Les Obsédés
XIII
Au mois de juillet, un dimanche matin, vers dix heures, Ferdinand cria :
— Ça y est ! J’ai écrit le mot Fin !
Marthe et les enfants accoururent, regardèrent l’encre humide.
Il avait posé sur la table son manuscrit entier, de façon à jouir matériellement et au complet de la richesse amassée. Marthe et les enfants admiraient le gros tas de papier figurant un album ouvert à la dernière page.
Les enfants voulurent préciser leur estimation critique : ni Georges, ni Albert, ne put enlever le manuscrit d’une seule main !
On s’embrassa. Un événement immense venait de changer la vie ; on bavardait pour le plaisir de bavarder : « Il ne faudrait pas maintenant que le feu prît à la maison ! Il y avait là pour plus de trois francs de papier acheté ! » On marchait de chambre en chambre, uniquement à cause de l’accélération du sang et de l’imagination.
Mais quel dommage ! On ne pouvait pas trouver Catherine immédiatement chez ses patrons, c’était son jour de permission. Les enfants, à table, gardèrent un rire désappointé : leur « p’tite Catherine » aurait dû surgir instantanément du mot Fin !
Il fallut sortir tout de suite après le déjeuner ; on n’aurait pas dit au juste pourquoi, mais il semblait indispensable d’aller, de regarder le monde, de répandre un fait :
— Voilà ! le roman est achevé ! l’engagement est tenu !
C’était aussi la personnalité collective trop grande, dans son expansion actuelle, pour l’appartement étroit de la médiocre rue Saussure ; c’était le besoin de mesurer dehors un bonheur trop considérable pour être étendu et vu entier dans la maison.
Forcément, la promenade fut dirigée vers les grands boulevards. Forcément, les yeux de Ferdinand et de Marthe choisirent dans les mille reliefs du chemin, ceux qui pouvaient se raccrocher par un rapport plus ou moins direct à l’événement : les étalages de libraires, les terrasses de grands cafés, les colonnes affectées aux affiches de théâtre, les passants porteurs de binocles, les passants en possession de journaux, ou de brochures, les magasins d’art : peinture, bronze, gravure.
Albert et Georges désignant leur père du pouce, adressèrent une grimace énigmatique à des gamins inconnus, grimpés sur un banc : « Ah ! ah ! vous voudriez bien savoir ! »
Marthe, au bras de Ferdinand, se préoccupait de plusieurs articles d’habillement qu’elle désirait pour lui depuis longtemps, et dont l’achat ne pouvait plus être différé ; elle récitait et discutait les prix des catalogues. Lui, humant le soleil, tâtait des sous dans la poche de son gilet, comme s’ils le gênaient ; il avait envie de dépenser, de faire plaisir tout de suite. Au coin d’une rue barrée, il offrit aux enfants un microscope de cinquante centimes, et il dit à Marthe :
— C’est épatant, que je ne pense jamais à leur rapporter des bibelots comme ça, en revenant du bureau.
Pour terminer la journée, on monta chez les Griffon, annoncer la grande nouvelle. La visite fut écourtée, censément parce qu’il était tard, en réalité parce que l’aspect de la maison révélait la brouille, la demi-réconciliation pénible.
Marthe, en quittant, eut la sensation d’avoir peut-être manqué de tact : on ne crie pas sa chance joyeusement devant quelqu’un qui n’a rien gagné. Les félicitations d’Adèle avaient été grimaçantes ; elle semblait désillusionnée plutôt que ravie. D’ailleurs, Marthe comprenait très bien que l’événement hors de pair devait exciter la jalousie, puisqu’elle-même se sentait triomphante.
Dès le lendemain, on prit les dispositions voulues pour « la grande surprise ».
On offrait à Catherine huit jours de vacances à passer auprès de son enfant : on payait une « extra » pour la remplacer chez ses patrons ; on payait ses frais à la campagne.
Et le programme devait continuer dès que le roman serait accepté par un éditeur. Et si le roman réussissait, tonnerre ! on s’arrangerait pour lui rendre son enfant, tout à fait !
Le départ en vacances.
Par une attention délicate, le mardi soir, les Prestal se rendirent à la gare Montparnasse afin d’embrasser Catherine, comme on fait pour un parent qui entreprend un lointain voyage ; il fallait que Catherine connût la sensation d’avoir de la famille.
— A l’occasion des grandes joies, disait Marthe, on a besoin de s’appuyer à de l’affection, comme au moment des grands chagrins.
Les enfants, impatients, mangèrent à peine, au dîner. On arriva une demi-heure d’avance, à huit heures, il faisait encore jour.
— La voilà avec tous ses paquets !
Albert et Georges se précipitèrent :
— Comme vous êtes belle, ma p’tite Catherine !
A la regarder, de loin, Marthe eut les larmes aux yeux :
— Cette chemisette grenat sied parfaitement à son teint de brune ; elle s’habille avec talent et contre la coquetterie.
Ferdinand admira aussi :
— Comme elle paraît fine de lignes et souple, et comme elle va d’un ressort noble !… une sorte d’actrice inspirée… ses yeux timides se découvrent mal au public, mais le rôle est dans son cœur, et sa bouche et son menton vont projeter l’émotion…
Catherine ne fut pas étonnée que les Prestal se fussent dérangés pour un événement si considérable.
— J’avais peur que ma remplaçante n’arrivât pas ! Enfin, elle est venue, une grosse fille rouge, elle m’a demandé s’il y avait beaucoup d’ouvrage. Ma foi, je lui ai répondu : « Je ne sais pas… » J’étais pressée ; pourtant, j’ai attendu qu’il n’y ait pas de clients à la boutique ; j’aurais eu scrupule de m’en aller sans une poignée de main à mes patrons… et ici, aussi, je suis bien contente de vous voir…
Les enfants tenaient à vérifier si elle n’avait rien oublié : les cadeaux pour la nourrice, le costume marin pour le petit Émile. Et ne pas confondre : le ballon de la part d’Albert ; le tramway de la part de Georges.
Sur le quai :
— Vous embrasserez bien le petit Émile pour moi…
— Non ! pour moi, le premier…
Il convenait de plaisanter :
— Ne dépassez pas la station ! recommanda Ferdinand.
La fermeture des portières. Il fallait donner à Catherine toute la sensation de famille possible ; alors, Marthe, avec chaleur, d’un ton avide, exigeant :
— Un télégramme demain, n’est-ce pas ? pour nous dire que tout va bien.
Elle descendit du marchepied pour laisser la place aux enfants. Ferdinand allongea une quatrième poignée de main, et soudain, il annonça, malicieusement, pour Marthe :
— Toujours, dans ces scènes de départ, il y a le parent ou l’ami qui rapplique au dernier moment — exprès, dirait-on, — par discrétion ou par un sentiment secret… regarde plutôt…
C’était Griffon qui apparaissait juste pour faire signe, le chapeau en l’air, à bout de bras.
Et la voyageuse n’éprouva-t-elle pas un émoi particulier de ce dernier souhait ?… On ne distingua pas ; le train partait.
Le roman terminé, pendant quatre jours entiers on crut bien que ça y était : on se vit libéré, on se crut en jouissance d’un nouvel état ; Ferdinand avait répondu de sa prétention ; il était qualifié.
Puis, dès le jeudi soir, l’erreur se manifesta, rehaussée d’ailleurs par les bons soins de Chaupillard, en assiduité quotidienne rue Saussure :
— Comment, vous étiez si contents ? Vous n’avez pas mesuré l’étendue de l’engagement.
Et les gestes de Chaupillard jetaient l’évidence aux quatre coins du salon : le roman était écrit, bravo ! mais quelle en était la valeur ? Pour être en règle avec le monde, il fallait le roman imprimé, il fallait cette chose palpable, portative comme une monnaie : le livre. Rien de fait sans l’acquit d’un éditeur.
Et je vous attendais là, mon cher ! J’y ai passé… Vous allez faire connaissance avec les requins.
Alors, Ferdinand trouva des prétextes pour garder encore son manuscrit : il devait se relire une dernière fois, il devait consulter Jeannin.
Marthe approuvait cette temporisation. Elle croyait au génie de son mari, mais redoutait l’injustice, la mauvaise chance.
Et, à mesure que l’échéance apparaissait grave, définitive, à mesure qu’ils sentaient combien le refus de la valeur offerte serait désespérant, les époux s’appliquaient, malgré eux, à récapituler intérieurement tout ce que le roman avait coûté à la famille.
La peur d’avoir dépensé en pure perte donnait à Ferdinand une terrible clairvoyance. Le roman avait été un être de plus dans la maison ; cet intrus avait accaparé la grosse part du temps, de l’affection, des ressources communes.
Pour l’intrus, Ferdinand avait dû disputer sans cesse les heures de travail, se les procurer au prix du repos, de la distraction, de l’avancement ; sa dépense avait été la contrainte et la résistance ; il avait subi sans répit le malaise intolérable du dédoublement, il avait été malheureux comme employé, malheureux comme écrivain.
Et l’apport de Marthe ! Pour qu’un employé, chef de famille, ait des loisirs, il faut que sa femme les lui crée, il faut qu’elle le dispense des soucis économiques en les assumant elle-même. D’ordinaire, on partage : le mari s’occupe de la cave, des feux, des chaussures ; ou bien — ce qui revient au même, — il fait des copies supplémentaires permettant d’acheter le travail d’une bonne et de compter moins chichement. Lorsque Ferdinand parlait d’aider à quelque besogne matérielle, Marthe — une brosse ou un chiffon à la main, — le faisait rester devant ses papiers ; elle avait toujours vu, à l’ouvroir, dans la rue, quelque part, une « femme extraordinaire »… elle, Marthe, la femme inexistante, si ordinaire… Et Ferdinand, à se remémorer, souriait longuement, accoudé devant un livre qu’il ne lisait pas.
Quant aux enfants, — c’était le plus grave, — relégués au second plan, privés de la part normale d’attention, leur éducation et leur santé avaient payé un tribut dont l’avenir entier pouvait pâtir.
Pour jouir d’un sursis, — tellement le verdict de l’éditeur était redoutable, — Ferdinand présenta son roman à la Revue des Lettres, la plus cotée des publications périodiques.
A la date fixée, selon la renommée d’exactitude de la Maison, il fut introduit, pour réponse à recevoir, auprès du directeur, une sorte de chanoine sanguin, aimable, au parler franc.
— Je n’ai pas d’expressions choquantes à vous reprocher, mais l’esprit de votre roman est trop révolutionnaire pour notre public qui compte un élément universitaire, un élément pondéré, libéral-orthodoxe…
Ferdinand ne put s’empêcher d’interrompre :
— Justement ! le public sérieux, aujourd’hui, ne s’offense que des mots, et de certaines descriptions, mais les idées n’effraient plus…
Le directeur, se frictionnant les mains, engagea Ferdinand à continuer, par sa mine grandement intéressée.
— Vos abonnés désirent « gagner », vraisemblablement ?… Eh bien, ils n’avancent à rien, s’ils vous mènent et si vous avez soin de ne pas heurter leurs habitudes de pensée… Croyez-vous qu’il soit insensé de concevoir une publication disant : « Ma mission est de renseigner le mieux possible sur les lettres contemporaines ; je ne me permets pas de faire la part du public. Est-ce qu’on trie les informations du jour, dans un journal ? Pourquoi trier les faits littéraires ? Je publie à titre d’information, ne déclinant les offres d’auteurs que pour motif d’insuffisance, ou de grossièreté. Et je donne de préférence des œuvres « excessives », et discutables ; c’est en vitupérant que le public gagnera »… Ce que ça doit être assommant pour les abonnés des revues actuelles de n’avoir toujours, entre eux, qu’à trouver « délicieux — charmant — parfait… »
Pendant ce discours, on avait fait un beau paquet ficelé, collé à la cire ; le directeur de la Revue le remit à Ferdinand avec un placide sourire : depuis dix ans qu’il refusait des manuscrits, il en avait entendu bien d’autres.
Un matin, vers onze heures, Ferdinand se rendit chez Jeannin qui habitait à l’hôtel, au quatrième étage, dans une rue étroite et gâcheuse, voisine de la Bastille. Outre les quatre meubles publics indispensables : lit, table, siège, la chambre, sans intimité, montrait des planches chargées de livres et de paperasses ; pas d’ustensiles, un seul verre ; c’était la cage froide d’un homme à part, sans vie de famille, sans entourage de choses et d’actions ménagères qui se mêlent à sa personnalité.
Dans un fauteuil indigent, près de la fenêtre, Jeannin, souffrant de rhumatismes, regardait pleuvoir.
Le sort inquiétant du roman, si chèrement édifié, parut l’amuser beaucoup :
— En somme, résuma-t-il, l’écrivain est un type des plus enviables ! Quel bonheur il accapare et il donne aux siens !… Ah ! mon vieux, vous employez bien vos meilleures années, votre âge de force et d’affectivité ! Pendant ces deux ans de roman, vous n’avez, pour ainsi dire, pas aimé votre femme, ni vos enfants, vous n’avez pas vécu avec eux. Est-ce vrai ? Vous avez été absolument stupéfié quand votre inappréciable femme vous a révélé, dernièrement, que votre petit Albert avait été considéré comme perdu, pendant plusieurs jours. Pourtant, au moment de sa maladie, vous aviez cessé d’écrire ; oui, mais vous n’aviez pas cessé d’être un écrivain, mon vieux. Et puis, combien avez-vous d’amis ? Quelles gens fréquentez-vous ? Est-ce que les saisons de l’année existent, pour vous, éternel gratte-papier ?
Ferdinand, assis, un coude sur la table, secouait la tête. Il évoquait son chez-lui ; une impression d’abandon s’exhalait de la chambre de Jeannin ; à travers la pluie, on apercevait la maison d’en face, aux fenêtres laides, sans persiennes, aux locataires absents. Il parla, envahi d’une sentimentalité frileuse :
— Si je vous disais que l’intrus, parfois, nous rendait ennemis l’un de l’autre, ma femme et moi ! Vous n’imaginez pas cet arrachement de deux cœurs inséparables. On aurait dit que le développement de l’intrus tiraillait nos nerfs soudés, comme on fait souffrir une blessure sans tuer le patient.
Soudain, la porte s’ouvrit derrière Ferdinand. Parut un gaillard en bras de chemise, tablier bleu à bavette, chaussons mous, grosse face alsacienne. Il tendit une ardoise de gargote à Jeannin, en le toisant avec malveillance.
Jeannin commanda son déjeuner ; l’homme partit sans un mot.
— Vous avez vu mon grand ennemi, dit Jeannin, ce n’est pas le garçon restaurateur, c’est celui qui fait les chambres ; la serviette dont il essuie mes assiettes, c’est sa serviette de ménage. J’ai beau protester : le torchonnage en rond de tous les récipients s’impose à lui comme au garçon coiffeur l’essuyage de la cuvette après chaque barbe. Il déteste profondément mon métier d’écrivain. Pourtant, il savoure les feuilletons du Petit Journal où foisonnent les personnages titrés, les grandes dames et les policiers… Si j’ai l’air d’aimer un plat, invariablement, « il n’en reste plus » ; alors, par ruse, je demande ce dont je ne veux pas ; mais sa haine est maligne ! parfois il me prend au mot… Hier, j’étais en palpitation créatrice ; Dieu me pardonne, je brûlais du sublime ! voilà qu’il me sert, malgré moi, du poisson pas frais ! Pris d’indigestion, j’ai failli crever comme un chien ; il n’a jamais voulu se déranger… Savez-vous qu’il m’a détruit des pages de manuscrit ? Depuis ce temps, je suis obligé d’emporter tous mes papiers sous mon gilet ; quand un ouvrage touche à sa fin, j’en trimballe la grossesse ridicule…
Jeannin se tut, le front hautain, la bouche dégoûtée ; puis, il continua moqueusement :
— On m’a fait des avanies à l’octroi, au musée du Louvre… Si encore, notre « particularisme » était sûr d’avoir raison ! Mais non, toujours une sorte de remords nous prône la sagesse d’être un simple vivant matériel, attaché à la bonne besogne utilitaire.
Ferdinand se leva et vint dans l’encoignure de la fenêtre :
— Comme votre rue paraît basse de plafond, par ce vilain temps ! Tout de même, quand le livre est imprimé, on doit goûter une jouissance d’ironie sans pareille à recenser ce qu’il a fallu de gêne et d’abaissement pour que fût construite cette chose d’éditeur, de libraires, cette chose d’art, de récréation, de luxe, ce qu’il a fallu de besognes communes, de postures piteuses, pour obtenir ce produit supérieur qui évoque la grande liberté, la splendide fantaisie, — un monsieur étendu sur un sofa, fumant aux corniches sculptées, attendant béatement, noblement, l’inspiration ; ce qu’il a fallu d’égoïsme rencogné, criminel, — les yeux et les oreilles bouchés aux douceurs intimes, à l’en dehors aimable, — pour obtenir cette chose d’apparat, d’en dehors !… Et les pages brillantes, riches, gaies, sont dues à ce que la femme de l’écrivain a toujours porté de méchants costumes ternes et s’est astreinte à n’assister à aucune fête ! Et le généreux de l’œuvre est dû à ce que les enfants de l’écrivain n’ont pas eu l’existence large, ensoleillée, nourrie, que l’on aurait pu leur assurer par une volonté pratique et positive. Et le beau de l’œuvre ! La substance, l’essence du beau, est due à la misère authentique d’une Catherine Bise ! Et si l’œuvre s’envole à quelque hauteur, c’est par ce reflet : l’éperdu vacillement d’yeux d’un petit abandonné dont l’agonie privée de chaleur maternelle cherche à se réfugier dans le néant !
Le menton dans la main, Jeannin semblait prendre les mesures de son ami.
— Comment ça vous est-il venu d’être littérateur ? demanda-t-il.
Une mélancolie douce, lointaine, pénétra le visage de Ferdinand :
— Je crois à un accident… J’ai des frères et des sœurs, il n’y a que moi dans la famille qui ne sois pas comme tout le monde… Voilà : j’avais treize ans, un soir à dîner, mon père et ma mère échangeaient des considérations sur quelque fait banal ; tout à coup, sans motif discernable pour la simple raison humaine, j’ai senti dans ma poitrine crever une tristesse immense, noire, pesante et qui a envahi tout mon être. Je me suis mis à sangloter ; ah ! mais, une désolation profonde, totale, qu’aucune parole ne pouvait apaiser. Je n’aurais pu dire pourquoi je pleurais, et pourtant le désespoir était réel, définitif, comme matériel en moi. C’était la connaissance du mal ; c’était soudainement, la confiance naïve en la vie à jamais perdue. Figurez-vous un enfant qui regarde sa mère, c’est-à-dire, toute la force et toute la bonté, et qui brusquement comprend qu’elle mourra un jour ! Quelle faculté de bonheur, quel support d’existence lui reste-t-il ?… On m’a couché, le sommeil m’a consolé ; le lendemain, je me suis à peine rappelé ma tristesse. Cependant, je n’étais plus pareil aux autres ; à mon insu, à l’insu de tous, je n’étais plus capable de joie parfaite. La rencontre d’une disposition spéciale chez moi et d’une phrase prononcée à point avait produit la déchirure irrémédiable d’une certaine enveloppe de la sensibilité qui n’est jamais déchirée chez la plupart des hommes… Et je vous le dis : un accident ! Il a tenu à rien, sans doute, que cette espèce de viol ne se produisît pas…
Un frôlement sur le palier avait fait bouger Jeannin. Le garçon d’hôtel, qui écoutait depuis un moment, pénétra sans frapper, muni d’un panier.
— Laissez-moi le plat, cria Jeannin.
Mais le garçon, intraitable, torchonna une assiette, vida le plat dedans et le remporta en grommelant :
— N’y a que les cochons qui mangent dans les plats !
— Vous êtes témoin ? dit Jeannin, désarmé, à Ferdinand. Et vous ne lui plaisez pas non plus, à ce garçon sévère. Il a dû interpréter à sa façon vos paroles ; il vous a lancé un regard, comme à un déplorable infirme… Vous partez déjà ?… Je mangerais bien devant vous… Rendez-moi donc le service de mettre cette lettre à la poste, je ne la confierais pas à ce Baptiste…
L’adresse, lue involontairement, fit sourire Ferdinand.
Jeannin se frotta le crâne et, lorgnant son omelette, sans appétit, il sourit également :
— Oui, il y a aussi les femmes, dans la vie de l’écrivain. Vous vous rappelez Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare ? « Nos baisers nous ont coûté des royaumes. »
Ferdinand soupira, la mine hypocrite :
— Nous gaspillons des chefs-d’œuvre en ne dormant pas.
— Taisez-vous, sale privilégié ! fit Jeannin presque en colère. Quand vous dépensez une caresse, votre femme vous la garde et le jour où vous avez le cerveau déprimé, elle pose ses lèvres réconfortantes sur votre front.
Ferdinand, chatouillé, consultait sa montre.
— Sapristi ! faut que je me dépêche d’aller au bureau ! Je vous dis au revoir, mon vieux, et meilleure santé.
— Attendez ! cria Jeannin. Nous avons encore un défaut charmant, les écrivains : nous pensons toujours à utiliser, en copie, nos rapports de parenté ou d’amitié… Avant de fuir, narrez-moi donc quelque beau trait administratif ?
Adossé à la porte, Ferdinand s’indigna :
— Ah ! mon goulu, je vous ai déjà dit comment ça m’était venu d’être littérateur, vous ne manquerez pas de coller la notation quelque part, j’ai bien vu vos yeux chapardeurs.
— Eh bien, et vous ? exclama Jeannin, mon histoire de garçon d’hôtel ! vous croyez que je ne vous ai pas vu ramasser ça vivement ?… Allons, Prestal, ne soyez pas mufle ; j’ai besoin d’un sujet de nouvelle.
— Sans blague, je n’ai pas le temps… faut tout de même que je garde mon emploi, pour mes enfants, les pauv’ bougres…
Jeannin éclata :
— Taisez-vous donc, sycophante, farceur, faux bonhomme, mendiant suspect ! Vos enfants ne sont pas plus à plaindre que votre femme. Vos enfants ! — leur affection pour Catherine, cette faculté que vous leur avez fichue de s’approprier Catherine et les émotions de son existence, — alors, ça ne compte pas ? Alors, ce qu’ils ont acquis là ne compense pas la pédagogie paternelle dont vous leur avez fait grâce ?… Allons, vieille ficelle, rien qu’une anecdote, je vous rendrai l’équivalent…
— Vous avez une façon d’insister…
— Oui, empruntée à mon voisinage, dites-le, ne vous gênez pas. Mais, mon cher, quand un homme marié comme vous s’égare dans un hôtel, il doit « casquer », vous savez bien ? Casquez-moi une petite histoire, mon chéri ? Tenez, ça vous portera bonheur pour trouver un éditeur !
Ferdinand avança, sérieux, superstitieux :
— Vous fouillez la faiblesse professionnelle comme une poche de gilet… Certainement, l’administration fourmille de drôleries, mais qui s’effacent presque, en dehors du milieu même. Ainsi, hier, le chef a appelé tous les rédacteurs les uns après les autres. J’entre, il lance d’abord à voix basse : « la porte est bien fermée ? approchez ». Saisi d’inquiétude, je me penche. Il a la précaution de me préparer, par un regard tragique, pour m’empêcher de tomber foudroyé, puis il exhale d’un accent terrifié : « Le nouveau fait des fautes ! » Traduisez : « Le nouvel expéditionnaire fait des fautes d’orthographe », mais je vous défie de rendre le colossal de cette confidence.
Une poignée de main. Ferdinand s’esquiva. Au bout de quelques secondes, il entr’ouvrit la porte, passa la tête et souffla avec une extravagante épouvante :
— Le nouveau fait des fautes !
A quelques jours de là, Ferdinand ayant attendu l’encouragement d’un beau temps lumineux partit un matin chez l’éditeur.
La serviette de cuir gonflée sous le bras, il éprouvait une émotion d’abandon à s’éloigner de la rue Saussure, de son quartier des Batignolles. Il allait, d’une impulsion automatique, séparé par un abîme de chaque instant écoulé, tel un homme qui va à sa destinée.
Au coin du pont de la Concorde, il s’arrêta ; sa femme lui avait donné une commission indispensable, à faire dans ces parages. Il chercha vainement ; toute mémoire était abolie dans sa tête.
Il s’accouda au parapet, à regarder un pêcheur à la ligne, dans un bateau. Il pensa : Que ce gros homme est heureux, là, tout seul, avec la rivière coulant sous ses yeux et offrant le mystère indispensable à la vie ! Vraiment, le plaisir matériel est le seul possible. Comme on voit bien que ce pêcheur est maître et indépendant ! Tout l’univers tient dans son bateau ; assis sur sa banquette, il tend un dos impénétrable aux cris, aux chocs de là-haut. Il possède, — bien placés sous sa main, — une trousse d’ustensiles précieux, des boîtes, sa pipe, son tabac, et une bouteille au frais dans la boutique à poissons… Est-ce bête de poursuivre un bonheur de vanité intellectuelle, pour aboutir à des tortures d’amour-propre ! Est-ce bête de se rendre pareil à un écorché que le moindre signe menace et blesse !… Ah ! la vie active, la vie manuelle ! la campagne, les arbres, les chemins déserts ! Ah ! cacher sa personnalité sensible loin des duretés de la foule !… Le roman était fini, le bonheur aurait dû être atteint ; ah ! bien oui ! Le roman fini, résultat : la démarche présente qui lui causait des transes au point que tout à l’heure, en marchant, il se remontait avec ce raisonnement : « Si j’échoue, après tout, personne ne le saura ». Voilà le délicieux espoir dont il se contentait en définitive : personne ne saurait sa déconvenue.
Il continua son chemin par le boulevard Saint-Germain, lisant avec application les mots peints sur les boutiques. Devant le bureau de poste, une idée ! S’il pouvait se faire accompagner chez l’éditeur ; le bavardage coupe l’émotion. Il entra dire bonjour à son ancien collègue, l’auteur dramatique, victime de la protection de Chaupillard.
En effet, c’était l’heure de sortie du déjeuner. Alors, tandis qu’il avait des battements de cœur, il expliqua avec désinvolture :
— Je vais déposer un manuscrit ; on ne peut que m’accueillir cérémonieusement et m’inviter à repasser dans quelques semaines ; c’est la chose du monde la plus banale.
Puis, pour compléter le « battage », il ajouta en traînant les pieds béatement sur l’asphalte :
— Mais, parlez-moi donc de l’avancement, dans les Postes. On a beau appartenir à une autre boîte, l’avancement, c’est encore le seul sujet intéressant.