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Les sentiers dans la montagne

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IX
LA MÉDISANCE

«Ne vois pas, n'entends pas, ne dis pas le mal», enseignent les trois singes sacrés sculptés au-dessus de la porte du temple bouddhique de Jysyasu à Nikko.

Nous disons tous du mal les uns des autres. «Personne, remarque Pascal, ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que dit son ami lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.»

«Je mets en fait que, si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.»

Supprimez la médisance, vous supprimerez les trois quarts de la conversation, et un silence insupportable planera sur toutes les réunions. La médisance ou la calomnie,—il est bien difficile de séparer les deux sœurs, et, au fond, toute médisance est à moitié calomnie, attendu que nous connaissons autrui encore moins que nous-mêmes,—la médisance qui alimente tout ce qui désunit les hommes et empoisonne leurs relations, est néanmoins le principal motif qui les rassemble et leur fait goûter les joies de la société.

Mais les ravages qu'elle exerce autour de nous sont trop connus et ont été trop souvent signalés, pour qu'il soit nécessaire d'en retracer la peinture. N'envisageons ici que le mal qu'elle fait à celui qui s'y adonne. Elle l'habitue à ne voir que les petits côtés des êtres et des choses; elle lui masque peu à peu les grandes lignes, les grands ensembles, les hauteurs et les profondeurs où sont les seules vérités qui comptent et qui demeurent.

En réalité, le mal que nous trouvons aux autres et que nous en disons, c'est en nous qu'il se tient, de nous que nous le tirons et sur nous qu'il retombe. Nous n'apercevons bien que les défauts que nous possédons ou que nous sommes sur le point d'acquérir. C'est en nous que s'allume la mauvaise flamme dont nous découvrons le reflet sur autrui. Chacun dépiste dans son entourage le vice ou la faute qui révèle aux clairvoyants le vice ou la faute qui l'asservit lui-même. Il n'y a pas de confession plus intime et plus ingénue; comme il n'y a pas de meilleur examen de conscience que de se demander: quel est le mal que j'impute de préférence à mon prochain?—Soyez assuré que c'est celui que vous penchez le plus à commettre et que vous voyez d'abord ce qui se passe dans les bas-fonds vers lesquels vous descendez vous-même. Qui parle mal des autres ne médit en somme que de soi; et la médisance n'est, au fond, que l'histoire transposée ou anticipée de nos propres chutes.


Nous nous entourons de tout le mal que nous attribuons aux victimes de nos bavardages. Il prend corps aux dépens de nous-mêmes, il vit et se nourrit du meilleur de notre substance; il s'accumule autour de nous, il peuple et encombre notre atmosphère de fantômes d'abord falots, inconsistants, dociles, timides et éphémères, qui peu à peu s'affirment, se raffermissent, grandissent, haussent la voix, deviennent des entités très réelles et bientôt impérieuses qui ne tardent pas à donner des ordres et à s'emparer de la direction de la plupart de nos pensées et de nos actes. Nous sommes de moins en moins maîtres chez nous, nous sentons notre caractère s'effriter et nous nous trouvons un beau jour enfermés dans une sorte de cercle enchanté qu'il est presque impossible de rompre, où nous ne savons plus si nous diffamons nos frères parce que nous devenons aussi mauvais qu'eux, ou si nous devenons mauvais parce que nous les diffamons.


Nous devrions nous accoutumer à juger tous les hommes comme nous jugeons les héros de cette guerre. Il est certain que si quelqu'un avait le triste courage de dénigrer ceux-ci, il trouverait dans un de leurs groupes presque autant de vices, de petitesses, ou de tares qu'en n'importe quel groupe humain pris au hasard dans n'importe quelle ville ou village. Il vous dirait qu'il s'y rencontrait des alcooliques incorrigibles, des débauchés sans scrupules, des paysans grossiers, bornés et avides, de petits boutiquiers mesquins et rapaces, des ouvriers flemmards, bousilleurs et carottiers, des employés étriqués et envieux, des fils de famille paresseux, injustes, égoïstes et vaniteux. Il ajouterait que beaucoup ne firent leur devoir que parce qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, qu'ils allèrent malgré eux braver une mort à laquelle ils espéraient d'échapper, parce qu'ils savaient bien qu'ils n'échapperaient pas à celle qui les menaçait s'ils refusaient d'affronter la première. Il pourrait dire tout cela et bien d'autres choses qui paraîtraient plus ou moins vraies; mais ce qui est bien plus vrai, ce qui est la grande et magnifique vérité qui enveloppe et soulève tout le reste, c'est ce qu'ils ont réellement fait, c'est qu'ils se sont tout de même offerts à la mort pour accomplir ce qu'ils considéraient comme un devoir. Il n'y a pas à le nier; si tous ceux qui avaient des vices, des tares et la volonté de se soustraire au danger, avaient refusé d'accepter le sacrifice, aucune force au monde n'eût pu les y obliger; car ils représentaient une force au moins égale à celle qui eût tenté de les contraindre. Il faut donc croire que ces tares, ces vices et ces volontés basses étaient bien superficiels et, en tout cas, incomparablement moins profonds et puissants que le grand sentiment qui a tout emporté. Et c'est pourquoi, à juste raison, quand nous pensons à ces morts ou à ces héros mutilés, les petites pensées que j'ai dites ne nous viennent même pas à l'esprit. Elles ne comptent pas plus, dans l'ensemble héroïque, que les gouttes d'une averse ne comptent dans l'océan. Tout a été transporté et égalisé par le sacrifice, la douleur et la mort dans la même beauté sans souillure. Mais n'oublions pas qu'il en va à peu près de même de tous les hommes; et que ces héros n'étaient pas d'une autre nature que ce prochain que nous vilipendons sans cesse. La mort les a purifiés et consacrés; mais nous sommes tous, tous les jours en présence du sacrifice, de la douleur et surtout de la mort qui nous purifiera et nous consacrera à notre tour. Nous sommes à peu près tous soumis aux mêmes épreuves qui pour être moins ramassées et moins éclatantes, n'en font pas moins appel aux mêmes vertus profondes; et si tant d'hommes pris au hasard parmi nous se sont montrés dignes de notre admiration, c'est qu'après tout nous sommes sans doute meilleurs que nous ne paraissons, car tandis qu'ils se trouvaient encore mêlés à notre vie, ils ne paraissaient pas meilleurs que nous.

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