Les Obsédés
VII
Ferdinand renfonçait ses ennuis, de peur de les agrandir et de les implanter par le moindre commentaire. Quand Marthe et les enfants regardaient un peu attentivement son front « chargé », il leur disait des bêtises, comme pour leur donner le change et les empêcher d’interroger.
Il ne voulait pas non plus qu’aucune contrariété diminuât sa quantité de travail : bon gré mal gré, la production suivait son cours.
Plusieurs fragments furent lus aux Griffon, pas mauvais, mais laissant cette impression que l’œuvre tâtonnait.
La charmante Adèle restait ébaubie de constater que l’on pouvait composer tant de phrases « pas pareilles ». D’autant plus que toute page écrite lui représentait du définitif, elle ne trouvait rien à critiquer malgré un désir évident.
Une fois, à table, elle questionna Ferdinand d’un accent craintif, désappointé :
— Puisque vous discutez si bien sur les « machines d’art » avec mon mari, vous êtes sûr de faire un chef-d’œuvre ?
Ferdinand s’exclama :
— Justement non ! C’est ça l’épatant ; dans la littérature, c’est exactement comme dans la vie : on sait en quoi consiste le bien, on connaît son propre intérêt, on critique autrui admirablement, et l’on ne peut pas s’empêcher de mal faire !
Il attrapa Griffon par la manche :
— Enfin, mon vieux, je t’ai répété, pas dix fois, mais cent fois : « Dans un roman, les dissertations des personnages me paraissent rasantes et surtout hors du genre ? » Eh bien, vois le mien, de roman ! Mes gens prêchent à tout bout de page, impossible de les contenir, ces bougres-là !
— Cela vient peut-être de ce que tu as une femme trop bavarde, proposa Marthe d’un ton amusé, car elle ne croyait pas aux défauts de l’œuvre.
Madame Griffon eut un bon rire ouvert ; cette impossibilité de « faire bien » la soulageait :
— Vrai ? C’est une faute que les personnages développent des professions de foi ?
— Parbleu ! Généralement il n’y faut voir qu’une malice pour caser « des réflexions d’auteur »… Ah ! voilà quelque chose d’horripilant : un monsieur qui se colle devant vous à chaque instant !… Laissez donc « la part au lecteur », bon sang de chien !
— Oui, approuva Griffon, celui qui ne pérore pas et surtout qui se dispense d’apprécier son propre récit est le romancier idéal.
— Tenez ! décida Ferdinand, il y a un de mes types, Giblotin, vous savez ? Je vous jure que si je le repige à résoudre la question des bureaux de placement, je le flanque à la porte de mon roman !
Malgré sa volonté que l’histoire de Catherine fût une inoculation de contentement, madame Griffon s’inquiétait à un point de vue personnel de la visée de l’œuvre.
Griffon, de son côté, poursuivi par cet épouvantail : l’égoïsme de classe, attribuait au roman égalitaire de Ferdinand la valeur d’un guide précieux.
Chez lui, tout à coup, il posait son journal et allait à la cuisine :
— Eh bien, Maria, quelles nouvelles ? Votre père est-il guéri ?
Il réfléchissait :
— Nombre d’excellentes gens consomment leur bonne sans jamais s’aviser de dire : « Vous avez peut-être besoin d’une permission qui n’est pas expressément dans le contrat de louage ? » On a la bonne comme on a le gaz, sans y mettre de sentiment, c’est le « service » monté sur deux pattes et circulant…
Autre effet du roman. Madame Griffon, persuadée d’être une novatrice inspirée, avait converti madame de Mireille. Une période vint où ces dames rivalisèrent de sollicitude, l’une à l’égard de sa Maria, l’autre à l’égard de sa femme de chambre.
— Ma chère, je la purge toutes les semaines.
— J’ai autorisé mon dentiste à faire à « la mienne » les mêmes pansements qu’à moi.
— J’envoie Maria voir toutes les pièces nouvelles aux Bouffes-du-Nord, je tiens à ce qu’elle soit au courant du théâtre.
Ce fut madame de Mireille qui l’emporta :
— Je trouvais Rose languissante, pâlotte. Je lui ai fichu une bonne claque : « Vous nous embêtez, comment s’appelle-t-il votre amoureux ? — Jérôme. — Il est soldat, n’est-ce pas ? — Oui, madame. — Eh bien, il a tort. Voilà de l’argent, allez faire un tour de valse au Moulin de la Galette. » Nous avons pleuré ensemble ; je lui ai dit : « Je ne sais pas ce qui me retient d’aller avec vous. » Eh bien, elle est revenue fraîche et guillerette. Par exemple, elle sentait un peu la pipe, vous savez ? la pipe de peintre. Alors je lui ai signifié : pas de bêtises…
Et madame de Mireille continua son compte rendu, le nez fourré dans la nuque de son amie. Elle termina, la mine grave, la main en l’air :
— Toutefois, j’ai été stricte : « Vous allez écrire une belle lettre à Jérôme et dire que vous ne l’oubliez pas. »
A la vérité, madame Griffon, de tout temps, avait emprunté à ses lectures des attitudes et des résolutions. Le copiage était aussi inconscient que flagrant ; elle accompagnait ses gestes de citations textuelles.
Son mari s’abstenait de formuler aucune remarque, car, chose la plus inattendue, elle était encline, sans exception, à imiter les personnages vertueux et paradants. Malheureusement ces dispositions duraient peu. Et, plus malheureusement encore, elle lisait trop d’ouvrages où nul personnage ne s’embarrassait de morale, à moins que les héros ne montrassent des vertus de mélodrame, d’une application difficile en chambre ; elle en était réduite souvent à rêver de sauver des noyés, ou d’arracher un innocent à l’échafaud. C’était l’acte même raconté qui la tentait, sans transposition.
L’ouvrage de Ferdinand n’avait donc pas un mérite unique, mais le fait de connaître l’auteur et la réalité de sa documentation renforçait étrangement l’hypnotisme habituel.
Une sorte de hantise générale s’étendit. Griffon et sa femme disaient couramment à propos de leurs querelles intimes :
— Le roman tourne mal chez nous.
Chez les Prestal, la dette du roman devenait impérieuse et harcelante, selon les prédictions de Chaupillard.
Marthe se plaignait en riant :
— Je ne peux pas bouger comme je veux, partout je me cogne les coudes au roman.
Ferdinand, soucieux, changeait de caractère ; il reconnaissait que sa qualification se décidait ; à trente-trois ans, dans la maturité proche « il serait ou il ne serait pas », selon qu’il réaliserait ou non sa tâche. Et, d’autre part, la manie romancière était innée chez lui : le but donné à ses études avait été l’administration, et dans sa jeunesse, personne de la famille ni des relations ne touchait aux arts. Aussi, quelle perspective, en cas d’échec ! la vie déséquilibrée d’un malheureux incurable !
Enfin, la préoccupation s’aggravait de ce que les Prestal considéraient Catherine comme intéressée hautement à la réussite du roman ; si l’entreprise n’aboutissait pas, on faillirait à un grave engagement, Catherine et son enfant perdraient énormément.
A l’énoncé du mot « roman » Albert et Georges souriaient à une vision de « Catherine régnante », mais ensuite ils regardaient avec réserve les papiers sur la table de leur père ; ils sentaient obscurément que toutes les forces convergeaient là, qu’une sentence émouvante était attendue.
Fréquemment, au milieu de la journée, Chaupillard venait à l’administration du chemin de fer, rendre visite à Ferdinand et à Griffon ; avec un formidable toupet, il abordait leurs collègues comme s’il eût appartenu lui-même à la Compagnie. Il allait jusqu’à serrer la main au chef ! Celui-ci avait le respect des gens bien habillés et même des écrivains, à condition qu’ils ne fussent pas employés.
Ferdinand se plaignait d’être traité à tue-tête de « cher confrère », par Chaupillard, dans une intention nuisible. Et, de fait, on augmenta inopinément son service de bureau qui n’était pas très chargé. Encore un obstacle élevé contre le roman.
Mais Ferdinand était un mauvais combattant qui ruminait son dépit, au lieu de foncer sur l’ennemi et de s’en débarrasser.
Impossible de rompre. Chaupillard, comme Jeannin, tenait à lui par des fibres inarrachables ; ils étaient de la même race d’intellectuels spécialisés ; et, quand Chaupillard voulait, on vivait à ses côtés en pleine satisfaction égoïste. Que de bons souvenirs ! Des après-midi de bureau devenus des après-midi littéraires, grâce à ses histoires de « copie » fabriquée, portée aux diverses rédactions connues.
Certes, Griffon était un ami incomparablement meilleur, mais il n’avait pas cet attrait irrésistible de la « manie commune ».
Un jour, vers trois heures, Ferdinand fut chargé d’une démarche au Ministère des travaux publics. Quelle joie ! d’abord, de sortir, puis d’emmener Chaupillard qui était là justement !
A la fin de septembre, le temps radieux, un peu acide et excitant, faisait penser à une maîtresse rieuse, très jeune et maigrichonne.
Ce fut une de ces promenades de gens de lettres où l’on ne se cache pas de récolter des images et des notes à même la rue.
— Regardez donc cette maison qui prend du ventre en vieillissant, disait Ferdinand, au coin du faubourg Saint-Honoré ; et, là-bas, le ciel arrêté à contempler les Tuileries.
Chaupillard signalait un arbre du quai :
— J’aime ces branches aux quatre vents. C’est rare à Paris, un arbre non estropié.
Ils cherchaient à être impressionnés par la file des réverbères, par la monstruosité des automobiles et des tramways. Il n’était pas jusqu’aux tas de sable où ils ne prissent une pincée d’observation.
Ils se rappelaient réciproquement les auteurs connus « qui avaient rendu épatamment les aspects de rues ».
— Dame ! sans ça, l’œuvre manquerait d’atmosphère.
Avec leur pardessus clair, de demi-saison, et leur mine affûtée d’hommes jeunes en balade, ils attiraient la sollicitude de certaines passantes disponibles.
Ils se mirent à faire la psychologie des femmes de leur connaissance : exercice utile aux écrivains pour l’accentuation du caractère de leurs personnages.
— A la longue, la petite Griffon divorcera-t-elle ? demanda Ferdinand. Comment diable vous a-t-elle consulté et pourquoi l’avez-vous dissuadée ?
— Je lui ai conseillé de ne pas divorcer avant d’avoir un second mari en perspective.
— Je ne vous croyais pas si moral ! Non ? blague à part ?
— La petite Griffon n’est pas faite pour le rôle de femme divorcée ; elle tomberait dans la galanterie. Elle m’a consulté, au hasard d’une rencontre, devant l’exposition d’ameublement du Bon Marché… ça m’a rendu moral, en effet.
Ferdinand « gobait » Chaupillard ; c’était un type amusant. De quelle façon s’intéressait-il à la petite Griffon ?
— Un secret ! dit Ferdinand, pour s’avantager à son tour : j’ai écrit, — poste restante, — à la jeune fille du journal. Vous vous rappelez ?
Le lendemain, Chaupillard redevint haïssable : il discuta de nouveau l’aventure de Catherine Bise, il s’attacha à cette intolérable invention de rechercher son premier séducteur.
Alors, pendant quelque temps, Ferdinand n’eut plus la pensée libre ; il entrevoyait un quidam surgissant pour interdire par voie de justice la publication du roman ; ou bien, assis à sa table de travail, il sentait derrière lui un personnage laissé à tort en dehors du roman et qui réclamait. A la lecture des journaux, chaque drame causé par « un ancien amant » le faisait trembler pour Catherine.
Chaupillard osa se présenter à elle.
— Pourquoi cette colère ? dit-il à Ferdinand. Vous approuvez bien Griffon de surveiller la nourrice, de lui porter du savon et du chocolat. Moi, il me plaît d’envisager les choses autrement. Et vous êtes délicieux de mettre Catherine dans un livre : ce n’est pas ça qui donnera un père à son enfant.
Griffon était tenu dans l’ignorance de ces manigances et de ces tiraillements ; des considérations secrètes diamétralement opposées aboutissaient à cette sorte d’entente entre Chaupillard et Ferdinand.
Auprès de Griffon, Ferdinand se bornait à mésestimer sa production littéraire « complètement ratée », à l’entendre.
Griffon haussait les épaules :
— Quels types impondérés ces artistes ! pas de milieu : les uns annoncent carrément et toujours qu’ils tiennent un chef-d’œuvre ; les autres prétendent toujours ne rien faire de propre. Tu ressembles au paysan, amasseur d’écus, appliqué à pleurer misère…
— Je t’assure que je ne suis pas content du tout de mon roman, disait Ferdinand.
Il contractait cette névrose des écrivains de prendre ombrage des moindres vétilles ; il souffrait non seulement de Chaupillard, mais de sa femme, de ses enfants, de son emploi.
Dans le couloir du bureau, il se laissait tomber sur le coffre à bois, avec une mine de victime ; il exagérait même ses dépressions, censément par intérêt pour « ce pauvre Griffon », si annihilé par Adèle.
— Je suis bien embêté à la maison, pas moyen de travailler sérieusement ; ma femme a des obstinations incompréhensibles…
Ce refrain n’obtenait aucun succès. La plus sincère amitié florissait entre Griffon et Marthe : c’était à qui ferait le plus de louanges de l’absent. Il fallait entendre Marthe :
— Écoute, Ferdinand, je ne me lasse pas d’admirer Griffon. As-tu remarqué combien, malgré ses ennuis, il sait être gai par pure obligeance ? Jeudi, où tu es rentré tard à cause de Jeannin, je n’avais pas le temps de m’occuper de lui, je l’ai laissé avec les enfants. Ils ont voulu faire le théâtre (il a bien réussi de leur acheter la Comédie enfantine !), Albert a joué Pierrot, Georges, le commissaire ; Griffon s’est fait un châle avec le vieux tapis de table et il a joué la mère Michel. C’était à se tortiller de rire et je sais qu’il était chagriné ce jour-là… Et quand on lui raconte une infortune : comme on le voit s’imprégner ! Tu te rappelles son regret : « L’argent est une force militante à conserver ; ce ne serait pas remédier au mal que de se dépouiller pour secourir une ou deux personnes ». Mais quand il est seul intéressé, il ne recule devant aucun « acte de réparation sociale », témoin son mariage… Pour Catherine, j’ai l’impression qu’il tenterait l’impossible. A propos d’elle, tu vas dire que je suis bête, mais je te certifie qu’il a une façon troublante de me regarder, comme s’il trouvait que je ne lui en dis pas assez, comme s’il attendait que j’exige quelque chose de lui.
Sur le coffre, Griffon interrompait immédiatement la jérémiade de Ferdinand.
— Bien sûr ! des vertus manquent à ta femme ; elle ne sait pas empêcher que ses services ne tiennent de la place dans la maison. Pauvre garçon ! elle te dérange, elle fait du bruit, elle respire !… C’est peut-être, vois-tu, que le dévouement comporte des limites ! Tous les jours, des hommes découvrent douloureusement cette vérité : à la mort de leur mère, de leur femme…
Et Griffon, narquois, passait son bras sous celui de Ferdinand et se penchait, comme on cajole un enfant pour lui faire avaler une médecine ; sa voix était des plus conciliatrices :
— Tu es employé, il faut bien que tu en tires quelque apanage, mon bon vieux. Ta logique est chère aux gens en place, au point que l’on peut l’appeler « la logique fonctionnaire » : puisque je suis exempté de charges d’un côté, je dois l’être de tous les côtés. (Puisque ma femme est si dévouée, pourquoi une restriction ?) Vois les collègues des divers ministères, avec quelle conviction de justice, réclamer un tarif réduit pour voyager, des bourses d’études pour leurs enfants, etc. D’ailleurs les besogneux évincés propagent eux-mêmes cette conception du juste : « Ce monsieur occupe une position grassement rétribuée dans l’administration, c’est bien le moins que son parent soit admis dans tel établissement public, de préférence à tout indigent véritable ».
Puis, Griffon tapotait gentiment le gilet de Ferdinand pour faire descendre la potion :
— Ah ! mais mon vieux, il ne faut pas te figurer que tu es extraordinaire, tu es au contraire dans la délicieuse moyenne. Et la psychologie des sexes suffirait à expliquer ton état de conscience : si la femme est aimante, l’homme la veut esclave, complètement.
Alors Ferdinand riait et finissait par avouer :
— Évidemment, j’ai de la chance sous certains rapports.
Et, tout à coup, il allait d’une extrémité à l’autre ; oubliant le contraste cruel pour « ce pauvre Griffon », il cédait au besoin si humain de publier ses avantages :
— Marthe, on n’a pas idée de ça : épouse, mère, ménagère, employée, elle vous fourre si bien tous ces rôles sous le même tablier qu’on n’y voit que du bleu ! Mais le plus épatant : c’est une vraie collaboratrice.
Alors il développait, il développait :
— Nous avons parmi nos connaissances deux femmes d’artiste typiques ; l’une harcèle son mari : « Produis donc ! c’est pas moi qui t’empêche d’avoir du génie ! » L’autre bougonne sans arrêter : « Tu n’arrives à rien ! tu ferais bien mieux de frotter les meubles ». Eh bien ! Marthe déclare la première pire que la seconde. Quand elle m’a raconté le cas de Catherine Bise, c’est peut-être la seule fois qu’elle ait dit carrément : « Tu pourrais utiliser mon récit ». Autrement, on jurerait qu’elle ignore mon métier enregistreur. Mais l’état de mariage a déterminé une telle affinité communicative de nos deux systèmes nerveux que, par le bavardage neutre, anodin, Marthe me transmet ses plus secrètes vibrations… Enfin, après la journée si diverse, couchée, elle relit mon manuscrit. Qu’est-ce que tu veux ? Je dors ; elle ne peut plus ni parler ni s’agiter…
Les yeux de Ferdinand papillotaient de béatitude. Et puis, Griffon était un intime à qui l’on pouvait tout dire. Ferdinand le prenait à l’épaule, il approchait son visage, il baissait la voix :
— Et aussi… personne ne peut savoir la sublimité d’amour qu’il faut à la femme d’un artiste pour modérer ses propres baisers…
Leurs yeux d’hommes se mêlaient ; la douloureuse et douce et terrible faiblesse des mâles descendait à leurs joues, à leur bouche, à leur menton. Ils restaient alors sans parler, jambes pendantes, sur le coffre, à regarder dans le vide. Les collègues qui passaient, affairés, des dossiers à la main, trouvaient qu’ils avaient l’air de deux petits garçons en pénitence.
Le lendemain, Ferdinand recommençait à se plaindre.