’étaient de ces oripeaux criards, d’une imitation grossière offensante, qui sentent la misère plus que des guenilles.
Morlane divaguait :
— Oui… je terminais… je donnais l’âme…
Madame Griffon hochait la tête, en manière d’attention laudative ; mais madame de Mireille, après avoir tourné le dos complètement, s’était mise à lorgner de côté les gestes si ridicules du rhabillage.
La disgraciée, à moitié vêtue, s’élança par la porte. Une exclamation hilare la rejoignit dans l’escalier :
— Eh bien, mon cher, vous avez du goût, les cochons n’ont pas tout !
Morlane, confus, se défendit humblement :
— Certes, une telle anatomie n’est pas d’un grand secours, cependant ça vaut mieux que rien : ça aide la mémoire, ça indique un peu le mouvement et la ligne de dessous.
— Oh ! protesta madame de Mireille, pour la ligne de dessous, vous seriez mieux servi d’avoir un squelette articulé, comme on en vend.
Madame Griffon, toute minaudière et ondulante, reprit la comédie de séduction accoutumée :
— Quant à la femme de votre tableau, nous sommes jalouses, en vérité.
— Allons donc ! Nous pourrions rivaliser, ma chère, déclara madame de Mireille, le front haut, les paupières abaissées, telle une déesse foudroyant les mortels de son impeccable nudité.
Morlane s’affairait devant le chevalet, papillonnait autour des deux visiteuses :
— Certainement… vous éclipsez ma modeste production…
Sa moustache remuait, il s’appliquait à humer une émanation de verveine. Déjà sa voix détonnait, il demanda craintivement :
— Est-ce que vous voyez des détails à perfectionner ?
Les deux amies s’entendirent d’une lueur furtive des prunelles. Madame de Mireille répondit avec rudesse :
— Votre créature manque de race ; quelles chevilles épaisses ! Il y a trop de terre, mon cher. L’ampleur du mollet ne commande pas des attaches informes… et je vais vous en fournir la preuve.
Aussitôt elle retroussa coquettement sa robe jusqu’au nœud de ruban et à l’agrafe de joaillerie ornant le bas de pantalon et la jarretelle.
— Comparez, mon cher ! Et vous, Adèle, montrez-lui donc aussi.
Madame Griffon, imitant son amie, tendit le jarret à découvert.
La femme peinte, sur un plan oblique, par rapport à la fenêtre, arc-boutait son mollet nu ; les deux dames s’étaient postées vis-à-vis, de façon à recevoir la même lumière. Sur la vibration offerte du bas de soie mauve, — comme on joue de l’éventail, — elles jouaient légèrement de leurs jupes mousseuses, elles en augmentaient puis diminuaient le haussement, juste assez pour éparpiller le bouquet de verveine, pour faire le baiser en froufrou des soies l’une contre l’autre, et le clignement d’appel des couleurs rose et lilas.
Leur main libre, sur le corsage, donnait leur cœur, semblait-il, et leur joli visage penché à gauche déléguait l’aveu des yeux veloutés, des joues avivées, des dents éclatantes.
— Voyons, Morlane, soyez impartial, provoquait madame de Mireille.
Morlane s’était reculé du côté de la fenêtre ; la tête envahie par le brouhaha du sang bestial, il se serrait de plus en plus contre le mur, comme s’il cherchait à le repousser avec ses coudes.
Le divertissement se prolongeait.
— Vous ne rectifiez rien ! demandait madame Griffon.
Morlane riait, à langue tirée ; il sautillait tel un chien qui fait le beau ; pour ne pas bondir en avant, il se frottait contre le mur en grognant, il bégayait :
— Attendez… oui, oui… je compare…
Mais madame de Mireille, dans un éventement immodéré, ayant dénudé une mince raie de chair, entre le bas et le pantalon, Morlane poussa un cri, comme d’une contusion reçue et s’élança derrière la cloison ; il resta caché, à trembler, à retenir son hennissement.
Les tentatrices lâchèrent leurs jupes et marièrent leur gaieté tendrement. Au bout d’un instant, madame de Mireille s’étonna :
— Est-il allé chercher un coffret plein de pierreries pour acheter notre amour ?
Puis, le tableau agrandissant l’atelier, le faisant silencieux, d’une lumière sacrée, inconnue, redoutable, soudain les deux amies furent prises de panique, elles jetèrent quelques paroles vagues d’adieu et se sauvèrent précipitamment.
Bras dessus, bras dessous, serrées l’une contre l’autre, l’air innocent comme deux petites pensionnaires peureuses, elles montèrent vers le Sacré-Cœur.
— Oh ! chuchota madame Griffon avec émoi, voyez, là-bas, ces deux méchants bonhommes qui traversent exprès pour venir contre nous.
En effet, dans la rue presque vide, les deux passants regardaient de loin et s’orientaient en amateurs alléchés.
Elles avancèrent, la mine sévère.
Exclamations ! Présentations :
— Madame de Mireille, monsieur Prestal.
— Madame Griffon, monsieur Jeannin.
Puis un échange de banalités embarrassées :
— Quel beau temps !
— Oui, croyez-vous !
— Les gens en cage se sont échappés.
— Les employés de bureau et les femmes d’intérieur.
La curiosité de chacun explorait hâtivement.
— Et le roman, ça va-t-il mieux ? demanda madame Griffon, avec une sollicitude hésitante.
— Je suis moins pressuré par l’administration, répondit Ferdinand soucieux, mais je n’ai pas repris ma bonne régularité…
— A preuve : notre excursion d’aujourd’hui, compléta Jeannin, malicieux.
— Si Chaupillard vous voyait, il serait enchanté, taquina madame Griffon.
— Et chez vous, le roman ? attaqua Ferdinand à son tour.
— Ça ne va pas non plus très bien, intervint madame de Mireille ; à preuve : notre excursion d’aujourd’hui ! parodia-t-elle hardiment.
En regardant partir ces dames, Jeannin annonça sur le ton d’un consommateur au café :
— Moi, ce sera la brune, mon vieux.
— Et moi, la blonde, préféra Ferdinand.
Ils marchèrent lentement, d’un pas inégal, lorgnant la rue, les devantures et les gens avec des velléités farceuses.
— Ça ressemble étonnamment à mon quartier, dit Ferdinand ; on entend gazouiller des serins, voici l’inévitable encadreur avec un amiral agrandi et, sur cette fenêtre du rez-de-chaussée, la giroflée jaune a-t-elle assez l’air de dormir au soleil !
Jeannin découvrit une enseigne de savetier : Ressemelages artistiques. Mais Ferdinand eut vite fait de piger un autre savetier, recommandé par ces mots peints d’un seul tenant : A l’amour maternel ; fermé dimanches et fêtes. Il commenta :
— Le plus remarquable, ce n’est pas cet amour maternel sensible aux jours fériés, c’est la vérité formidable que, dans ce quartier purotin, il faut le plus sublime sentiment terrestre pour décider le ressemelage des chaussures galopines.
Jeannin compléta :
— Et l’on sait bien que, dimanches et fêtes, cette piété ne peut s’exercer : il y a le mari et le marchand de vins.
Ils s’arrêtèrent à la porte ouverte d’une boutique où travaillaient une dizaine de jeunes repasseuses en camisole.
Jeannin décida le plus sérieusement du monde :
— Je ne change pas… Moi, ce sera la brune qui repasse le poignet.
— Moi, la petite blonde, là-bas, qui repasse le col, accepta Ferdinand, d’un jeu forcé, tel un écolier mal en train pour n’avoir pas fini ses devoirs.
— Attendons qu’elles soient débarrassées de leur chemise.
Quelques fusées de joie effrontée répondirent, dans la boutique.
Ils restèrent à proximité sur le trottoir, comme s’ils attendaient réellement. Ils se parlèrent nez à nez, avec des hochements soucieux : Ferdinand doctoral et faubourien, Jeannin toujours un peu effervescent. Et, selon la note dominante de toutes leurs précédentes excursions, — ils avaient beau changer de sujet, ils en revenaient finalement à une éternelle préoccupation de littérateurs : l’art — les conditions du chef-d’œuvre.
— Pourquoi, dit Ferdinand, un certain genre de visage féminin nous plaît-il d’emblée, plus que tout autre ?
— Notre préférence en femmes tient de l’enfance, proposa Jeannin ; une figure agréable, bienfaisante a rayonné près de nous, juste au moment où se déterminaient nos goûts ; ils se sont pour ainsi dire modelés dessus. C’est pourquoi il semble que la figure pareille retrouvée a juste la forme de notre désir.
— De même en art, alors, déduisit Ferdinand : un écrivain dont les premiers ans ont été bercés de musique d’église aura toujours un faible pour la littérature teintée de mysticisme.
— Ah ! c’est dans mes vitres, ce gravier ! constata Jeannin, l’œil gauche complètement fermé.
Ferdinand esquissa une révérence, en pinçant les deux pans de sa jaquette :
— Ainsi s’explique le goût ému de tel grand artiste pour telle fausseté d’art : il s’agit seulement d’un vieil enfant qui retrouve les chants de sa nourrice.
Deux fiacres hostiles passèrent bruyamment. Ferdinand se croisa les bras :
— Avez vous remarqué que deux cochers, lorsqu’ils se mésestiment l’un l’autre, ne se traitent pas de fumier tout court ? Ils stipulent : fumier de lapin, parce que c’est l’immondice sans valeur aucune…
Les blanchisseuses oubliées, Ferdinand et Jeannin se remirent à marcher, devenus sérieux pour avoir feint la gravité.
— Alors, c’est vrai, ce que vous disiez à cette dame, votre roman ne va pas fort ? demanda Jeannin.
— Mon vieux, soupira Ferdinand, je connais actuellement les deux grandes peines du métier : récrire des pages mal venues, détruire des pages inutiles.
— Prenons à droite, indiqua Jeannin.
— Ah ! mais, dit Ferdinand, nous sommes rue des Abbesses ; Chaupillard a habité au 12, à la suite d’une rupture avec ses parents. Il a fréquenté là une estropiée. C’était une fille de la campagne qui avait été placée dans une maison où la maîtresse et les demoiselles lui faisaient mettre leurs chaussures neuves pour les élargir. Tous les jours, on l’interrogeait avec sollicitude : « Vous font-elles encore mal, Marie ? — Oui, madame. — Bien, gardez-les. » Elle a fini par attraper, aux pieds, une espèce de crampe, dans le genre de la crampe des écrivains. Obligée de renoncer à l’état de domestique, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était d’aller du 12 ici, jusqu’au banc, là-bas, où elle attendait patiemment quelque proposition de libertinage payant. Elle est morte de froid. C’était une Bretonne, religieuse, connaissant la morale primitive, échelonnée en actes physiques défendus. Elle avait modifié la gradation : en premier, le plus vilain péché, celui que Dieu punissait terriblement, elle le savait bien ! c’était de consentir à un mauvais usage de ses pieds…
— Oui… prononça Jeannin, je voudrais bien m’asseoir ; suivons le boulevard, nous nous arrêterons à la place Blanche.
Il était Breton, l’anecdote de Ferdinand l’avait mal impressionné. Il redressa la conversation :
— Ne vous plaignez pas d’écrire plusieurs fois, nous en sommes tous là. Le jour où je conçois un sujet de roman, c’est comme si j’apprenais qu’un drame a eu lieu quelque part. Vite, je trace une première version, informe, cahotée, toute en émotion ; par ce moyen, censément, je vais reconnaître les lieux, les personnages, l’action principale. Ensuite, — deuxième écriture, — il s’agit de mettre le sentiment d’accord avec la raison, il s’agit de rendre logiques les circonstances qui ont amené l’issue de ce drame, où je n’étais allé tout d’abord qu’avec mes nerfs. Puis, les personnages, pourquoi ont-ils passé par ces circonstances déterminantes plutôt que par d’autres ? A cause de leur individualité propre, laquelle je ne peux vraiment dégager que par une longue fréquentation : troisième écriture. Enfin, pendant cette enquête, j’ai eu beau me surveiller, j’ai rédigé « avec surcharge »…
— Bref, accepta Ferdinand, quand un copain présente un ouvrage un peu propre sans l’avoir écrit trois ou quatre fois, on peut lui tâter la Place aux Cheveux avec le respect dû aux engins exceptionnels.
Le boulevard du côté de Montmartre, avec sa circulation tranquille et les stores étendus des boutiques, invitait à flâner. Devant une librairie abondante en publications illustrées, Ferdinand et Jeannin débinèrent quelque peu Chaupillard qui burinait toujours des « médaillons » de demi-mondaines opulentes. Ils feuilletaient çà et là :
— Aucun art dans toutes ces machinettes ; c’est du journalisme en dessin, déclara Ferdinand.
— Eh bien, diriez-vous, d’un mot, pourquoi l’unique roman de Chaupillard est mauvais ? demanda Jeannin.
— C’est une œuvre haineuse.
— Oh ! l’art peut se donner comme fin n’importe quelle émotion, aussi bien la colère que la pitié ; mais Chaupillard, dans son roman, veut nous commander directement l’indignation. Irrémédiable erreur. L’émotion majeure que se propose l’auteur, il doit la faire résulter. Mille romans ou pièces de théâtre à thèse sonnent faux pour vouloir nous dicter textuellement des sentiments.
Ferdinand lâcha vivement la Revue des Images.
— D’accord ! Chaupillard voulait nous faire haïr tels politiciens mis en scène ; aucune diatribe n’était à prononcer contre eux ; un seul moyen d’art et de vérité procurait le résultat : nous inspirer une pitié bondissante pour leurs victimes. Mais Chaupillard ne possède pas l’émotion en fait ; alors, pareil à tant de scribes dénués de sensibilité, il ne donne que « le raisonnement de l’émotion ».
— Eh bien ! concluez donc : c’est un journaliste et non pas un artiste.
Arrivés à la place Blanche, Ferdinand et Jeannin s’assirent à un café, devant lequel les courants de plusieurs rues amenaient à la dérive des quantités de femmes sans maîtres. La terrasse même était agrémentée de maintes consommatrices.
Quatre heures et demie. Le soleil partout : un soleil d’argent, riche, excitant, éhonté.
— Tout de même, nous ne valons pas cher, dès que nous sommes séparés de notre œuvre, regretta Ferdinand. Je prendrai un curaçao blanc à l’eau.
— Soignez bien votre petit estomac, railla Jeannin. Je prendrai une absinthe. Et puis, assez de remords, vous avez consenti à sacrifier cet après-midi… D’ailleurs à quoi bon écrire ? Un critique grave prétend que l’époque est proche où l’on ne fera plus de romans.
Jeannin regardait l’activité environnante sans la voir, et Ferdinand qui semblait regarder le discours de son ami, voyait un univers d’activité.
— Le critique a simplement l’intuition confuse que la principale ressource dramatique de la littérature actuelle disparaîtra, continua Jeannin. Par exemple, viendra une époque où le déshonneur par rapport sexuel sera une proposition aussi saugrenue que, présentement, le déshonneur de la faim ou du sommeil. Supposez cette évolution immédiate…
Jeannin s’aperçut que Ferdinand était absorbé par l’animation de la place ensoleillée, il but lentement et un souci grave s’empara aussi de ses yeux.
Les deux amis furent des littérateurs purs en contemplation.
A cause du ferment de littérature inoculé en eux, les divers détails du plein Paris les atteignaient autrement que le commun des spectateurs-acteurs.
Tandis que les gens ordinaires voyaient « passer des femmes », ils recevaient, eux, la caresse de la couleur blanche, la morsure du rouge, le choc des bariolages de corsages et de jupes ; ils recevaient — des différentes allures — l’impression de la grâce, de la hardiesse, du rythme ; ils isolaient, comme à une exposition de sculpture, « la ligne » qui donne une sensation d’harmonie ou d’imperfection.
En eux, d’innombrables exigences étaient à se repaître, à se battre, à durer dans l’inquiétude et l’inassouvissement.
Ils avaient cette incessante faculté « de voir dans la vie des gens ». Ils ne se bornaient pas à estimer depuis quand cette blonde en bleu, traversant la place, avait quitté sa Normandie et le métier de servante, ni depuis quand Belleville avait offert cette maigrichonne à la galanterie ; « ils voyaient dans la vie » du marchand de lilas proche le Métro, et dans celle du cocher sur son siège. Ils décidaient le passé d’une vieille promenant son chien, et la présente anémie d’un gamin, ramasseur de mégots, leur livrait instantanément le drame futur de toute une existence d’homme.
Ils savaient par quelle succession de volontés le quinquagénaire décoré avait feint d’attendre à la station d’omnibus, puis s’était éloigné.
Ils différaient aussi des gens ordinaires, en ce que la vaste richesse de la lumière projetait en eux l’impression d’ensemble du plein Paris ; une impression de pays natal due aux maisons, au pavage poudreux, aux réverbères, aux bancs, aux choses mêmes dont ils aspiraient « l’âme usuelle ».
Quatre gaillards conversaient au bord du trottoir devant le Moulin Rouge ; les deux amis sentaient la dissemblance existant entre eux-mêmes, soumis aux spéculations décevantes, et ces anciens garçons bouchers costumés de complets anglais, — joueurs aux courses, amants de cœur, automobilistes, — forts aux réalités.
A un moment, ils ne purent se défendre de percevoir un plus ou moins d’affinité avec chaque passant successif ; et leur faculté, en définitive, était celle d’évaluer le « degré d’art » de chaque individu : tel gentleman d’aspect fonctionnaire, faisait froid à leur affectivité, tel camelot sinistre leur prenait du fluide.
— Mais… je ne me trompe pas, sursauta Jeannin, voyez à la terrasse du café, de l’autre côté de la place, c’est Margot avec sa cousine !
— Quelle Margot ? demanda Ferdinand, qui, d’un instinct prudent, examina vivement les gens, hommes et femmes, assis autour de lui.
— Vous savez bien : son père, le tenancier du bureau de placement que nous avons interviewé… Hein, mon vieux, quelle brune ! et la cousine, rousse ! Analysez-vous d’ici comme elles sont fines et chantournées, et ciselées ? Et leurs fanfreluches rouges, blanches ! Elles sont enveloppées comme des articles de confiseur à la mode… Mon vieux, si elles quittent la terrasse, nous marchons ?
Ferdinand préoccupé ne répondit pas ; les millions d’exigences fourmillant en lui s’épaississaient : la place Blanche déjà n’existait plus qu’en un point, là-bas…
Comme s’il eût reçu acquiescement, Jeannin faunesque lança, les mâchoires brutales :
— Vous aviez raison ! les cérébraux sont assez dégoûtants dès qu’ils ont levé le nez de dessus leurs paperasses… Mais, d’autre part, si l’on s’incrustait sur son œuvre, sans écart, on ne ferait rien de grand ; il faut être humain, totalement, c’est-à-dire donner une part à la bassesse…
Ferdinand, censément rebelle à l’attirance de la terrasse, là-bas, sentencia d’une voix faussée, comme indépendante de lui-même :
— Pour garder sa santé morale, il faudrait ne jamais douter de son œuvre… Il est encore plus pénible de supprimer des pages que d’en récrire… tenez, hier, Griffon m’a fait déchirer un chapitre entier, sans valeur, et pourtant j’avais été assez empoigné en l’écrivant ; expliquez-moi ça !
Jeannin, les yeux à l’affût, ne répondit qu’au bout d’un moment, comme si les paroles parties d’une distance considérable ne lui étaient pas parvenues immédiatement ; sa voix se désaccordait aussi :
— Eh ! ce n’est pas difficile, on commet l’erreur de raconter passionnément des particularités trop intimes.
Ferdinand se força à regarder Jeannin, il essaya de s’emballer, de se réfugier dans le souci littéraire :
— Bravo ! encore une explication du mauvais en art : un grand nombre d’ouvrages sont dépourvus d’intérêt, parce que les auteurs ne se dépassent pas eux-mêmes.
Il parlait dans une sorte d’état irresponsable.
— Le défaut de ces médiocres ne permet aucun espoir ; ils se prennent, eux, pour l’humanité ; alors ils croient avoir du génie, tandis qu’ils n’ont que du style…
Malgré sa résistance, Ferdinand remarqua que les deux jeunes personnes, là-bas, remuaient sur leur siège ; allaient-elles quitter ? Le diapason hilare de sa voix fit tourner des têtes :
— Ah ! ah ! le style c’est l’homme, mais le génie c’est « les hommes » !
Les deux amis échangèrent encore quelques phrases criardes pour s’étourdir, et comme s’il importait de donner le change à des écouteurs. On les regardait, tels des fêtards bruyants.
Mais le silence s’imposa : les deux jeunes personnes remettaient leurs gants, après le solde des consommations. Ferdinand et Jeannin n’avaient plus un mot intelligent à se dire, chacun était parti dans un lointain égoïsme animal, et pourtant ils se sentaient deux frères respirant du même souffle lourd sous le poids du même destin.
Quand Margot et sa cousine se levèrent, ils résistèrent à peine un instant ; d’un accord tacite, ils furent debout également.
Ils marchaient vite, « portés » en ligne directe.
— Vous savez, dit Jeannin, ce sont des amies des lettres ; dans une circonstance urgente, elles vous recopient volontiers un manuscrit.
— Ah ! saisit Ferdinand avec une sorte de soulagement, ça peut être rudement utile.
Ils approchaient. Jeannin s’attendrit :
— Margot ressemble étonnamment à son père ; vous vous rappelez le beau front qu’il a ? et comme ce déséquilibré nous avoisinait ?
— Et alors, « l’autre » est sa cousine ? demanda Ferdinand oppressé.
Les deux jeunes personnes étaient rejointes, pour ainsi dire, quand un lieutenant de ligne s’intercala derrière elles ; à plusieurs reprises il retira sa cigarette de sa bouche. Voulait-il leur adresser la parole ? Le pas des deux amis était rythmé comme par un battement de cœur. Le lieutenant prit garde à cette marche significative, il s’approcha d’une devanture et laissa passer.
Ferdinand sourit vers Jeannin, le visage malade, et il dit d’une bouche sans salive :
— Il y a pire que les mauvaises pages à déchirer…
— Oui, répondit Jeannin, l’air désolé, il y a des faiblesses qui contrarient l’œuvre bien malheureusement…
Et, s’étant penché, il aborda les deux petites femmes.