Les Obsédés
IX
Ce dimanche d’octobre, Ferdinand se promettait d’écrire longuement. Il fallut que cette disposition féconde coïncidât avec une résolution de branle-bas général chez sa femme.
Quand la tâche était d’arrêter une spéculation isolée, déjà façonnée, l’activité environnante ne le contrariait presque pas. Mais ce matin-là, il sentait un bouillonnement nombreux et chaotique ; il devait se concentrer : forcer les idées à sortir en ordre, les délimiter et les estimer à mesure. Les antennes de ses nerfs s’appliqueraient à saisir l’émotion vivifiante, et par conséquent le moindre signe, la moindre manifestation étrangère blesserait leur frémissement.
Levé tôt, — six heures sonnaient, — Ferdinand alla vite à sa table. Les phrases s’alignaient si docilement, d’habitude, dans le silence de la maison endormie ! On eût dit que le penchement du Balzac et du Tolstoï rendait propice l’atmosphère du salon.
Tout de suite, il fronça les sourcils ; sa table était « encombrée » : une brosse, un catalogue de magasin, un atlas des enfants. (Il suffisait d’un seul papier fourvoyé pour encombrer sa table, longue d’un mètre quatre-vingts.) Il lui sembla que le fait d’enlever ces objets tuait une éclosion juste prête. Il s’assit, déboucha son encre, se frotta les tempes, supputa malgré lui ce contretemps, au lieu de rassembler strictement sa pensée littéraire. Enfin il se mit à relire les dernières pages écrites, moyen mécanique d’électriser l’esprit. Mais, sacrebleu ! il n’aurait pas dû avoir besoin de ça !
Les phrases de la veille étaient chargées de vibrations, il retrouvait le prolongement de la poussée créatrice, le raccord était fait… Et patatras ! il entendit sa femme qui se levait, à six heures et quart, un dimanche où elle aurait pu rester couchée une partie de la matinée ! un dimanche ! alors qu’en semaine elle ne se levait qu’à six heures et demie !
Seconde fugue de la pensée partie en constatations sur ce désastre : ne pouvoir jamais posséder la tranquillité totale.
Marthe ouvrit la fenêtre de la chambre à coucher, laissa la porte béante sur le salon, dans le dos de son mari, alla dans la cuisine. Ferdinand bondit pour fermer cette porte, gêné, non pas tant par la fraîcheur du matin, que par l’indiscrétion de l’extérieur.
Retour de Marthe dans la chambre, même négligence, nouveau dérangement de son mari.
« Bon ! le lait sur le feu se sauve, dans la cuisine. Au diable la porte ! »
Marthe vaguait silencieusement dans l’appartement, avec « la raison » de laisser son mari écrire un long moment. Mais, d’autre part, soumise à sa tendance ménagère, elle était agacée aussi pour son compte : c’était la date de nettoyer le salon à fond, elle s’était levée de bonne heure pour cela, il fallait… (D’autant mieux qu’une femme de journée venait pour l’autre gros ouvrage.) Elle attendait que son mari quittât la table de lui-même, elle ne voulait rien dire et admettait qu’il terminât un paragraphe en train, par exemple.
Cependant, au bout d’une heure, une impatience s’exprimait dans son activité : dix fois, elle vint chercher et rapporter des objets à fourbir, soit derrière Ferdinand, soit à droite et à gauche, sur le piano, sur la cheminée, avec des pas mous, perceptibles, excessivement rapides et un grand éventement de jupons, avec une respiration affairée, bruyante.
A mesure, elle se disait :
« Combien de temps va-t-il me tenir en suspens ? Il sait bien qu’il faut que je fasse le salon. »
Ferdinand n’aurait peut-être pas été trop empêché d’écrire, si sa pensée avait été assez fortement lancée, mais, dans son état de nervosité balbutiante, il se crispait, il sentait la crispation de sa femme, et « ça lui coupait tout aboutissement ». Il en entendait plus que le va-et-vient de Marthe n’en disait réellement. Il s’exagérait les pas appuyés, parleurs, agiles, qui enfonçaient avec insistance leur signification : « Voyons, va-t’en donc de là ! »
Il analysait son propre malaise :
— Cet intolérable halètement du travail manuel autour de vous qui semblez rêver, cela crie clairement : « Je fais quelque chose, moi, je produis, je me dépense utilement ! » Ah ! ce souffle courageux, cet éventement de jupons pratique ! Et se tenir là immobile devant du papier ! En effet, je suis un incapable dont la déraison coûte cher à la communauté.
Il souffrait de ne pas prendre sa part de la fatigue, il percevait le reproche au centuple, et il avait honte de sa dérisoire prétention artistique. Mais quelle rancune dans cette humiliation cruelle !
Et quand même, — pour comble de misère, — il s’obstinait, il ne voulait pas lâcher la place sans résultat : coûte que coûte, quelques notations seraient tracées, à la suite. Alors, le supplice de l’insaisissable ! le tortillement malade des nerfs : la pensée éparpillée refusant de s’appliquer à un point précis. Et il remâchait le mécontentement amer :
— Elle sait bien que, le dimanche, je voudrais profiter de la matinée, et qu’il m’est impossible de travailler ailleurs qu’à ma place accoutumée.
L’heure passait, Marthe continuait à s’affairer, à laisser des courants d’air et à récriminer intérieurement : « Il est absurde : une interruption n’est pas une perte irréparable ».
Enfin, elle descendit faire des commissions.
Soulagement ! Vite, une douzaine de lignes et on se contentera de cette transaction.
Oui, mais l’horloge sonne, c’est le moment où la boulangère apporte le pain. A l’idée qu’il devra se déranger pour recevoir et payer, Ferdinand ne peut se mettre en train ; tant qu’il n’est pas débarrassé de cette espèce de devoir, malgré lui, il écoute, il se prépare.
— Maintenant, « j’en ficherai un coup » tout de même, quand le diable y serait !
Bon ! Les enfants qui pourraient aussi rester au lit le dimanche se lèvent, crient, rient, se disputent. Parbleu ! c’est la faute de leur mère ; si elle-même s’était tenue tranquille…
Marthe rapporta des chrysanthèmes. Elle les disposa en deux vases de chaque côté de l’encrier ; elle avait beau être fâchée contre l’Art, certains rites s’imposaient à ses mains pieuses.
— Le chocolat est prêt depuis longtemps, Ferdinand.
— Je mangerai plus tard.
On entendit Albert gémir et frapper du pied.
— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Marthe.
— Je ne sais pas faire mon exercice de grammaire.
— Demande à ton père.
Elle ajouta mentalement : « Ça le décidera peut-être à quitter le salon ».
— Papa ! Viens voir mon exercice.
— Non, apporte ton cahier.
Alors Marthe, à bout de patience :
— Enfin, dis-moi quand je pourrai commencer ? La femme de ménage est dans la cuisine ; je perds tout mon temps.
Ferdinand répondit :
— Ne peux-tu pas, un dimanche, te dispenser de bouleverser ton sacré salon ?
Il ajouta aigrement, sur un ton excédé contrastant avec le sens affectueux des paroles :
— Tu m’aimes bien, tu n’es pas égoïste, tous tes actes visent à me rendre plus heureux ; eh bien, puisque je préfère moins de remue-ménage, ne prétends pas me soigner de force !
Le coude sur la table, il se tournait hargneusement vers sa femme ; celle-ci se balançait les bras croisés. La conviction opposée de deux personnes parties d’un point de vue différent se heurtait sans recul.
Il empêcha la réplique.
— Non ! Examine le fond des actes : la cause et l’objet… Je te répète : c’est pour moi, pour que je sois dans un cadre plus avantageux, que tu veux mettre la maison sens dessous… Eh bien, je te remercie… laisse-moi juge de la quantité d’époussetage qui m’agrée.
Marthe, non moins excédée, protesta :
— Voyons, Ferdinand, c’est insensé ce que tu dis là ! S’il venait une visite : on peut tracer des raies sur le marbre, sur le piano, sur la table.
— Ah ! voilà encore : l’astiquage à outrance est une concession à la bêtise des gens. Quel désastre si quelqu’un allait remarquer de la poussière ici ! Cet illogisme me renverse : car, enfin, si tu me préfères aux voisins, aux connaissances, tiens compte de mon désir, plutôt que de leur critique possible. Tu sacrifierais ta vie pour moi et tu m’exaspéreras plutôt que de consentir à une malfaçon du ménage !
— Je te dis que la poussière détériore les choses et nuit à l’hygiène.
Ferdinand haussa les épaules et resta un instant à se dépiter silencieusement, prenant le Dickens à témoin : « C’est terrible cette femme qui ne veut pas admettre que la poussière précisément, c’est de la poussière ; ça peut attendre, tandis que l’éclosion intellectuelle ne se retarde pas à volonté. »
Une pudeur invincible et aussi l’amour-propre et l’incertitude l’empêchaient de défendre carrément, à haute voix, son travail littéraire. Et pourtant, dans un pareil moment où sa femme obéissait toute au sens économique, il aurait fallu quelque affirmation de ce genre : « Ce que j’écris a une valeur, me déranger constitue une perte. » Mais non ; Ferdinand reculait devant cette prévision mortelle qu’on pouvait lui rire au nez, en demandant combien sa plume avait déjà rapporté. Et l’incompréhension mutuelle subsistait : sa femme parlait « vie matérielle », lui sous-entendait « art ».
Marthe se détourna et, sans quitter le salon, gourmanda Georges et Albert, en révolution dans leur chambre :
— Continuez à vous battre ! J’arrive vous aider ! Est-il permis d’avoir des enfants pareils !
A cause de son état d’agacement, sa voix atteignait un diapason exagéré. Alors, Ferdinand saisit l’occasion injustement :
— Voilà ! tu te donnes un mal de chien après ton appartement et tu me contraries, pour établir aux yeux des étrangers que nous sommes d’un rang supérieur, car, au fond, c’est ça ! Et, d’autre part, tu vocifères à effrayer les locataires du haut en bas ! tes chamaillages avec tes enfants nous ravalent au niveau du dernier ménage de journaliers.
Les époux furent réellement fâchés, le front durci, la bouche crispée.
Ferdinand s’en alla rincer des bouteilles à la cave. Ils eurent une façon de souffrir irritée, avec cette pensée :
« Tant pis ! le roman ne se fera pas ! au diable la littérature ! »
A midi, le déjeuner se passa sans conversation directe. Visages calmes, exagérément naturels et bonasses, signifiant pour chacun : « Moi ? je n’ai aucun ressentiment ; je répondrai quand on me parlera. »
Comme par hasard, on trouva de continuelles observations à adresser aux enfants :
— Voyons, Albert, ne mets pas ta manche dans ton assiette.
— Georges, ta mère t’a déjà dit de ne pas balancer ta chaise.
— Oui, tu te rappelles cette belle culbute, l’autre jour, chez ta grand’mère.
Après le repas, les tasses et la cafetière étant encore sur la table, arriva Catherine Bise. Elle portait un chapeau canotier en feutre noir, des gants de coton, une pèlerine. Mince, les mains et les pieds très petits, elle ressemblait à une de ces pensionnaires d’orphelinat noble, dont les traits de race éveillent la sympathie à première vue.
Elle avait deux heures de permission seulement. Alors, dit-elle naïvement, ne pouvant aller voir son petit, elle venait faire visite, pour parler de lui.
— Vous prendrez un peu de café.
— Non, monsieur, merci.
Ferdinand versa quand même.
Les garçons regardaient Catherine d’un air amusé : « Hein ! quand leur père avait dit quelque chose, ça ne servait à rien de refuser. »
Cependant, eux, ils s’obstinèrent à ne pas filer dans leur chambre. Le cas était différent : l’ordre avait été donné mollement, et puis, eux, ils étaient comme un fragment de leur père : on ne s’obéit pas toujours à soi-même.
La conversation les intéressait extrêmement. Catherine recélait une quantité d’inconnu, quoique, pour eux, elle fût de la famille. Lors de sa première apparition, ils étaient seuls à la maison. Jamais on n’avait rien dit qui pût attirer leur attention, ils étaient censés ignorer l’existence de Catherine. Albert, ayant ouvert la porte, déclara, tranquillement : « Vous êtes Catherine Bise. Maman est descendue, elle va remonter. » Il s’approcha, se haussa, exigea l’embrassade habituelle avec les intimes. Georges en fit autant, le plus nécessairement du monde.
Autre chose encore leur plaisait énormément : leurs yeux bleus, leurs yeux sans vergogne faisaient céder drôlement les yeux timides de Catherine Bise ; cette retraite immédiate leur rappelait des révérences gracieuses qu’ils avaient vu faire quelquefois.
Et ils en avaient des motifs de la regarder hardiment ! tout le bonheur qui devait lui arriver et dont elle ne se doutait pas ! Ils se flanquaient des coups de coude, ils serraient le bec. Ils en frémissaient par évocation : le roman était bien long à terminer… ils auraient voulu que ce fût tout de suite…
Catherine ayant bu son café, on passa dans le salon. Le parti pris de la traiter avec les égards réservés à une personne du monde était dissimulé par cette simplicité qui semble exclure la possibilité d’un autre procédé.
A l’origine des relations, Catherine s’était défendue avec une espèce d’épouvante d’être reçue, dans les formes, au salon. Ensuite, elle n’avait plus rien dit ; mais, en franchissant le seuil, chaque fois, inévitablement, elle rougissait jusqu’à la racine des cheveux.
Il y avait deux fauteuils : un pour maman, du côté de la bibliothèque, un pour Catherine sous le Dickens. Cette exigence appartenait aux garçons : ils faisaient les honneurs, ils refusaient de laisser prendre une chaise. Eux aussi avaient leur parti pris.
Ferdinand s’assit, tourné vers les deux femmes, un coude sur son bureau. Marthe s’empressait au seul sujet de conversation cher à Catherine :
— Alors il va bien ? Cela fait quinze jours que vous ne l’avez vu.
Peu à peu, Ferdinand revira, jusqu’à être les deux coudes sur la table, le menton dans ses poings.
Les enfants se tenaient tranquilles, dans la plus confortable des positions : le derrière sur le tapis. Ils contemplaient inlassablement le visage de Catherine où passait toute une tragédie. Et puis la voix de Catherine variait jusqu’à être celle d’une croyante à l’église parlant toute seule à une image sainte : un interminable baiser emmenait sa bouche vers l’Inaccessible et, par un phénomène unique, ses yeux timides prenaient enfin la large fixité.
De temps en temps, Georges tendait les lèvres par imitation magnétique ; Albert les serrait tant qu’il pouvait.
— Je suis arrivée par le petit chemin à droite de l’avenue de la gare et qui monte un peu. J’avais des battements de cœur, que je soufflais, comme pour monter un sixième. La porte était ouverte chez la nourrice. J’entre ; il n’était pas là. Je ne suis pas sûre que j’aie dit bonjour. Je sais qu’ils ont ri et qu’ils m’ont dit : « Tenez donc ! il est là-bas avec les autres. » Ça fait comme une place en face chez eux ; après le pavé où passent les carrioles, il y a un coin de l’église, une propriété avec une grille et un espace de terre battue avec de vieux arbres. C’est retiré ; les gamins jouent là sans danger. Il y en avait bien une dizaine, tous en robes. Je traverse, je fouillais déjà dans mon sac de cuir que vous m’avez donné, pour sortir des bonbons. A cause que les gens avaient ri, j’étais comme hésitante sur mes jambes et je ne savais plus si j’étais heureuse. Et me v’là devant eux tous qui jouaient avec un rat qu’on avait tué ; ils le traînaient par une ficelle attachée à une patte, n’est-ce pas ?
Catherine fit une pause. Elle avalait des réminiscences pénibles avec son front, avec ses yeux. Elle présenta un sourire de créature qui va mourir :
— Comprenez-vous, madame ? ne pas être sûre du premier coup d’œil ! Oh ! ça n’a été qu’une seconde, même pas : il y avait deux mois que je ne l’avais vu, sa robe était changée, une à carreaux rouges et blancs, au lieu de la bleue qu’il avait avant… je l’ai reconnu, mais je ne sais pas si c’est seulement avec mon sang, ou aussi parce qu’il avait une mine moins gaie que les autres.
— Voyons, dit Marthe, pourquoi aurait-il été triste, puisqu’il s’amusait avec les autres ?
— Mon petit à moi n’a qu’un sourire sur la figure ; les autres, il me semble qu’ils ont leur sourire à eux et celui de leur mère. Et puis je le trouve pâlot, comme s’il lui manquait du soleil, de la chaleur ; sa figure est malingre, toute pointue.
Ici la voix baissa, effleurant des horreurs :
— J’ai peur qu’on ne l’aime pas. Et pourquoi, depuis ce jour-là, faut-il que je pense toujours à ce rat qu’ils traînaient par la patte !
Ferdinand appuyait les avant-bras sur sa table ; progressivement, le dos en boule, il s’était ramassé en un tas inerte, et voilà qu’une singulière toux spasmodique sortit de là-dessous et que le tas remua.
Catherine dirigea là son attention, et elle vit que M. Prestal portait un vieux veston bossué, pareil à quelque frusque de coltineur déjetée par l’écrasement des fardeaux.
Elle dit longuement sa peine de mère. Ce palpitant murmure sortit encore :
— J’ai peur qu’on ne l’aime pas !
Et elle vit, à un moment, que les épaules de M. Prestal couraient sous le veston comme fait un rat prisonnier dans un sac.
— On sonne ! crièrent les enfants.
D’un geste, Marthe les empêcha de bouger.
— Je vais voir, dit-elle, les sourcils froncés.
Elle ferma la porte du salon, au bout d’un instant, elle revint :
— C’était Chaupillard, je m’en doutais. Je lui ai dit que j’étais seule et que je ne pouvais pas le recevoir. C’est drôle, ça ne me coûte pas du tout de mentir à des gens comme lui… Décidément, il m’horripile de plus en plus, ce garçon-là ; j’ai été choquée de l’affectation respectueuse avec laquelle il s’est retiré.
Après une pause, Marthe ajouta :
— Surtout, Catherine, n’oubliez pas ce qu’on vous a dit : c’est un monsieur dont il faut se méfier, malgré ses protestations de dévouement.
— Oui, je trouve qu’il est poli… pas comme tout le monde, dit Catherine en rougissant.
Elle s’était levée pour s’en aller.
— Vous aimez mieux monsieur Griffon ? demanda Marthe, en dirigeant vers la fenêtre un regard qui prit Catherine, tout entière, au passage.
Catherine eut l’air de ne pas comprendre.
— Ce grand monsieur, brun, barbu, que vous avez vu ici ?
— Je ne sais pas.
— Comment ! vous ne savez pas si vous l’aimez mieux que Chaupillard ?
Catherine balança la tête comme une personne qui cherche à se sauver.
— Je n’ai pas osé le regarder.
Ferdinand, qui écoutait en annotateur bienveillant, s’exclama dans un rire zélé, rassurant :
— N’ayez pas peur de Griffon ! ah ! ah ! n’ayez pas peur…
Mais alors Marthe porta sur lui ces yeux profonds de femme qui semblent jauger de haut la candeur masculine, et son baiser d’adieu à Catherine fut très appuyé, à la façon d’une offre, d’une promesse.
Après le départ de Catherine, sans explication, la vie reprit chez les Prestal, arrangée au mieux, comme s’il n’y avait jamais eu désaccord. Selon l’heureux privilège de leur affection, aucun nuage ne subsista. On respirait même largement, on rattrapait un arriéré de souffle et de lumière : rien ne nuisait plus au roman.
— Hein ? dit Marthe, l’opinion de Griffon à propos de la ressemblance doit être prodigieusement juste !
— Quoi ? sa conversation de dimanche dernier en sortant du théâtre ? Je n’ai rien entendu, sa femme me priait de changer l’orientation de mon roman, par complaisance : « Je serais si gentil… qu’est-ce que ça me faisait ? »
C’était une claire et vivace journée d’octobre, Ferdinand ouvrit la fenêtre de la salle à manger et se planta dans le cadre ensoleillé, les mains derrière le dos. Marthe desservait la table, elle expliqua :
— D’après Griffon, il y a certainement cette fatalité atroce que le petit Émile ressemble à « l’homme à la trique ».
Vivement l’attention de Ferdinand se ramassa.
Albert et Georges, gesticulant vers la fenêtre d’où arrivaient les vociférations guerrières d’une bande de gamins, demandèrent piteusement « si on ne sortait pas aujourd’hui ». Insensés ! c’était bien le moment !
— Tout à l’heure ! Tout à l’heure !
Marthe continua, une tasse à la main :
— Sans doute, on voit à sa figure pointue, ténébreuse, que l’enfant est pétri de mauvais instincts. Et demain, d’un moment à l’autre, l’abhorration universelle aura lieu d’éclater. Alors, se dresse la pitié surhumaine. L’amour de Catherine, affolé par l’exécrable ressemblance même, est un surgissement de protection contre tous et voilà le plus grandiose : c’est aussi le pardon du monstre… Tu sais, je te dis cela comme je l’ai compris, d’après Griffon, je ne te garantis pas les paroles. Du reste, il était tout drôle ; je ne m’étonne pas que tu n’aies rien entendu, il étouffait sa voix, il vous regardait de côté, toi et Adèle, comme s’il avait dévoilé des secrets.
Ferdinand se rappela la récente discussion au bureau de poste et le trouble subit, imparfaitement justifié, de Griffon.
— Oui, dit-il, hochant la tête rêveusement, puisque Catherine aime sauvagement son enfant si taré, c’est qu’elle ne souhaite pas d’être vengée de l’homme à la trique.
Marthe repartit là-dessus :
— En cela, elle domine étrangement : misérable, elle sent que le châtiment d’un autre misérable n’est pas une solution. Les ordinaires malheureux ne pensent pas à se solidariser avec leurs pareils, coupables d’attentat contre les institutions dont ils souffrent eux-mêmes. Catherine, elle, aurait la fibre solidaire pour son assassin !… Justement, hier, j’ai lu ce fait-divers : un voleur dépenaillé tombe tout courant dans un chantier de terrassiers courbés à leur tâche de forçats, ils l’ont assommé à coups de manche de pelle…
Un silence. Marthe grattait de l’ongle une tache sur la nappe ; elle ajouta sur le ton méditatif des réflexions adressées à soi-même :
— Le sentiment de Catherine représente le plus haut pardon. C’est la seule réalité qui puisse dépasser le crime… la seule beauté qui puisse dire au crime : tu es absous, puisque je subsiste.
Sans autre conclusion, Marthe prit ses tasses et alla « faire sa vaisselle ».
Le lendemain lundi, dans la paix du matin, Ferdinand put travailler à souhait. Il s’avoua qu’en définitive le zéro de la veille était compensé par une surproduction : c’était bien la peine de tant se fâcher.
Vint l’heure de partir au bureau. D’ordinaire, au tintement de l’horloge, sa volonté laborieuse cessait net, comme si le courant était coupé. Ce jour-là, au lieu d’avoir fini, il se trouva en état de donner le meilleur.
Le temps se maintenait pur, gai, tout en jeunesse.
La marche dans la rue valut cet exercice ambulatoire dans la chambre, si utile aux gens qui composent. Ferdinand allait, par les boulevards extérieurs, le front haut, béant à cette région de lumière où plane la force de la terre.
Il avait oublié de nouer sa cravate ; les cochers à cent mètres se croyaient hélés par lui sur leur siège.
Il vivait cet instant où l’âme à la fois, rend ses plus fougueuses palpitations et absorbe jusque dans l’immense des parcelles brûlantes de la palpitation universelle.
Dans sa poitrine, l’enfant de Catherine Bise râlait une plainte suprême que la terre ne pouvait plus tolérer ; dans sa poitrine, se répercutaient les deux battements irrésistibles de la tendre chair naissante : l’effroi des mains étrangères, l’appel des chères mains absentes…
Telle était l’envolée droite de l’émotion que Ferdinand, dans l’ivresse qui oublie l’équilibre du corps, voyait flotter les passants le long du trottoir et croyait percevoir le fléchissement des chaussées, et le vacillement des cubes de pierre à six étages, sous le cahot des voitures.
Il allait dire le crime de façon à le rendre désormais impossible… « Quelqu’un vient et prononce : Il me faut une servante complète. Je paie, femme, pour que tu n’aimes plus ton enfant. Je loue la mécanique, — le cœur avec, — pour mon usage domestique ; je prends cette « force d’aimer » pour augmenter mes commodités, pour faciliter mes distractions… »
Ferdinand s’arrêta une fois sur un banc, proche la place Clichy, pour crayonner une note. Mais le mieux était de laisser sa sensibilité s’enrichir, grâce à la marche. La fixation écrite se ferait au bureau.
Le boulevard de Clichy, puis deux, trois rues encore furent de lointains horizons d’où les révélations d’humanité accouraient en son être, comme se précipitent les souffles d’ouragan. Un commerçant sur sa porte, et plus loin un maçon, regardèrent étonnés : ce passant geignait tout seul, et ses yeux sautaient aux murs des maisons et grimpaient au delà. Une vieille dame se colla brusquement contre une devanture, Ferdinand avait foncé sur elle, assénant sa pensée : « Ne cherchez plus l’enfant, la créature de toutes les protections, qui exige une atmosphère et un entourage tendrement préparés : il y a le déchet d’une vente, le rebut à jeter n’importe où… »
La façade ombreuse de l’immeuble administratif où il fallait entrer « éteignit » Ferdinand soudain ; il cligna, l’instant de rabattre sa flamme en dedans.
Il monta prestement, serra vite la main des collègues, s’installa devant son encrier. Vite, il allait noter l’irretrouvable : on n’est pas deux fois dans un état d’âme identique. Quelle chance d’être assis ! Et une coordination immédiate des idées : après le bouillonnement et l’engouffrement à plein cratère, sa pitié demandait à couler immensément comme une lave brûlante. Vite ! du papier, le cœur avait mis en phrases tout son émoi et n’avait plus qu’à les dicter.
— Excusez-moi, Dubois, j’ai une lettre pressée à écrire.
— Sans vous déranger, monsieur Prestal, prêtez-moi donc votre journal, demanda un collègue.
— Le journal, monsieur Pingouin ? ma foi, j’ai oublié de l’acheter.
— Non ! cherchez bien… tout s’oublie, excepté le journal…
— Je vous assure…
Les phrases palpitaient, il n’y avait qu’à se hâter. Déjà deux lignes… Le garçon de bureau, ancien militaire décoré, visage de pierre, montra sa livrée bleue sur le seuil du bureau, et lança d’un ton net de commandement :
— Monsieur Prestal, chez le chef.
Vite, boutonner la jaquette, changer de visage, appeler dans son esprit les affaires courantes, se transformer en employé sérieux ; le long du couloir précipiter sa pensée, en avant et en arrière, dans les choses de l’administration, et, comme quelqu’un qui sent ses intérêts, sa vie même en cause, concentrer ses facultés chicaneuses, n’avoir plus de sentiment pour rien au monde.
— Vous m’avez demandé, monsieur.
L’homme est supprimé ; il n’y a plus qu’un sous-ordre, prompt aux oscillations, cherchant à être le calque exact du chef : visage et intelligence.
— Monsieur Prestal, — dit le chef avec cette urbanité qui rend la toute-puissance plus accaparante, — je vous prie de me préparer immédiatement un rapport détaillé sur le régime comparatif des transports, afin d’exposer exactement la situation qui nous est créée par le nouveau règlement. Vous avez donc à vous pénétrer des textes et des pièces du dossier. Il importe de voir l’affaire d’ensemble d’un esprit lucide et méthodique ; et comme vous serez spécialement chargé d’en poursuivre la solution, je tiens à ce que vous possédiez à fond la matière… Asseyez-vous donc.
Vinrent les longues explications qui compliquent et vissent des obstructions dans la tête ; puis, les questions qui font le vide : Résumez-moi le précédent ? Où en est l’enquête annuelle ?
Il n’y avait pas à simuler l’attention, ni à ménager la dépense d’influx nerveux. Au bout d’une heure, ayant été successivement, et à maintes reprises, chargé, puis pompé, Ferdinand retourna dans son bureau.
Là, devant son papier et sa plume, il se trouva aussi étranger à toute conception sentimentale que l’aigle administratif le plus féroce. Le moindre essai de remémoration littéraire lui causait un intolérable malaise. Seul subsistait l’instinct de donner satisfaction au chef : le restant de la journée, par une nécessité brutale, l’intelligence abasourdie ne consentit à vivoter que dans les pièces du rapport à préparer.
Le soir, Ferdinand reprit sa route du matin, triste et courbaturé, mécontent de lui-même, comme un homme tiraillé qui ne fait pas ce qu’il doit, ni d’un côté ni de l’autre. Il sentit avec malaise le raccourcissement des jours, l’approche de l’hiver, les arbres du boulevard extérieur montraient déjà une désolante nudité.
Il réfléchissait dolemment :
— C’est qu’il y a des axiomes formidables sur l’obligation de remplir intégralement l’office dont on est chargé et de se cantonner dans une seule ambition. Que de vérités inexorables comme l’airain ! « Suis ta consigne. Sois l’homme de ta condition. » Et certes, combien l’on sent heureux l’individu adapté à son seul service ! comme il respire aisément, d’accord avec la conscience universelle, protégé par un immémorial formulaire ! Quelle sérénité d’âme, quelle force à toute heure, en tous lieux, chez le bon employé, par exemple ! Ne faire qu’une chose et aimer cette chose que l’on fait ! »
Tandis que Ferdinand, répréhensiblement livré à deux métiers incompatibles, courait grand risque d’être médiocre en tout. Et n’avoir même pas l’approbation de sa propre conscience ! Car enfin, le travail qu’il préférait ne rapportait rien, et l’on se doit à sa famille autant qu’à son administration.
Et Ferdinand savait bien que la morale serait vengée tôt ou tard : la morale du métier unique ! Déjà il connaissait le sens de ses notes signalétiques et leur sanction pécuniaire :
« Cet employé paraît constamment fatigué par une vie peu régulière, manque d’ordre et de mémoire ; ne prend pas suffisamment la peine d’étudier et de suivre les affaires. »
Et, par ailleurs, — dans le cas d’une réalisation inespérée, — il entendait d’avance la critique : « Écrivain inégal ; des « trous » donnent l’impression d’une œuvre mal éclose, bousculée. Çà et là, l’écrivain a été sur le point de monter très haut, ses ailes se sont cassées. »
Une période s’ouvrit où Ferdinand eut à fournir un travail considérable au bureau : le service exigeait, impossible de se dérober ; de plus, le chef talonnait sans répit ; vingt fois par jour, il appelait ou bien il venait ; le reste du temps, on l’entendait, on le sentait là, tout près.
L’administration saturait Ferdinand totalement. Il sortait bourrelé, incapable même de lire après dîner. Il ne pouvait pas empêcher « les affaires » de continuer toutes seules dans sa tête.
Le matin même, l’intelligence n’était pas nettoyée des préoccupations du bureau, et, à cause de cette notion que, tout à l’heure, il allait falloir « s’y remettre », Ferdinand ne pouvait diriger ses facultés nettes et fortes sur son entreprise littéraire. Alors la peine était indicible, de cet homme opiniâtre, chaque jour installé à sa table, devant son papier, aux mêmes heures, et devenu impuissant.
Pendant plusieurs mois, le roman recula plutôt qu’il n’avança : des pages mauvaises furent écrites qu’il fallut déchirer ensuite.
Dans la famille, rien n’était changé, censément, puisque Ferdinand n’avait pas l’habitude de parler de son œuvre. Et pourtant, quel enserrement oppressif !
L’appartement paraissait moins visité par la clarté du jour ; une pesanteur de l’air épandue sur le quartier raccourcissait les regards. On percevait plus que de coutume les bruits passagers de la rue Saussure, mais ils n’augmentaient pas la vie.
On aurait jugé les Prestal des gens sans activité cérébrale, voués à la plus morne routine. Les enfants mêmes souffraient de l’arrêt du roman, sans savoir. Ils s’ennuyaient à la maison, ils ne trouvaient plus à quoi jouer. Et l’allégresse phénoménale que l’on se promettait de partager avec Catherine, ils la sentaient s’éloigner, s’éloigner… la certitude manquait au front de leurs parents. Et la table et les portraits du salon ne répétaient plus rien… où espérer alors ?
Le soir, Ferdinand se forçait à dire des phrases indifférentes, et malheureusement, Marthe parlait moins, sans entrain, alors qu’une infusion de gros verbiage aurait peut-être ranimé l’œuvre.
Seulement, elle ne dérangeait pas son mari par les besognes domestiques. Grâce à une invention inexplicable, le ménage se faisait invisiblement. Quand le roman était en pleine vitalité, la vitalité de Marthe, forte aussi, pouvait le heurter ; mais maintenant !… Fait tragique : le dimanche, Marthe ne bouleversait plus l’appartement ! Elle entretenait plus que jamais, seulement, elle entretenait les petits coins ! Son zèle ménager, devenu étriqué, se cachait dans la cuisine, dans le cabinet noir, où elle recensait des vieilleries. Chaque lundi, le front pensif, elle s’en allait à l’ouvroir, portant un petit baluchon de nippes à donner. Ne faut-il pas des actes pieux pour changer les destins contraires ?
A l’ouvroir, alors, c’était autre chose : pas une déchue maintenant ne disparaissait sans avoir dit sa peine à Marthe. Il n’y a pas de rancune sociale qui tienne, entre déchues.