Les Obsédés
XIV
Depuis deux mois, le roman était déposé.
Pendant quelque temps, on avait eu la bravoure de supporter les chances d’acceptation ; puis, Ferdinand avait fini par juger son œuvre absolument inacceptable ; elle devenait vague, nuageuse, avec seulement une impression de violence et d’immoralité. Après une effervescence mentale où il avait recensé cent fois les meilleures pages du roman, — comme un joueur manipule ses atouts, — il les avait perdus un à un, ces beaux passages, il n’en retrouvait plus trace.
Et, d’un commun accord, on se taisait sur la réponse attendue. Marthe possédait la vertu de ce silence qui respecte, et rend hommage.
Ferdinand occupait ses loisirs du matin et du soir à lire.
La vie régulière, placide et neutre d’une famille d’employés. La sérénité s’exagérait même : Ferdinand chantait, sifflait. Il y avait une telle affectation « de ne compter sur rien, de n’attendre rien », de bavarder en bonnes gens au cerveau routinier, que les enfants, — avec leur instinct aussi subtil que celui des animaux chasseurs, — avaient des lubies de regarder les murs, le cuivre luisant de la suspension et du poêle dans la salle à manger, les gravures encadrées, dans le salon, Balzac, Dickens, Tolstoï, comme s’ils enquêtaient : qu’est-ce qu’il y a donc de changé ici ? qu’est-ce qu’il manque donc ?
Et ils scrutaient aussi leur père, comme si sa coupe de cheveux ou de moustache était modifiée.
Et, en effet, on leur avait changé leur père. Ferdinand était fait pour vivre avec un roman dans la peau. Mais, tant que le premier n’était pas casé, il n’avait pas l’élan de commencer le second qui lui rendrait sa force d’individualité, son incommensurable égoïsme, son vouloir aveugle d’élément.
Le 15 septembre, Marthe dans un accoutrement du dimanche, un peu moins élégant que celui de la semaine, partit chez le grand épicier, marchand de comestibles du quartier. Elle se plaisait à fêter la gourmandise de son mari et des enfants. Petite mangeuse, désintéressée pour son compte, elle savourait d’autant mieux le régal des autres ; dès le jeudi, elle méditait des menus raffinés, en passant devant les étalages.
Au bout d’une heure, voilà qu’elle remonte, brandissant une lettre : c’était l’éditeur qui acceptait de publier le roman !
Ferdinand, assis devant sa table, consultait une carte des environs de Paris, avec Albert et Georges debout à ses côtés. Elle leur posa le papier sous les yeux : vlan ! Puis, elle embrassa chacun, défaillante de douceur.
Et soudain elle s’exalta, gesticulant, piétinant, devant Ferdinand :
— Je savais bien, moi ! Je ne disais rien parce que ça n’aurait pas avancé les choses, mais enfin, ta fille-mère était si souffrante et je l’aimais tant ! Ah ! ah ! je savais bien ! Et l’éditeur a accepté du premier coup, sans la moindre recommandation ; nous allons voir la grimace de Chaupillard.
Elle n’avait pas le triomphe modeste ; à coups de front rayonnant, elle dominait le monde, elle lui imposait la supériorité de Ferdinand, le mérite de l’héroïne. Dans l’ivresse du bonheur personnel, Marthe se permettait même un peu d’incohérence :
— Figure-toi qu’en passant devant les galeries de Monceau, — sans doute un pressentiment, — j’avais été tentée par une cravate pour toi ! Hein, te plaît-elle ? C’est la mode ces rayures noires et blanches. Et j’avais acheté des plumiers aux enfants… Mais tu ne devineras pas quel gibier j’ai dans mon panier ?
Ferdinand tenait la lettre de l’éditeur, et il regardait sa femme, il lui voyait les mains tout abîmées. Il dit avec un reproche attendri :
— Eh bien, et toi ? Dans tout ça, qu’est-ce que tu as acheté pour toi ? Ce fameux boléro à vingt-deux quatre-vingt-dix, dont tu parles depuis trois mois ?
— Ah ! j’ai réfléchi ; mon collet beige peut encore aller. Ma foi, je ne me suis pas décidée à courir jusqu’à l’avenue de Clichy et j’ai bien fait : tu vois, c’est moi qui ai eu le plus de chance, c’est moi qui ai monté la lettre !
Albert et Georges s’agitaient déjà en créanciers avides ; l’acceptation de l’éditeur ne signifiait qu’une chose pour eux ; encore une surprise à Catherine !
Ce fut encore « une semaine de vacances ». On avait renoncé à toutes sortes d’autres inventions ; aucune ne pouvait faire autant de plaisir à Catherine. Et, cette fois, elle prenait son enfant, elle l’emportait, complètement à elle : ces huit jours, elle les passait près de Dieppe, au bord de la mer, chez les parents nourriciers d’un collègue de Ferdinand, qui recevaient des pensionnaires, au cours de la saison.
Catherine n’avait à se préoccuper de rien, on avait écrit.
Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire ?
Les hôtes étaient là qui attendaient, sur le quai, l’arrivée du train, à trois heures après-midi ; des braves Normands réjouis, roux et tachés de son. Jamais Catherine n’avait vu un épanouissement pareil, un tel mélange d’admiration, de familiarité, de reconnaissance :
— Ah ! bin ! que je vous embrasse ! dit la femme, vous auriez été ma fille, je vous aurais pas mieux reconnue. Et v’là déjà du lait frais tiré, quéquefois que c’t’éfant aurait pris soif dans le train ; et puis des poires et de la galette du pays…
— Aussi vrai que j’vous l’dis, fit l’homme, vous arrivez cheux vous, dans vot’maison, vous êtes not’Catherine !
Et en effet, des voisins souriaient attendris, émerveillés sur les portes, comme, de tradition, lorsqu’un fils vient en permission du régiment, ou qu’une fille mariée à la ville amène son premier enfant.
Et le soir de ce même jour, le petit Émile s’endormit n’ayant pas moins de cinq bateaux, près du lit sur des chaises, apportés par les marmots d’alentour.
Et Catherine songeait, ravie : « Qu’est-ce qu’on avait bien pu écrire ? »
Bizarrerie : Griffon ne montra pas un contentement bien net ! Certes, la publication prochaine le réjouissait, mais on en abusait pour empiéter sur son monopole, en ce qui concernait le petit Émile. Et quand les Prestal criaient « gare là-dessous ! si le livre se vend bien ! » il ébauchait des rires, des mines qui signifiaient : « N’accaparez donc pas seuls tout le bien à faire. »
Le roman imprimé se produisit de par le monde, en couverture jaune princière, avec, au front, le nom de son auteur. Les journaux lancèrent un cortège d’annonces ; une place en premier rang, chez les libraires, fut accordée au nouveau venu.
Le mois d’octobre offrit le règne complet des saisons à la famille Prestal. Quand Ferdinand et sa femme, descendus de leur logis, mettaient le pied dans la rue, ils aspiraient tout à la fois des sèves de printemps, des splendeurs d’été, des richesses d’automne, des vigueurs d’hiver. Ils exhalaient un souffle jouissant qui éparpillait leur personnalité en possession de la ville entière.
On sortait chaque soir après dîner, chaque dimanche dès le déjeuner ; la fête nécessaire était d’aller voir comment le roman se comportait à la devanture des boutiques. Albert et Georges comptaient et se disputaient :
— Ça fait déjà huit fois qu’on le voit.
— Pas vrai, ça fait neuf.
Ferdinand, jovial, entraînait Marthe par le bras :
— Reluquons-nous dans les glaces… par ici, les enfants, n’oublions pas Achille !
Et il parlait à lèvres fines, comme s’il se moquait agréablement d’un camarade :
— Quand on a un livre exposé, les rues à libraires vous sont parentes ; elles dégagent un agrément affectueux ; les maisons paraissent intelligentes ; vous êtes dans l’atmosphère de prédilection. Et vous faites partie de Paris autrement que le commun des habitants ; vous êtes « de la représentation », les autres sont « du public ». En marchant, vous sentez votre propre poids s’ajouter à l’importance de la grande ville.
— Je me rends compte, disait Marthe plaisamment, avec une solide affirmation du coude… Et tiens, devant ces cafés boulevardiers où l’élite fait galerie, on perçoit une solidarité…
— Oui, j’examine… prêt au salut confraternel.
Dans le courant quotidien de la vie, la publication réalisée était comme une investiture d’autorité qui faisait saillir le caractère.
A l’administration, Ferdinand connaissait quelques garçons de bureau à qui, auparavant, il donnait d’aventure une poignée de main, — sans chercher ni éviter, — selon les rencontres dans les couloirs et les escaliers. Maintenant, il pensait à ne pas négliger le personnel en livrée ; il ralentissait, il se retournait, il articulait plus posément : « Bonjour, Briou, bonjour, Jolly, ça va ? » Il serrait les doigts vigoureusement.
Et Marthe à l’ouvroir ! Une femme avait-elle la tête si malpropre que personne ne voulût la peigner — quoique le peignage fût un service que les hospitalisées se dussent réciproquement, — Marthe maintenant ne pouvait s’empêcher d’approcher, les mains offertes, et de demander avec une cordialité naturelle :
— Si vous voulez me permettre, justement j’ai le temps…
Dans la cour de l’école, Georges et Albert, les deux mains dans les poches, — à la bousingot, — disaient aux copains sur un ton de supériorité négligente :
— Papa a fait un livre plus gros qu’une Géographie, avec une couverture jaune.
— Zut, alors ! ce qu’il doit être barbant, ton père ! exclamait un appréciateur.
— Mais pas un livre d’école, mon vieux, un livre pour les grandes personnes, ripostait Albert.
Et Georges déclarait :
— Non, papa n’est pas trop embêtant ; il ne vous le raconte pas son livre. Seulement, le matin et le soir il écrit, et il ne vous répond pas quand on lui parle, voilà tout.
— Ou alors, continuait Albert, à dîner, maman dit : « J’ai envie de leur acheter des chaussures à boutons, puisqu’ils cassent leurs cordons tous les jours ? » Papa tend son assiette et répond : « Oui, encore un peu ».
Mais une fois que Georges racontait sans malice :
— Devant sa table, il serre ses épaules et il renifle vite, vite, comme quand on va pleurer, et son dos saute des grands coups…
Albert devint pourpre et, terrible, lui lança une claque :
— Pas vrai, monsieur !
Georges, hargneux d’habitude, ne se rebiffa pas. Il avait compris.
A la maison, on se sentait une famille forte ; on appuyait du regard sur l’entourage avec bien-être, comme on se câline à un oreiller. Plus de nervosité, plus d’agacement : on parlait avec tolérance, comme des gens maîtres du présent, sûrs de l’avenir.
Les enfants, dans leur chambre, se livraient à des jeux frénétiques, impliquant des écroulements de chaises et des hurlements : « Vive Catherine ! »
Ferdinand, devant ses paperasses, riant sous cape, murmurait :
— Qu’est-ce qu’ils ont encore cassé ! Ah ! les rossards, c’te joie ! en v’là deux au moins qui se rattrapent de la continence imposée par le roman.
Puis, très haut, sans se déranger, à travers les pièces, il menaçait :
— Attendez un peu, vous deux, maintenant que j’ai fini, je vais vous faire faire des problèmes tous les soirs.
Georges prenait une mine inquiète.
Albert, plus roublard, haussait les épaules :
— Il en a déjà recommencé un autre…
La Toussaint arrivant, les libraires cessèrent progressivement d’afficher le roman. La poste n’apportait plus de coupures de journaux.
C’était novembre, la saison grise, les rues désagréables, les jours sans ampleur. L’aise diminuait. Ferdinand, qui réunissait les éléments de son second ouvrage, ne trouvait plus la richesse entrevue.
Les visites de Chaupillard, interrompues pendant un mois, reprenaient une régularité de mauvais augure.
Ah çà ! maintenant que le roman était édité, est-ce que ce n’était pas une affaire finie ? Est-ce que Ferdinand n’avait pas répondu de sa prétention aux yeux du monde ? Est-ce que les Prestal n’étaient pas des gens libérés, pouvant vivre bravement sur un acquit légitime ?
Chaupillard dégagea bien vite le sens de cette nouvelle inquiétude. Renversé dans un fauteuil, les jambes croisées, il tirait les désillusions par bouffées de son cigare fastueux :
— Parbleu ! écrire, éditer, c’est un bel acompte. Mais il reste à être lu, à être accepté par le public, à propager un effet. Sans effet produit, vous n’existez toujours pas… J’ai demandé par-ci, par là, si votre livre se vendait ; mon cher, la foule imbécile n’a pas changé.
On niait l’inquiétude, on envoyait promener Chaupillard avec ses histoires de brigands.
Mais on se confia à Griffon, un soir que, sans être attendu, il vint « tailler une bavette » après dîner.
Son roman, à lui, allait de mal en pis ; et la bienveillance blessée de son visage barbu, aux traits longs, incitait aux effusions chagrines, comme si l’on ne pouvait mieux vider sa peine que sur un homme déjà affligé.
Marthe et les enfants poussaient toujours une exclamation ravie quand il arrivait inopinément : c’était de l’amitié, de l’intelligence qui entrait. Bien mieux ! la concierge le regardait avec intérêt, ainsi qu’elle devait faire au théâtre des Batignolles, pour le personnage à rôle justicier. Tandis qu’il montait, elle avait un visage à reflet significatif : « Je vous connais, vous êtes un brave homme ; on va être content de vous voir. »
Albert et Georges l’apitoyaient habilement les jours de punition : il imitait leur écriture et les aidait à copier leur pensum. En temps heureux, bien entendu, ils se faisaient un jeu de cette compassion ; ils annonçaient faussement des misères pour pouvoir lui rire au nez. Alors, lui, qui n’était pas dupe, leur donnait la comédie.
— Monsieur Griffon, j’ai eu cent vingt mauvais points à l’école ! criait Albert.
Griffon, de stupeur navrée, laissait choir son chapeau sur le tapis du salon.
— Et moi, j’ai été en retenue pendant douze heures ! clamait Georges.
Alors Griffon tombait en désagrégation sur une chaise, et appelait des soins immédiats :
— Vite ! une absinthe et l’Intransigeant !
Son adaptation cordiale aux circonstances foncièrement triviales atteignait parfois à l’antithèse grandiose, à cause de son extérieur distingué inchangeable, à cause de cette évidence qu’il était un aristocrate né.
— Eh bien ! mon pauvre vieux, dit Ferdinand avec un rire découragé, je crois que mon livre ne tardera pas à être enterré. Au point de vue « public », je n’aurai rien obtenu.
Griffon, assis dans la salle à manger, planta ses coudes sur la table avec force :
— Je ne te comprends pas… Il ne doit exister qu’un raisonnement pour ta conscience d’auteur : l’œuvre a une valeur déterminée ; aucun fait accessoire ne peut rien lui ajouter, ni rien lui retirer : qu’il se vende cent mille exemplaires, ou qu’il s’en vende dix, en tout.
Ferdinand contesta :
— Qu’est-ce qui me prouve que mon roman a la signification désirée ? Si seulement je voyais quelqu’un qui ait été influencé.
Marthe qui suivait la conversation, en cousant des boutons, réclama :
— Il n’arrive presque jamais que l’on constate soi-même l’effet de sa pensée dans le monde.
Griffon avait croisé les bras, il regardait Ferdinand fixement, les mâchoires serrées. Il lâcha presque brutalement :
— Eh bien, si tu veux le savoir, je te dirai que ton roman a beaucoup influencé des gens de ta connaissance.
Il se leva, fit des pas, comme un homme sous le coup d’une émotion.
Marthe avait cassé son aiguille ; légèrement elle avait pâli, puis rougi.
— Ah parbleu ! toi ! admit Ferdinand sans aucun enthousiasme.
— Eh ! dit Griffon radouci, mais la voix singulièrement altérée, tu as peut-être tort de trouver sans intérêt l’effet de ton œuvre sur tes amis.
— Dans tous les cas, déclara Ferdinand sans plus de perspicacité, il y a ceci de chagrinant que notre projet, si le livre se vendait, était de rendre son enfant à Catherine. Elle aurait travaillé seulement pendant les heures de l’école maternelle, nous aurions complété son salaire insuffisant.
Plusieurs gestes de Griffon signifièrent : « Ne vous occupez donc pas de ça », puis quelques paroles embarrassées s’ajoutèrent :
— Écoutez, le petit Émile… c’est plutôt moi… Mais je demande crédit quelque temps encore.
Il se balançait, piétinait, passait la main sur son front ; il avait besoin d’espace.
— Tu te plains que ton livre ne soit plus en étalage, viens avec moi jusqu’aux grands boulevards. Il n’est que huit heures, les libraires ne ferment pas avant dix heures. Je connais assez Dufloury pour obtenir qu’il remette ton bouquin en bonne place.
— Va, conseilla Marthe, puisque nulle part on ne peut se dispenser de recommandations.
— Et les libraires peuvent énormément pousser un livre, affirma Griffon ; une clientèle importante achète par correspondance : « Envoyez-moi un roman nouveau ».
— Je sais, dit Ferdinand qui mettait son pardessus ; mais il y a beaucoup de lectrices qui précisent : « Choisissez-moi un roman conforme à mon propre cas sentimental, — un roman sans personnages misérables, etc. »
La soirée s’étendait mollement ; un souffle d’air attiédi chassait la crudité de novembre, comme une main douce s’allonge pour enlever les plis du drap où l’on dormira. C’était l’été de la saint-Martin, un temps à regarder les boutiques, à flâner, la pensée flottante, la tête levée vers des lointains invisibles. La terrasse des cafés était peuplée comme au mois de septembre.
Ferdinand, plus petit que Griffon, prenait son bras, par habitude cordiale.
Ils s’arrêtèrent au libraire du boulevard de la Madeleine, souriants comme des enfants devant un bazar de jouets. Sur un éventaire extérieur s’étageaient dix rangées de couvertures multicolores ; la gamme des jaunes dominait, les titres d’encre noire brillante grésillaient sous les réflecteurs ; des enluminures mordorées semblaient faire une concurrence d’appel aux jupons fanfreluchés en promenade sur le même trottoir.
Après une première inspection, Ferdinand désigna du doigt une pile d’exemplaires pareils :
— Voici l’ouvrage de Dussarbé. À la bonne heure, vingt-neuvième édition.
Griffon cligna aux becs électriques, l’accent restrictif :
— J’admire, en Dussarbé, le bénéficiaire des civilisations arrivé à ce degré de raffinement qu’il exhale les plus nobles cris de vibration sincère devant les peintures, les sculptures, les poèmes, les opéras, les monuments historiques ; mais dans la vie, dans la rue, rien ne l’intéresse ; la souffrance « nature », sans la mise en scène de l’art, lui échappe. Et son émotion magnifique n’est pas en chair… Tu ne m’écoutes pas ?
Ferdinand soulevait machinalement des couvertures jaunes à portée de sa main :
— Si, marchons, dit-il d’un ton pensif en reprenant le bras de Griffon. Je me rappelle une histoire de Catherine, dont je n’ai pas voulu tirer parti.
Ils allèrent lentement, regardés, regardants, devant les brasseries. Ferdinand traînait ses pas, comme si l’anecdote s’arrachait difficilement de l’asphalte même.
— Un matin, Catherine longeait le quai d’Orsay, portant son enfant, le premier, qui tortillait son cou et mâchait le vide. Il propageait, — dit-elle, — une lamentation animale de si loin venue et si loin s’en allant, que les bêtes mêmes y étaient sensibles : les chiens s’inquiétaient, les vieux chevaux, absorbés au miroir du ruisseau, levaient leurs grosses paupières. Catherine se hâtait vers je ne sais quel secours. Un monsieur à lunettes d’or suivait le même chemin en lisant, et voilà qu’il pleurait, et voilà qu’à cause de ses verres brouillés par les larmes, il faillit être renversé par une voiture, à la traversée du pont. Catherine le remorqua de son bras libre, l’échoua sur un banc. Il remercia, regarda l’enfant plaintif, hocha la tête et montra le livre mi-fermé où son doigt gardait la page : la mort de Carthage. Et vite il se remit à lire, en soupirant.
Griffon sentit au bras de Ferdinand un tourment.
— Catherine nous a raconté cela d’une voix douce et réfléchie ; et elle a conclu : « C’était bien triste ; ce monsieur avait une figure pâle, et le collet de sa redingote, pas brossée, était plein de pellicules ; sans doute qu’il n’avait plus de famille ». Et Catherine, soulevant par excuse son épaule où posait ce jour-là l’enfant moribond, a dit encore très bonnement : « Quoi faire ?… je sais seulement que j’ai pas pu m’empêcher d’essuyer une de ses larmes roulée sur le revers de sa redingote, à ce pauvre monsieur ».
— Entrons chez Dufloury, dit Griffon.
Le libraire, très empressé, déterra le livre de Ferdinand, et le fit exposer à l’extérieur.
Comme toujours, chez Dufloury, plusieurs habitués péroraient au milieu de la boutique : un homme de lettres encore inédité, un ancien papetier, un habitant du quartier ayant acheté un livre, deux années en ça, et depuis lors, visiteur assidu ; enfin, un sexagénaire en redingote et chapeau de soie, chevalier de la Légion d’honneur, petit, sec, teint, cramoisi de visage, l’air irascible et suffisant. Griffon le salua :
— Mes compliments, vous florissez depuis que vous avez pris votre retraite.
Le personnage vira, le temps de clamer :
— Fichtre oui ! soyez tranquille, j’en jouirai de ma pension.
Puis il se remit à gesticuler devant ses interlocuteurs :
— Hâtons-nous de combattre cette utopie monstrueuse du droit à la vie : nous ne devons la vie à personne !
Ferdinand tira Griffon à l’écart :
— Oh ! mais ce refus est merveilleux dans la bouche d’un retraité : nous ne devons la subsistance à personne…
— Attends, je vais jouer au contradicteur, répondit Griffon.
Au lieu d’écouter la discussion, Ferdinand se planta sur le seuil de la boutique, à regarder l’étalage des livres, les flâneurs, les acheteurs et le commis-libraire.
« Tiens, remarqua-t-il, quelle quantité de titres émoustillants : l’Amour épileptique ; Tiers-partage ; les Fastes de la volupté. Ou alors, des ouvrages signés de noms aristocratiques : les Flirts élégants ; le Parc aux étoiles. »
Une fine main gantée saisit Tiers-partage. Un jouvenceau hésita longtemps entre l’Amour épileptique et un autre roman dont le titre se faufilait entre des esquisses grivoises. Deux exemplaires de la Vie en habit noir furent vendus coup sur coup. Un monsieur, genre clergyman, prit une Revue, la posa sur un livre orné d’une frimousse de servante et intitulé les Péchés du patron, feuilleta d’autres publications à droite et à gauche, puis ramassa et paya la Revue et le livre dissimulé dessous.
Ferdinand rapetissait des yeux narquois :
« La littérature licencieuse et la littérature mondaine accaparent les faveurs du public. »
Mais son observation se porta vers la foule qui s’écoulait en deux courants inépuisables bordés par les kiosques et les arbres et par les terrasses lumineuses. On reconnaissait des gens de sport, d’argent, des gens d’animalité, d’élégance, des gens d’apéritif, de courses, de café-concert. Ferdinand fut frappé de l’infime proportion de passants attirés par la boutique de Dufloury :
« Dire qu’il y a là une majorité à qui l’idée d’acheter un livre est aussi étrangère que celle d’acheter le mont Blanc ! La plupart même de ces boulevardiers ne savent pas qu’il y a un libraire à côté du café des Italiens, ils ne voient qu’un certain nombre d’établissements et pas d’autres. Et dire que l’acheteur des livres les plus bêtes accuse déjà une supériorité sur le non-liseur ! »
Dans la boutique, la discussion s’animait derrière Ferdinand ; il percevait la voix coupante du retraité, la voix souriante et posée de Griffon.
La réflexion de Ferdinand dévia :
« Dire que les gens à opinions politiques les plus grotesques représentent déjà une élite par rapport aux imbéciles étanches, aux débauchés, aux hommes de proie fermés à toute conception générale. »
Il pivota :
— Dis donc, Griffon, si nous continuions notre promenade ?
— Voilà, voilà ; au revoir, messieurs.
Les deux amis durent imiter la lenteur des couples qui se complaisaient à défiler devant les guéridons chargés de consommations.
— Hein ! dit Ferdinand avec envie, le livre de Gestant atteint la quarante-deuxième édition, et pourtant ce seigneur de lettres ne nous peint que des souffrances d’amour-propre, des querelles de vanité, les seules émotions qu’il puisse connaître pour de bon et qui, vraiment, n’ont pas une portée incommensurable… Tiens ! qu’est-ce qu’il y a donc d’arrivé ?
— Rien du tout, c’est l’entr’acte des Variétés.
— Ah ! Margelin, comment ça va-t-il ?
Margelin était un cousin de Ferdinand, un des parents avec lesquels les relations avaient presque cessé, faute de préoccupations communes. Il tenait des contremarques à la main ; ses quatre enfants l’entouraient (il était veuf) ; deux filles, deux garçons, âgés, l’aîné d’une dizaine d’années, la plus jeune de cinq ans ; ils portaient des bérets et des tabliers noirs pareils : figures pointues, pâlottes, avec des yeux trop brillants.
— Ça boulotte, dit Margelin. On m’a donné deux places pour les Variétés ; alors au premier acte je suis entré avec Henriette, maintenant pour le deuxième acte, c’est le tour de Gaston ; chacun verra un acte ; ils restent trois à m’attendre là sur le banc, justement il ne fait pas froid. Il y a cinq actes ; comme Henriette est la plus petite, c’est elle qui en verra deux : le premier et le dernier.
Ferdinand approuvait de la tête.
Margelin continua :
— Mais je voulais vous écrire pour vous féliciter ; votre livre a été annoncé sur le journal ; bien entendu, je l’ai acheté ; c’est rudement tapé !
Ferdinand, électrisé de voir un acheteur-admirateur, devint immédiatement cordial et empressé :
— Excusez-moi si je ne vous l’ai pas envoyé, l’éditeur ne m’a donné qu’un très petit nombre d’exemplaires…
— Vous plaisantez, répliqua Margelin ; les livres sont faits pour être vendus, et si j’étais plus riche… Ah ! la sonnerie ! Je remonte avec Gaston, c’est ton tour, Gaston… Au revoir, et mes compliments à ma cousine Marthe.
— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Griffon après quelques pas.
— Garçon livreur, cent sous par jour.