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Les Obsédés

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XII

Griffon, d’ordinaire franc et répondant de ses actes, avait raconté à sa femme la visite au crémier de Vaugirard sans révéler comment s’était arrangée l’affaire de la glace cassée.

Adèle n’avait retenu qu’un fait :

— Tu t’es trompé d’omnibus en revenant ? Si je te disais une chose pareille, tu hausserais les épaules. C’est justement ce qui m’est arrivé la semaine dernière, je me suis trompée de tramway. D’ailleurs, je te répète que vous m’ennuyez tous, avec votre Catherine Bise.

En effet, subitement, les histoires de Catherine lui étaient devenues insupportables. Elle s’efforçait de ne pas écouter, de rentrer sa pensée en dedans ou de la distraire vers les fenêtres. Si on lui demandait son avis, « elle ne savait pas ». Même, elle se levait, quittait la pièce au milieu de la conversation.

Chez les Prestal, quand on montrait une lettre de Catherine, son visage recevait une contrariété comme à l’énoncé d’un reproche, ou d’une réclamation.

— Tenez, avoua-t-elle une fois à Marthe, votre lettre de Catherine va fouiller au fond de moi aussi péniblement que ces gémissements continus du petit enfant… Vous entendez, à l’étage au-dessus ?

Après la lecture, son mari se tirait soucieusement la moustache, elle éclata d’un mauvais rire et lui décocha cette apostrophe incompréhensible : « brute ! » Puis, elle lui sauta au cou, l’embrassa et fut très gaie, d’une gaieté nerveuse, tout le reste de la soirée.

A partir de cette époque, elle cessa de demander des nouvelles du roman de Ferdinand ; elle trouva même des prétextes pour retarder l’audition d’un chapitre terminé. Et elle eut une fringale de livres imbéciles et orduriers : vautrée sur un canapé, le front obstiné, la bouche rancunière, elle lisait pendant des heures, par revanche d’avoir « coupé » dans d’autres ouvrages.


Un autre phénomène fut à constater : elle ne sut plus « faire la comédie » à son mari ; on eût dit qu’elle faiblissait contre une destinée longtemps repoussée.

Douée d’un tempérament de fer, de tout temps son refuge avait été la maladie ; pour effacer ses torts, punir ou contraindre son mari, elle usait de l’admirable et invincible tactique des enfants : se plaindre de maux impossibles à vérifier : mal à la tête, au cœur, au ventre.

— Tu me reproches tel méchant tour ? Attends un peu, je vais te forcer à me soigner, à me flatter. Tu ne veux pas me payer tel colifichet ? Tu dépenseras le double en pharmacie. Tu ne veux pas que j’aille là ? Le jour où tu auras un projet intéressant, je me mettrai au lit.

Elle pratiquait la méthode si facile aux femmes dont le mari est absent dans la journée : se bourrer de pâtisserie entre les repas et ne pas manger à table. Elle était la femme délicate « qui n’a pas d’appétit » et qui est grasse comme un bébé de lait.

Pour compléter, elle répétait à tout propos, avec mauvaise foi, ou avec stupidité :

— Oui, je sais bien… tu fais la tête pour me forcer au divorce… tu ne réussiras pas.

Griffon avait usé son existence à ce rien contre lequel l’homme le plus intelligent, le plus énergique, est désarmé, s’il a du sentiment.

Eh bien, tout d’un coup, le « toupet » manqua à Adèle, comme si un drame, en dehors d’elle, s’avançait et la paralysait.

Elle s’habillait tapageusement, elle oubliait de commander le dîner, elle s’absentait des demi-journées ; au lieu de mentir, de chercher querelle, tout ce qu’elle pouvait faire maintenant, c’était de bouder ; et elle boudait mal, honteusement presque.

La grande fâcherie (dont le premier résultat fut de faire refuser le déjeuner avec Gambinet et Jeannin) vint de ce qu’elle voulait partir aux bains de mer avec madame de Mireille : un voyage de deux mois, sans itinéraire bien déterminé… elle écrirait…

— Non ! dit Griffon, si tu pars, tu ne rentreras pas ; c’est à prendre ou à laisser.

Elle dut se résigner, et aucune « comédie » proprement dite ne s’ensuivit. Des semaines s’écoulèrent, particulièrement mauvaises, où les époux se détachèrent l’un de l’autre par le silence, plus que s’ils avaient proféré des injures.

Ce qui étonnait le plus Griffon, c’était qu’Adèle ne lui jetait même plus à la tête sa résolution de ne pas divorcer.

Arriva une seconde invitation à déjeuner, le dimanche, chez les Prestal. Griffon renonça cette fois encore, parce que, le vendredi, Adèle ne rentra pas dîner et, devant son visage sévère, n’acheva même pas le mensonge maladroit d’une indisposition accidentelle, en visite… Il décida de ne plus sortir avec elle.

Tout de même, il y avait eu un accident.

Madame de Mireille et madame Griffon ne devaient pas impunément tourmenter le peintre Morlane.

Madame de Mireille, très indépendante, avait succombé la première : elle était devenue la maîtresse du brillant Ribérol.

Alors, les scènes à l’atelier ne semblèrent plus suffisamment excitantes. Un jour, Ribérol débarqua chez Morlane, lui offrit un cigare, puis, à califourchon sur une chaise, lui expliqua tranquillement ce qu’il appelait le caprice de madame de Mireille :

— Elle désirerait figurer dans un tableau à la Fragonard… Bien entendu, nous ne saurions poser devant vous ! Mais dans telle hôtellerie, machinée comme un théâtre, nous pouvons souffrir votre présence cachée ; il s’agit d’ailleurs d’une scène plastique, sans offense pour le regard étranger. Nous pouvons, pendant un rapide instant, vous octroyer cette vision unique, laquelle reste dans les yeux de l’artiste et lui permet, fût-ce dix ans après, de donner la reproduction aussi fidèlement que s’il copiait un modelage.

Morlane, à demi fou, accepta l’offre malsaine qui devait le finir.

Et Adèle fut mise au courant par son amie ; elle sut le lieu, l’heure. Le jour du tableau vivant était l’avant-veille du dimanche promis aux Prestal.

Ferdinand devait lire un chapitre. Son travail, maintenant, marchait à souhait. C’était l’ère des circonstances fécondantes.

Georges, à l’école, fut premier en histoire et Albert deuxième en gymnastique. Ces résultats ne manquaient pas d’importance ; car, tout de suite après, Ferdinand eut une création facile, abondante, forte, où jaillissait telle note exceptionnelle, comme une infusion de succès.

Rien n’était indifférent pour l’œuvre. A la même époque, au bureau, le chef tomba malade.

— S’il est seulement trois mois absent, calcula Ferdinand, je termine mon roman.

— Ton seulement est plein de goût, apprécia Griffon.

Ferdinand resta le visage dur, implacable :

— Non pas que je donne moins à l’administration, mais je suis délivré en partie de l’oppression. Je n’écris pas mon roman au bureau, mais je reste moi-même.

En définitive, après les tiraillements, les flottements, son tempérament dominait.

Certaines vertus, qui entraient dans la constitution propre de Ferdinand ne pouvaient être mises en défaut que passagèrement. Son âpreté au travail, sa vigueur à s’imposer, à réagir contre le milieu anti-littéraire, sa faculté de saisir les faits, de les rapporter à une conception d’humanité et de les digérer dans son œuvre, tous ces attributs de sa personnalité devaient régner intégralement.

Et même, le temps d’impuissance apparente était, en somme, propice ; car il préparait l’éclosion irrésistible, qui fait de l’artiste une force de la nature.

L’heure existait pour Ferdinand, où la face se déforme, où la solidité du roc réside dans le menton, dans le front. Alors, il n’y avait pas de chef de bureau qui tînt, il n’y avait pas de Griffon, pas de Catherine, pas de Chaupillard débineur, pas de Jeannin débaucheur, pas de femme, pas d’enfants qui tinssent ! Il y avait la passion attaquée à l’univers !

— N’est-ce pas formidable ? expliquait-il dans le calme. Vous aimez l’univers par un de vos personnages. Cette émotion de l’univers existe ! Vous le sentez, vous le tenez, votre capacité d’étreinte est assez vaste ! Votre projection nerveuse atteint le monde tout entier, comme la lumière du jour l’atteint sans limite. On ne saurait alors, vous demander de rapetisser votre infinie puissance à connaître une seule créature, fût-elle de votre sang !

A certains moments de gestation, on pouvait sonner chez lui, hurler dans la rue : un moi élémentaire, farouche, refusait d’entendre : « Il n’y aurait que l’écroulement de la terre d’égal en importance à ce que je fais ! »

Un soir, Marthe criant :

— Ferdinand, le feu ! La lampe est tombée !

Tudieu ! Il avait fini sa ligne avant de bouger !

Dans « l’état farouche » où les circonstances adverses n’avaient pas prise, il arrivait que des circonstances favorables se fissent admettre.

— Quelle découverte ! déplora Marthe, un jour de fête, après le déjeuner, voilà que je ne peux plus boutonner ma chemisette de l’année dernière ! Je grossis…

— Chouette ! cria Ferdinand, qui posa son porte-plume et vira sur sa chaise.

— Dis donc, je te remercie, je veux rester mince.

— Mais, ma chatte, c’est l’épanouissement. Tu arrives au plein de la jeunesse… Voyons ça, un peu.

— Non, Ferdinand, tu me pinces.

Et alors, — pas tout de suite, — mais vingt-quatre heures après, la production littéraire de Ferdinand fut comme charnue, ferme, saine et d’une saveur grasse et chaude.

Il jubilait, après le dîner, en baguenaudant les deux mains dans ses poches, devant la bibliothèque, entre le Tolstoï et le Balzac :

— Dimanche prochain, mon petit père Griffon, je te lirai un chapitre avec confiance… Et vous autres, les arlequins, qu’est-ce que vous avez à me suivre en rigolbochant ?

Albert et Georges en chœur :

Ma p’tite Catherine,
C’est aujourd’hui ta fête !…

— Ah çà ! exulta Ferdinand, ça va-t-il durer c’te vie-là ?… Et toi, Marthe, pourquoi rougis-tu ?


Le vendredi de l’affaire Morlane, dès le matin, madame Griffon ne put tenir en place. Occupée de sa toilette, ou plutôt de rien, le visage tiré, malade, elle n’entendait pas son mari parler, ou bien restait sans répondre, avec l’air d’une étrangère qui ne sait pas traduire. Elle semblait gênée par la clarté franche de la belle journée d’été.

— Enfin, demandait Griffon, dis-moi ce que tu cherches ? Voilà trois fois que tu vas jusqu’à la cuisine sans y entrer… entends-tu ?

Un haussement d’épaules agacé signifiait qu’elle ne comprenait pas ou qu’elle ne cherchait rien.

L’après-midi, l’heure fixée à Morlane approchant, elle mit son chapeau fiévreusement, et se fit conduire en voiture à l’atelier.

Le peintre était bien réellement parti. Elle renvoya sa voiture et demeura un moment hébétée, sur le trottoir, à ne savoir si elle devait monter ou descendre la rue ; aveuglée par le plein soleil, l’idée ne lui venait même pas d’ouvrir son ombrelle.

Lentement, à regret, elle se dirigea vers l’hôtellerie désignée par Ribérol. Arrivée à la place des Victoires, elle s’entêta longtemps, devant une boutique d’angle, à regarder des cartes postales illustrées et à guigner le côté pair de la rue d’Aboukir. Deux fois, elle fit des pas pour s’éloigner, mais elle revint devant la papeterie. Enfin, elle prit soudain le côté impair de la rue d’Aboukir et fila contre les devantures. En face d’une maison ordinaire, où seulement les persiennes d’un étage étaient closes, elle passa comme s’il y avait eu à craindre de recevoir un projectile.

Dès lors, elle fut une sorte de possédée ; elle s’engagea dans la rue Montmartre et se mit à voyager sans but, la bouche sèche, le regard maniaque, à la fois avide et lourd, audacieux et honteux.

Il faisait un temps de juin sec, chaleureux. Les amateurs s’émouvaient d’abord, puis restaient perplexes : voici une élégante jeune femme qui portait un chapeau trop fleuri, un costume de drap granité bleu, demi-mondain par la coupe et l’ajustage, une voilette et des gants sérieux ; le joli visage offrait une crispation encourageante, mais l’allure trop pressée protestait, négative.

A l’approche du boulevard, elle s’enfonça, sans ralentir, dans la cohue des passants affairés. Après la rue Montmartre, le faubourg. Une invincible nécessité la talonnait : Allons ! allons ! La rue Notre-Dame-de-Lorette.

Un profil, de loin en loin, la faisait changer de trottoir, et pointer comme vers quelqu’un de connaissance ; elle examinait, puis dépassait, avec une accélération de fuite.

La rue Chaptal, la rue Blanche, la rue Ballu.

Son visage avait des réveils d’un instant : quelle heure était-il ? Des écoliers polissonnaient ; leur panier, leur gibecière gonflée de livres donnaient à réfléchir, comme des objets nouveaux, inconnus.

La rue de Clichy, la place, le boulevard.

Un trouble électrique l’atteignait devant la terrasse des cafés où les yeux des consommateurs s’exerçaient au crochetage.

La place Blanche était l’endroit d’où elle aurait dû, en ligne directe, rentrer à la maison. Mais non ! impossible de renoncer… L’impulsion n’était pas usée. Non ! impossible d’enfermer un tel tourment dans la maison !

Un arrêt devant le boniment d’un camelot permit un refus plausible du bon chemin et une vague transaction avec la raison.

Alors, avec l’idée qu’il fallait rentrer, avec le calcul de ne pas s’éloigner à cause de l’heure, elle tourna dans le quartier : la rue Blanche, la rue Ballu, la rue de Clichy, le boulevard de Clichy, puis, de nouveau, la rue Blanche, la rue Ballu…

Elle marchait toujours trop vite, chercheuse malade, dont le souffle vital semblait osciller à droite, à gauche. Deux fois, trois fois, dix fois, le garçon de café la vit passer devant la terrasse, rue de Clichy, de quart d’heure en quart d’heure.

Puis la lumière du jour déclina.

Et voilà qu’elle crut traîner un muet solliciteur derrière elle. Alors, une sorte de défaillance changea sa démarche. Les tempes bourdonnantes, brisée par ce désir des gens traqués d’être saisis, — mais « d’en finir », — hébétée par le besoin de se cacher, fût-ce dans la honte, elle ne sut plus bien où elle était, ni ce qu’elle faisait.

Alors, en effet, son allure fit qu’elle tira de silencieux compagnons derrière son dos. Ils se succédaient ; abandonnée au bout de quelques mètres par un solliciteur, aussitôt un autre s’attachait plus longtemps, puis un autre. Elle les menait par l’interminable tour des rues.

Plusieurs fois, le suiveur venant presque la toucher provoqua un sursaut, une volonté de fuir qui ne durait pas.

« Attention ! » pensa le garçon du café de Clichy.

Un compagnon, traîné un tour entier, s’approcha au point d’effrayer, persista, fut moins évité, engagea un second tour…

Le garçon eut soin de constater : une heure écoulée, elle n’avait pas remonté la rue de Clichy.

Mais enfin, il la reconnut bien, malgré un rapetissement furtif et malgré cette malice de faire un brusque crochet vers le trottoir aux boutiques closes, pour éviter la pleine lumière de la terrasse… Ah ! ah ! il la reconnut bien !

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