Les Obsédés
XVI
Ce dimanche-là, le printemps demeurait encore indécis à l’entrée du mois de mai ; des souffles d’humidité froide succédaient à des souffles tièdes, des nuages retardataires troublaient la franchise des grands éclats de soleil.
Après déjeuner, Ferdinand était sorti avec les enfants, Marthe avait préféré rester. L’appartement rangé, elle musait, regardait les coins, les fenêtres, avec des aspirations confuses. Sur le demi-balcon du salon et de la salle à manger, les géraniums remontés de la cave montraient des pousses tendres, aimables à l’œil, d’une teinte convalescente. A cause des passants, Marthe se mit à leur donner seulement quelques gouttes d’eau, avec la carafe, d’une main experte aux pansements délicats.
Elle se retourna vivement, époussetant ses doigts à son peignoir : quelqu’un avait sonné.
Quelle surprise ! madame Griffon, après six mois d’éloignement.
Marthe s’empressa, très heureuse :
— Entrez donc, excusez-moi ; je viens de finir des rangements ; je suis à ne pas toucher avec des pincettes.
Quand madame Griffon fut assise dans le salon, recevant à plein le jour de la fenêtre, Marthe, qui ne lui avait rien trouvé de nouveau à première vue, fut stupéfaite : absolument l’impression de saisir, face à face, une actrice que l’on connaissait seulement à la scène. Un changement complet et pourtant inexprimable : madame Griffon semblait avoir les traits grossis, dépoétisés avec moins d’envolée dans les cheveux blonds, dans les yeux bleus. Elle avait aussi perdu de son cachet mondain, malgré un costume de drap gris très chic et très sérieux.
La conversation fut d’abord difficile. Madame Griffon souriait trop fixement, regardait trop Marthe, et ne disait pas ce qui était arrivé pendant les six mois d’éclipse.
Marthe gênée, en dépit de son propre cœur affectueux, n’osait pas questionner ; elle offrait ses joues écouteuses de brune pensive.
C’était Adèle qui interrogeait et qui parlait le plus, et d’autorité, de façon à rester dans un sujet limité :
— Que devenaient les enfants ? Que devenait monsieur Prestal ? La concierge avait dit qu’ils étaient partis se promener ; c’était à prévoir, par ce dimanche de printemps, et à prévoir aussi que la ménagère modèle serait là toute seule.
Marthe ne remarqua pas que, peut-être, si son mari et les enfants avaient été à la maison, madame Griffon ne serait pas montée.
La visiteuse plaisantait sans que son visage exprimât une réelle bienveillance ; et tout d’un coup, sa voix sûre, alerte, avait trébuché, malgré un effort de gaie sonorité :
— Eh bien, au fait, le roman, quel résultat ?
Marthe chercha machinalement à rajuster le boutonnage de son peignoir :
— Le résultat commercial ? pas brillant. Mais le mérite d’un livre est indépendant de la vente. Mon seul ennui, c’est que mon mari ne croit plus en son œuvre.
— Et vous ?
Une expression fervente, intrépide :
— Moi, j’y crois.
Une sorte de duel commença.
Madame Griffon eut un froncement de sourcil ; elle se renfonça tout d’un côté de son fauteuil, s’accouda et parla d’abondance, mais lentement, onctueusement, comme une personne maîtresse de soi-même distille ses griefs avec un laisser-aller du corps et de la voix. Dès les premiers mots, Marthe pensa à Chaupillard.
— Écoutez, je n’aime pas les dernières pages du roman ; cette pauvresse à qui tant de malheurs sont échus, ça indispose qu’une catastrophe pire la terrasse sans espoir. Il ne suffit pas de raconter du vrai, il faut le rendre acceptable. Dans un roman bien fait, il y a une conclusion nécessaire : celle qui donne au lecteur la sensation d’obtenir précisément ce qu’il désirait.
Marthe penchée, les mains appuyées aux genoux, écoutait, bayant d’attention. Elle s’expliquait ce dénigrement dans une certaine mesure ; ne s’agissait-il pas de leur jalousie inavouée ? Elle voulut répliquer, mais son amie ne le lui permit pas.
— Oui, je sais… quoique dans la seconde partie du roman la documentation ne soit plus empruntée à Catherine Bise, je sais que vous pouvez me citer la date, le pays où le drame final s’est accompli ; mais je dis que c’est trop voulu, trop choisi exprès… Une supposition : vous n’êtes pas au courant, je vous raconte l’épilogue du roman, comme une histoire d’hier, vous allez voir, si je ne ressemble pas à madame Colin, dont nous nous moquions, parce qu’elle ne rapportait jamais que des aventures uniques en leur genre.
Marthe pensa : « Décidément, Adèle n’a pas trouvé cette critique-là toute seule. »
La visiteuse se redressa un peu et fit des mines d’aimable conteuse, avec des intonations composées :
— Figurez-vous, chère madame, que cette fille-mère a été empêchée pendant plusieurs années d’aller dans le pays où son enfant était en nourrice. Enfin elle s’y rend. Une localité où l’on fait l’élevage pauvre, spécialité d’enfants de bonnes. Le sien a été confié à une ivrognesse qui en gardait déjà plusieurs autres. Mon fils ?… L’ivrognesse vieille, abrutie, lui montre deux gamins de même âge, de même taille, l’un boiteux d’une chute accidentelle, l’autre à peu près idiot. « Voilà ! votre garçon est un des deux, mais, depuis le temps, je ne sais pas lequel vous appartient ; personne n’est jamais venu, pas plus pour l’un que pour l’autre ; celui qui est estropié je l’appelle Bibi, celui qui ne boite pas, je l’appelle Coco. » Impossible de tirer davantage de renseignements, la mère ne peut obtenir aucune certitude : lequel est son enfant ? L’un et l’autre restent aussi indifférents à la regarder, et pensez, ma chère, il faut en emmener un !
Marthe qui s’agitait sur son siège, guettant un silence, projeta du même coup sa voix, son buste, ses mains :
— Eh bien, vous ne trouvez pas le drame terriblement grand ?
Le duel se précisait : laquelle des deux amies imposerait ses vues sur le roman ?
L’élan de Marthe fit reculer madame Griffon dans son fauteuil ; les paupières paresseuses, elle refusait de croiser son regard neutre avec le regard avaleur de son amie.
— Non, dit-elle, ça passe la mesure. C’était déjà trop injuste, — afin de créer une absence de plusieurs années, — d’avoir fait jeter la malheureuse en prison, pour un emprunt de livres qualifié de vol… On ne relate pas des calamités pareilles, c’est de la diffamation sociale !
« Il n’y a plus de doute, pensa Marthe, Chaupillard a prononcé cette phrase mot pour mot, ici-même. »
— Et alors, continua madame Griffon, quand la mère se révolte, après le premier moment de stupeur, et veut reconnaître son enfant, on a envie de crier : grâce !
Elle insista longuement sur le caractère intolérable du morceau.
Mais Marthe, pendant ce temps-là, remuait les lèvres, se récitait le passage ; elle répondit soudain, comme à une louangeuse approbation :
— C’est beau, hein ? Vous n’avez pas pu lire ces pages sans frémir ? Vous n’avez pas pu rester assise devant le livre jusqu’au bout du drame : cette femme veut embrasser son enfant et il est là. Elle a été en prison pour lui. « Ah ! ah ! messieurs de la Justice, vous avez fait restituer les livres d’école emportés dans la chambre, au sixième, vous ne pouvez pas arracher ce que la mère a appris pour son enfant ! A lui le profit maintenant ! Son tour de bonheur est arrivé !… » Elle se sent plus forte que toutes les forces humaines : son enfant serait enfermé n’importe où, elle irait le prendre… si haut, si profond qu’on le détienne ! derrière n’importe quelle rangée de murailles, de barreaux, de foule, de soldats, elle pénétrerait !…
Marthe se penchait, s’exaltait, transfigurée, consciente de prendre le dessus dans le duel :
— Mais regardez donc ses yeux qui traversent comme l’éclair !… Mais la nature inanimée s’émeut quand elle avance ses mains magnétiques !… L’enfant est là, elle n’a qu’à tendre les lèvres… Alors, on la voit désarmée, imbécile devant le néant ; elle pressent qu’il y a un je ne sais quoi devant lequel cesse la toute-puissance : c’est le manque d’obstacle. On la voit qui piétine ; la sueur de la peur mouille ses cheveux ; on entend les raclements de la gorge qui renfoncent les bonds du cœur ; on la voit serrer avec folie l’étoffe de sa robe pour retenir sa force immense qui s’en va… Eh bien, alors, ma chère amie, avec cet appoint magnifique, la fin du roman ne doit pas être si mauvaise ?
Marthe souriait, victorieuse, à l’évidence, à son amie, au portrait de Dickens encadré au-dessus d’elle.
Mais la chère amie, le front baissé, se mit à parler aparté ; elle en voulait aux fleurs du tapis placé sous ses pieds :
— C’est dommage qu’on n’ait pas osé nous la montrer en prison ! Il fallait la faire danser pendant trois ans derrière une grille, en criant : « Mon enfant ! mon enfant !… » Est-ce possible ? Elle serait morte : vous soupirez déjà quand vos enfants partent huit jours à la campagne sans vous… Si l’on savait véritable une pareille abomination, les femmes comme nous ne pourraient pas manger, ne pourraient pas rester… Eh bien, on n’a pas le droit de bouleverser les gens avec des histoires impossibles ! On n’a pas le droit !
Une inquiétude effaçait le sourire de Marthe : madame Griffon était-elle toquée ! Le romancier n’avait pas le droit de choisir ses épisodes ? Est-ce que les gens étaient contraints par les péripéties d’un roman ?
Et voilà que madame Griffon s’éveilla, comme si elle venait de percevoir les paroles de Marthe prononcées depuis quelques instants :
— Qu’est-ce que vous me chantez avec votre « appoint magnifique » ?
Et, contre toute prévision, brusquement elle sembla perdre patience, elle se redressa, montra des yeux durs et lança d’un ton sec :
— Enfin, voyons, où est la portée, l’exemple ?… Tout le temps de la confection du roman, j’ai entendu répéter que les faits exposés revendiquaient un large progrès. Votre mari finit sur une espèce de preuve que l’avenir meilleur n’existe pas.
Elle s’arrêta pour mieux fasciner le visage mat, régulier de Marthe, et elle prononça, meurtrière :
— C’est de la littérature désespérante et par conséquent stérile.
Marthe, jusqu’alors si convaincue, si vaillante à soutenir l’œuvre, fut d’abord choquée de cette manière agressive, puis, subitement, elle s’affaiblit : le prononcé de littérature stérile l’avait touchée au bon endroit.
Elle était égarée, sans idée, prête à pleurer. L’instinct seul de chercher une atténuation lui restait :
— Est-ce que c’est aussi l’avis de votre mari ? balbutia-t-elle, presque suppliante.
La visiteuse avança le buste tout d’une pièce, en une pose inélégante, et fit claquer un rire strident, forcé :
— Quoi ! vous ne savez donc rien ? Le divorce est prononcé ; il y a un mois que je ne suis plus madame Griffon !
Elle montrait des dents petites et pointues, et jusqu’à la fin de l’entretien une crânerie dramatique contracta son visage blond-rose, comme si sa beauté peuple, retrouvée, remplaçait la distinction bourgeoise disparue.
Ce divorce achevait d’effarer Marthe : il n’y avait donc à envisager que des désillusions et des ruptures ? Les traits tirés, elle essayait des phrases qui ne venaient pas, elle tendait à droite et à gauche son front réfléchi de brune, incapable surtout de se défaire de cet écrasement : « Le roman était stérile, sans portée ! »
L’ex-madame Griffon interpréta cette stupeur douloureuse comme un signe de réprobation ; aussitôt elle sentit le moment venu de liquider la vieille jalousie. Après un silence de défi, elle lâcha sa rancune :
— Ah ! ah ! j’ai consenti au divorce ! Moi au moins j’ai dicté une fin de roman agissante et qui commande des suites considérables… je suis une autre romancière que vous autres…
La pitié, l’ironie supérieure sifflaient en un sarcasme étrange :
— Votre collaboration d’épouse n’a produit qu’une emphase littéraire, moi j’ai atteint la grandeur des faits !
Marthe, anéantie, n’avait rien à répondre. Elle entrevit cependant le cas si fréquent d’une personne qui a copié des attitudes, des résolutions et qui, ensuite, injurie l’inspirateur et nie son influence. Mais aucune pensée ne subsistait avec netteté ; la couleur du jour était changée ; le Dickens au mur semblait osciller, à moitié effacé.
La divorcée prenait cette gêne maladive pour la réserve affectée par les honnêtes femmes à l’égard de certaines irrégulières. Elle s’exaspérait :
— Le sublime de l’artiste est fait de ses passions réprouvables…
Une lueur passa dans l’esprit de Marthe : c’était Adèle, cette divorcée, que devait épouser Chaupillard ! Mais cette conjecture échappa aussi ; le réquisitoire de la visiteuse importait seul, il envahissait avec une force impitoyable, et la foi vitale de Marthe se débattait affreusement.
Adèle continuait, pensant rabaisser l’insolence :
— La règle est l’ennemie du génie ! Comment monsieur Ferdinand Prestal pourrait-il être un grand écrivain, avec une femme si méritante, pourvue de toutes les sagesses bourgeoises ?
Marthe se leva, serrant le bras de son fauteuil ; un désespoir irrémédiable descendait en pâleur sur ses joues décomposées.
La visiteuse se leva aussi, éclatant de rire :
— Vous ne voudriez pas, prosaïque épouse, que d’un si digne accouplement une œuvre héroïque fût née ?
Elle demeura un instant les yeux plissés, la bouche vermeille épanouie. Marthe la regardait avec épouvante, telle une victime qui ne sent plus les coups, mais bat des paupières au geste qui s’acharne.
Devant cet accablement inoffensif, Adèle, versatile, éprouva une velléité de tendre la main, de dire une parole d’adieu radoucie, un « sans rancune » quelconque. Mais, par amour-propre et faute de présence d’esprit, et parce que c’était le plus facile, elle s’arracha d’un coup d’épaule, traversa vivement la salle à manger, gagna la porte et se sauva.
Au claquement de la fermeture, Marthe s’avança machinalement comme pour reconduire, puis elle revint dans le salon.
Une sorte de réalité terrible opprimait ses facultés : « le roman de son mari passait pour être sans vertu généreuse ! »
Navrée, elle sentait la maison froide, grise, sépulcrale. Les meubles qu’elle aimait ce matin encore, la bibliothèque, la table de bureau, les livres, les choses de spiritualité qui, d’ordinaire, lui étaient chères et propices comme des preuves que l’on faisait partie de l’élite pensante, tout cet apparat de monde cultivé maintenant lui était pénible, la repoussait, la blessait.
Bien entendu, l’impression que Ferdinand pût n’avoir qu’un talent médiocre était rejetée déjà, la Foi n’avait même jamais abdiqué. C’était de sa propre infériorité qu’elle avait conscience ; si l’œuvre manquait de portée, c’était par sa faute à elle, Marthe.
L’ex-madame Griffon avait hâté cette haute réaction affectueuse, en accusant principalement « la prosaïque épouse ». Oui, oui, ce terme de mépris avait cinglé justement ; la visiteuse avait proféré l’impitoyable vérité : le tort de l’épouse.
Parbleu ! le génie de Ferdinand avait infusé au roman les plus nobles qualités, une seule manquait qui dépendait de l’entourage : la force de propagande généreuse, qu’elle-même, Marthe, avait amoindrie par ses préoccupations mesquines de ménagère !
Elle quitta le salon comme si les gravures suspendues, le Balzac, le Dickens, le Tolstoï, eussent bafoué sa coupable nullité.
La salle à manger n’était pas plus réconfortante, avec le cuivre luisant de la suspension et du poêle de faïence. Comme Ferdinand avait raison de combattre ce sot orgueil, en vertu duquel la maison était bouleversée à chaque réception d’amis !
A propos de réception, des visions désolantes passaient : Pauvre Griffon !… pauvre Catherine !… Tout se tenait : l’on rayonne les uns sur les autres ; quand on est des gens sans ampleur, sans réussite, on n’a autour de soi que des gens pareils, sans joie, sans consolation… Et là encore, il y a un tort…
Appuyée à la table, elle recevait comme un souffle malade venu des géraniums aux pousses décolorées ; un désespoir sans fond entraînait tout ce qui la rattachait à la vie. Tous ses prétendus défauts et ses apparences de torts grandissaient, emplissaient la maison.
— « Je fatiguais Ferdinand de mon bavardage oiseux. Je lui imposais des inquiétudes humiliantes, je le forçais à tirer son génie terre à terre. Quelles inspirations sublimes ne lui ai-je pas fait perdre en le dérangeant avec mes torchons ! Quelles hautes pensées n’ai-je pas tuées ! »
Elle se souvenait avec une prodigieuse précision des faits les plus insignifiants, des circonstances les plus éloignées où elle avait gêné son mari. Ce dimanche matin où elle l’avait obligé à quitter sa table de travail et où, de dépit, il était allé rincer des bouteilles à la cave !… Atteins donc le ciel, malheureux, dans des conditions pareilles !… Voilà : Ferdinand n’avait pas eu la femme qu’il lui fallait, la femme qu’il aurait méritée !
Les larmes ruisselaient aux joues de Marthe ; tout son être accablé demandait pardon.
Comme une coupable qui ne sait où cacher ses remords, elle erra dans la cuisine, puis dans la chambre des enfants ; elle ramassa les chaussons, qu’avant de sortir, selon l’habitude, ils avaient lancés à travers les meubles, sous les chaises et sous la toilette… Et les remords allaient : Pauvre Ferdinand ! Pardon de n’être qu’une cuisinière…
Elle se réfugia dans la chambre à coucher, mais aussitôt la grande glace de l’armoire s’empara d’elle… Oh ! alors ! Le visage fade d’employée d’ouvroir ! Les cheveux sans coquetterie ! Le peignoir fané sur la hanche forte… Oh ! alors ! Pardon de n’être pas plus jolie femme ! Pardon de ne savoir que l’étreinte totale ! Pardon d’avoir des spasmes si bêtes !…
— Quoi ! miséricorde ! Est-ce qu’on ne sonnait pas encore une fois ?