Les sentiers dans la montagne
X
LE JEU
Paulo minora.—On ne trouvera ici, bien entendu, que des notes prises avant la guerre et mises en ordre au moment où la victoire permet d'oublier un instant le grand drame où se jouèrent les destinées du genre humain. Le sujet, du reste, pour frivole qu'il semble d'abord, touche parfois, ou paraît toucher, à des problèmes qu'il n'est pas indécent d'examiner, ne fût-ce que pour reconnaître qu'ils sont peut-être illusoires. En outre, il est malheureusement probable que la paix rétablie, nos alliés visiteront en foules trop nombreuses et trop confiantes les paradis suspects où nous allons pénétrer. Je n'ai pas la prétention de leur servir de guide ou de leur apprendre à lutter contre les fantaisies du sort; mais il est possible que quelques-uns d'entre eux trouvent en ces lignes, sinon d'utiles renseignements ou des conseils avantageux, du moins une demi-douzaine d'observations ou de réflexions qui précéderont ou faciliteront leurs propres expériences.
Approchons-nous donc une dernière fois d'une de ces tables vertes qui s'étalent en ce lieu assez mal famé qu'ailleurs j'ai appelé «le Temple du Hasard». Aujourd'hui, je dirais plutôt «l'Usine du Hasard», car voici plus d'un demi-siècle que chaque jour, sans répit, sans connaître de vacances, de dimanches ni de fêtes, de dix heures du matin à minuit, les croupiers se relayant sans cesse, on y fabrique obstinément de l'aléa, on y interroge opiniâtrément le dieu sans forme et sans visage qui recèle dans son ombre la chance et la malchance.
On ne sait pas encore ce qu'il est ni ce qu'il veut; on n'est même pas sûr qu'il existe, mais ne serait-il pas étonnant que cet immense effort, le plus gigantesque, le plus dispendieux, le plus méthodique qu'on ait jamais tenté aux bords de cet abîme de ténèbres, ne serait-il pas surprenant que tout ce travail forcené, si peu sérieux, si malsain et inutile qu'il paraisse, n'eût pas produit un résultat quelconque et ne nous eût rien appris sur l'énigme irritante à laquelle il s'attache?
En tout cas, comme partout où se rencontrent des passions exaspérées, on peut faire autour de ces tables d'intéressantes remarques et, entre autres spectacles, y saisir sur le vif et en raccourcis violents et brutalement éclairés, certains aspects de la lutte que l'homme, durant toute sa vie, mène contre l'inconnu. Le drame qui d'habitude est diffus, qui se prolonge dans l'espace et le temps et se dissout parmi des circonstances qui échappent aux regards, ici se ramasse, se met en boule et tient, pour ainsi dire, dans le creux de la main; mais pour être prompt, saccadé et réduit à l'extrême, demeure aussi complexe, aussi mystérieux que ceux qui s'étendent à l'infini. Tant que la bille d'ivoire, qui roule et sautille autour de la cuvette, n'est pas tombée dans sa case rouge ou noire, l'inconnu qui voile son choix ou son destin est aussi impénétrable que celui qui nous dérobe le choix ou le destin des astres. Il l'est même davantage. On calcule à une seconde près la marche des planètes; mais nulle opération mathématique ne peut mesurer ni prédire la course de la petite boule blanche.
Aussi bien, les plus savants joueurs y ont-ils renoncé. Aucun d'eux ne compte plus sérieusement sur l'intuition, les pressentiments, la double vue, la télépathie, les forces psychiques ou le calcul des probabilités pour tenter de prévoir ou de déterminer la chute d'un destin qui n'est pas plus gros qu'une noisette. Toute la partie scientifique du savoir humain y a échoué; et tout le côté occulte et magique de ce même savoir y a pareillement failli. Les mathématiciens, les prophètes, les devins, les sorciers, les sensitifs, les médiums, les psychomètres, les spirites qui appellent à leur aide les morts, demeurent aveugles, interdits et impuissants devant le cylindre aux trente-sept cases fatidiques. Ici, le hasard règne en maître, et jusqu'à présent, bien que tout se passe sous nos yeux, se reproduise à satiété et tienne, je le répète, dans le creux de la main, on n'a pu fixer une seule de ses lois.
Pourtant, il semble qu'il y en ait, et des milliers de joueurs se sont ruinés à suivre leurs apparitions ou leurs traces évasives et décevantes. Prenons une liasse de ces «permanences» qui se publient à Monte-Carlo et donnent chaque jour la liste de tous les numéros sortis à l'une des tables de la roulette ou du trente-et-quarante. On sait que ces numéros y sont alignés en longues colonnes parallèles, les noirs à gauche, les rouges à droite. Quand on considère une de ces feuilles qui comptent en général une dizaine de colonnes dont chacune se compose de soixante-cinq chiffres,—chiffres morts à présent et inoffensifs, mais qui furent si dangereux, ont emporté tant d'espoirs et peut-être provoqué plus d'un malheur,—on remarque qu'un équilibre assez sensible tend à se maintenir entre la rouge et la noire. Le plus souvent les deux chances s'affrontent, isolées ou par petits groupes: une rouge, une noire; deux noires, trois rouges; trois noires, deux rouges, etc. Lorsqu'on rencontre une série de cinq, six, sept, huit, parfois, neuf, dix, onze, douze noires consécutives, on est presque assuré de trouver non loin d'elle une série compensatrice de cinq, six, sept, huit ou dix rouges. Il y a là un rythme très réel, une sorte de respiration ou de va-et-vient cadencé de la bête énigmatique que nous appelons le hasard. Ce rythme ou cet équilibre est du reste confirmé par les statistiques finales de la journée, où nous voyons que sur un total de six cents et quelques boules, l'écart de la noire à la rouge dépasse assez rarement deux ou trois dizaines; cet écart est encore moindre sur le total de la semaine, c'est-à-dire sur près de cinq mille boules, et se réduit, en général, à quelques unités.
La bête monstrueuse a d'autres habitudes étranges. On remarque par exemple qu'il n'est pas rare qu'un numéro sorte deux fois de suite, et il est incontestable que dans chaque séance, deux ou trois numéros sont manifestement favorisés, en sorte qu'au contraire de ce qui serait logique, on peut affirmer qu'un numéro a d'autant plus de chances de reparaître qu'il est plus fréquemment sorti. Ceci semble aller contre la loi de l'équilibre que nous avons constatée; mais il faut observer que cet équilibre se retrouvera plus tard, qu'à la fin de la semaine les écarts ne seront plus très grands et deviendront presque nuls à l'expiration du mois. L'équilibre est plus lent parce qu'il faut multiplier par dix-huit et demi le nombre des séries pour atteindre les proportions des chances simples.
Les joueurs notent encore une loi qui du reste n'est qu'un corollaire de l'habitude précédente mais a je ne sais quoi d'humain, c'est que les chances retardataires mettent un plus grand empressement à regagner le terrain perdu, dans le moment qui suit plus ou moins immédiatement une halte, comme si elles avaient repris leur souffle après un instant de repos sur un palier.
Ajoutons tout de suite qu'il est prudent de se méfier de ces habitudes flottantes et de ces ébauches de lois. On a vu, par exemple, la rouge, au cours d'une journée, l'emporter de soixante-dix pour cent sur la noire. La noire, d'autre part, on s'en souvient encore à Monte-Carlo, est un jour sortie vingt-neuf fois de suite, et la deuxième douzaine vingt-huit fois sans interruption. Le hasard n'a pas nos nerfs; il n'a pas hâte comme nous de réparer sa perte ou d'emporter son gain. Il prend son temps, attend son heure et ne marche point du pas de notre vie humaine.
Les joueurs, d'ordinaire, attribuent ces habitudes ou ces fantaisies au tour de main du croupier. Ce n'est guère défendable. On sait, au demeurant, comment se passent les choses. La bille tombée dans sa case, le croupier annonce, par exemple: «13, noir, impair et manque.» On ratisse les pertes, on paie les gains, les joueurs regarnissent le tableau, on discute parfois, on échange la monnaie, etc.; la durée de ces opérations est fort inégale, et pendant tout ce temps, le disque qui porte la bille fait des centaines de tours. Le croupier l'arrête enfin, saisit la bille, imprime au disque un mouvement contraire à celui qui l'animait et lance la bille en sens inverse. Il est impossible que dans de telles conditions son tour de main particulier puisse avoir une influence quelconque. D'ailleurs, on remarque facilement sur le graphique des permanences que le changement de croupier n'altère pas sensiblement le rythme des chances simples. Ce rythme domine réellement l'homme auquel on l'attribue.
Ces ébauches de lois dans ce qui semble la négation de toute loi, ces efforts du hasard pour sortir de son propre domaine et organiser son chaos, ce dieu qui se nie et cherche à se détruire de ses mains, ces balbutiements incompréhensibles, ces efforts maladroits pour prendre la parole et pour prendre conscience, sont, il faut en convenir, assez curieux. C'est du reste ces efforts, ces velléités d'équilibre, ce rythme embryonnaire qui font l'heur et le malheur des joueurs. Si le hasard était simplement le hasard tel que nous le concevons a priori, on jouerait n'importe quoi, n'importe quand et n'importe comment. Je sais bien que d'après les plus savants théoriciens de la roulette, chaque coup est indépendant de tous les autres, commence comme si rien ne s'était passé avant, comme si rien ne devait se passer après, comme si la table sortait de la boutique de l'ébéniste, le cylindre de l'atelier du mécanicien et le croupier des mains de Dieu. En théorie, c'est parfaitement juste; mais nous venons de voir qu'en fait il ne semble pas qu'il en soit ainsi. Il paraît d'ailleurs impossible d'expliquer pourquoi; les joueurs se contentent de le constater, avec une tendance dangereuse mais très humaine à exagérer la portée et la certitude de leurs constatations.
Ils prennent trop volontiers pour des lois ce qui n'est qu'un amas de coïncidences aussi mobiles que les nuages. Il faut bien que les rouges et les noires, successivement sorties du néant, se placent quelque part et se groupent d'une certaine façon; et s'il est assez surprenant qu'à la fin du mois leur nombre s'égale à peu près, il serait non moins surprenant que l'une des couleurs l'emportât de beaucoup sur l'autre. Il est parfaitement vrai qu'au premier coup d'œil, la rouge et la noire semblent s'équilibrer sur les feuilles des «permanences»; mais il est également vrai qu'à y regarder de plus près, il n'est pas rare qu'une série de cinq ou six rouges, par exemple, interrompue par une ou deux noires, recommence une nouvelle carrière; et le malheur voudra que, à ce moment, le joueur, à la recherche de l'équilibre, pontera sur la noire et verra disparaître en quelques coups tout le gain lentement et péniblement arraché au hasard, avare quand on gagne, et très généreux, pour la banque, quand on perd. Il aura du reste les mêmes déceptions s'il joue sur l'écart, c'est-à-dire contre l'équilibre et éprouvera trop souvent que ces lois, lorsqu'il y met sa confiance, sont écrites sur l'eau, et semblent gravées dans l'airain dès qu'elles le trahissent.
Afin de profiter de ces lois sans doute fallacieuses et en tout cas perfides, et pour se prémunir contre leurs trahisons, il a imaginé une foule de systèmes ingénieux qui parfois lui permettent de gagner, mais le plus souvent ne font que retarder sa ruine.
Mais avant de parler de ces systèmes, disons d'abord que nous ne nous occuperons ici que des chances simples, rouge ou noire, pair ou impair, passe ou manque. Elles sont déjà assez compliquées et posent des problèmes qui suffiraient à épuiser toute la sagacité d'une existence humaine. Quant aux chances multiples: en plein, à cheval, transversales, carrés, douzaines, etc., en théorie et en pratique, elles échappent à tout contrôle, à tout calcul, à toute explication.
Quel que soit le système adopté, le joueur joue toujours à pile ou face contre la banque. Il a une chance pour lui, elle a une chance pour elle; mais il a contre lui l'impôt du zéro qui, très bénin en apparence,—puisque pour la rouge et la noire, sur trente-six chances, la banque n'a qu'une demi-chance de plus que le joueur,—finit par devenir fatalement ruineux. Afin d'échapper à la brutalité d'une décision qui, s'il plaçait tout son avoir sur la rouge ou la noire, terminerait la partie d'un seul coup, il subdivise son enjeu, de manière à pouvoir affronter un grand nombre de chances, espérant que grâce à une progression savamment graduée, il finira par rencontrer une série favorable où le gain l'emportera sur la perte. C'est le principe de tous les systèmes qui ne sont jamais que des martingales plus ou moins ingénieuses, prudentes et compliquées. Il n'y en a pas, il n'y en aura jamais d'autres, à moins d'un miracle qui ne s'est pas encore produit, d'une intuition qui voie d'avance ce que décidera la bille ou d'une force inconnue qui l'oblige de faire ce qu'on désire.
Je n'ai pas l'intention de passer en revue tous ces systèmes qui sont innombrables et de valeur inégale, depuis le paroli pur et simple, naïf et violent, qui mène droit au désastre, en passant par la d'Alembert et toutes ses variantes, les progressions descendantes, les méthodes différentielles, la montante belge, les parolis intermittents, la boule de neige, la photographie, le jeu à masse égale sur certains groupes de chances simples, qui est un casse-tête chinois et demande, avant l'attaque, plusieurs jours d'observations patientes; et tant d'autres que j'oublie, depuis les plus classiques jusqu'aux plus mystérieux, qu'aux joueurs novices et crédules on vend très cher, sous enveloppes cachetées qui ne renferment que le secret de polichinelle, et que l'obligeance d'un joueur érudit m'a permis de connaître tous, ou peu s'en faut. On trouvera le détail des plus usités dans le traité d'Albigny (les Martingales modernes), la Théorie des systèmes géométriques de Gaston Vessillier, le Traité des jeux dits de hasard d'Hulmann, la Théorie scientifique nouvelle des jeux de la roulette, trente-et-quarante, etc., de Théo d'Alost, et surtout dans la Revue de Monte-Carlo, qui depuis sa fondation, c'est-à-dire depuis une quinzaine d'années, donne une méthode par numéro.
Occultes ou patents, ces systèmes offrent à peu près les mêmes dangers, étant tous fondés sur les sables mouvants de l'équilibre et de l'écart. S'ils sont très prudents, la perte est minime, mais le gain est encore plus petit; s'ils sont téméraires, le gain est gros, mais la perte est dix ou vingt fois plus grosse. Les meilleurs entraînent, pour continuer de défendre une mise modique et ce qu'on lui a déjà sacrifié, à risquer sur le tapis, à un moment donné, tous les gains antérieurs, que suivent bientôt les sommes qu'on tenait en réserve. C'est l'inévitable revanche de la banque, qu'on croyait impunément grignoter, qui soudain ouvre ses larges mâchoires, et comme un crocodile aveugle et somnolent, engloutit d'un seul coup bénéfices et capital.
Les joueurs, pour se donner du cœur, se disent qu'ils ont sur la banque un avantage incontestable. Ils entrent dans le jeu, ils «attaquent», comme ils veulent, quand ils veulent et se retirent quand il leur plaît; au lieu que la banque est forcée de jouer sans arrêt, d'accepter toutes les mises, de tenir tous les coups jusqu'à la limite du maximum, qui est, comme on sait, de six mille francs pour les chances simples. Cet avantage est réel si le joueur, après un gain considérable, s'en va et ne reparaît plus. Mais le ponte heureux, plus nécessairement encore que celui qui n'a pas de chance, viendra se rasseoir à la table enchantée, et perd ainsi la seule arme efficace qu'il avait contre son ennemie. Attaquer quand on veut n'est qu'un privilège illusoire, puisque tout, à n'importe quel moment, est également mobile et incertain et qu'on ne sait jamais d'avance quand reparaîtra la loi précaire et décevante de l'équilibre. Après une longue séquence de noires, on mise sur une belle série de rouges qui s'annonce solide, mais à peine a-t-on attaqué, que la série rend l'âme et que l'implacable noire reprend son cours dévastateur; ou l'on fait le contraire, on s'attache à la noire, et c'est la rouge qui s'installe. Quel que soit l'instant de l'attaque, c'est toujours rouge contre noire, c'est-à-dire un contre un qu'on lutte. Encore une fois, le seul avantage bien réel, c'est qu'on peut s'en aller quand on veut; mais quel est le joueur, qu'il perde ou qu'il gagne, qui sache s'en aller et ne plus revenir?
Tous ces systèmes, en dernière analyse, ne font donc que couper en petits morceaux le bloc écrasant et brutal de la chance. Ils matelassent le hasard, ils atténuent la gravité de ses coups. Ils prolongent la vie ou l'agonie du joueur. Ils permettent aux bourses modestes de ponter aussi souvent que le milliardaire qui se bornerait à doubler indéfiniment ses mises, s'il n'était arrêté par la barrière mortelle du maximum. Mais toutes les opérations mathématiques, toutes les combinaisons de chiffres, s'agitent et s'évertuent comme des captifs aveugles entre des murs de bronze. Ils ont beau faire, la paroi rouge, la paroi noire demeure inattaquable, inébranlable, et tout se passe à l'intérieur de la prison.
Est-ce à dire qu'il n'existe pas de méthode qui soit défendable et que les plus savants calculs n'aient pas trouvé moyen de vaincre le hasard? Je ne crois pas que, en théorie, les calculs, qui n'ont ici aucun point d'appui, puissent faire quelque jour ce qu'ils ne firent pas jusqu'à présent. Il n'en est pas moins vrai que, en pratique, on en rencontre qui luttent assez avantageusement contre la malchance. Un de mes amis, un officier anglais, par exemple, en possède une qu'il emploie depuis longtemps et qui donne des résultats surprenants. C'est, naturellement, une progression, dont toute la vertu réside en une clef ingénieuse et très simple qui semble agir comme une sorte de talisman. Je n'ai trouvé cette méthode dans aucun des traités classiques ou marrons. Elle a ses dangers comme les autres, elle a ses moments difficiles, où, pour sauver le bénéfice escompté et les mises antérieures, il faut risquer une assez forte somme. Mais en arrêtant prudemment le jeu dans les séquences trop obstinément hostiles, en laissant passer l'orage, comme elle s'étend sur un grand nombre de chances, on finit par obtenir le redressement nécessaire. En tout cas, elle ne l'a jamais sérieusement trahi jusqu'ici.
Néanmoins, il ne faudrait pas croire qu'il n'y ait qu'à en user aveuglément, automatiquement. Comme avec les autres systèmes, une certaine science, une certaine expérience, un certain doigté sont indispensables. Bien que la science et l'expérience soient ici aléatoires, fugitives et évasives, elles ne sont nullement illusoires. Le joueur exercé et prudent sait solliciter et seconder la chance ou du moins ne pas la contrarier. Il devine l'approche et la fin d'une série favorable. Il pressent les alternances et les intermittences, et s'il ne parvient pas à saisir leur rythme, aime mieux s'abstenir que de les prendre à contre-temps. Il se trompe plus d'une fois, mais bien moins souvent que ceux qui, fidèles à la très scientifique théorie de l'indépendance absolue des coups, pontent sur n'importe quelle couleur à n'importe quel moment. Il ne se roidit pas dans sa logique, il ne se bande pas contre le sort, il ne brave pas l'acharnement de la fortune. Il ne s'obstine jamais. Il ne lutte point, hargneusement, jusqu'à sa dernière pièce contre une séquence inique, afin d'acquérir l'amère satisfaction de connaître le fond de sa malchance et de l'injustice du destin. Il n'a pas d'amour-propre, il n'a pas d'idée fixe ni de pensée inflexible. Il est docile, souple, complaisant. Sans fausse honte et en souriant, il abandonne ses prétentions et courtise la veine. Il revient sur ses pas et se rétracte quand il sied. Il s'arrête, il repart, il obéit, il louvoie, il se laisse porter par le flot et arrive à bon port; alors que le pilote arrogant, téméraire et têtu, s'effondre dans l'abîme.
Avant tout, il étudie le caractère et l'humeur de la table où il s'asseoit; car chaque table a sa psychologie, ses habitudes, son histoire, qui varie de jour à jour, et cependant forme au bout de l'année un ensemble homogène où toutes les erreurs passagères, les anomalies et les injustices se trouvent réparées. Il s'agit de savoir à quelle page de cette histoire il se dispose à prendre part. Il ne le saura pas tout de suite. Il aura beau consulter du coin de l'œil les notes et les «permanences» des joueurs qui l'ont précédé. Il faut le contact immédiat et le souffle du dieu qui se dissimule. Mais déjà celui-ci tressaille, s'anime, prend forme et visage, murmure, indique ses intentions, parle, approuve ou condamne, et la lutte tragique s'engage, entre le joueur très petit et le hasard énorme et tout-puissant.
Maintenant que le combat est commencé, qu'il a fait ce qu'il a pu pour appeler et accueillir la chance, il ne lui reste plus qu'à l'attendre, car, en fin de compte, elle demeure la suprême puissance qui juge en dernier ressort, l'inconnue redoutable et inévitable de toute combinaison. Le meilleur système ne peut vaincre une déveine anormale et impitoyable qui sans rémission vous fait ponter sur la couleur perdante. Une telle déveine, sans intermittences favorables, est fort rare, mais toujours possible. Elle répond du reste aux coups de veine extraordinaires qui ne semblent plus fréquents que parce qu'ils attirent davantage l'attention. On voit, en effet, de temps en temps, un joueur, ou plutôt une joueuse,—car ce sont presque toujours les femmes qui ont ces inspirations,—s'approcher de la table et miser sans hésitation et d'autorité, en plein ou à cheval, ou sur une transversale, ou sur un carré et gagner coup sur coup, comme si elle voyait d'avance le point où tombera la bille. Ces instants d'intuition sont toujours très brefs, et si la joueuse insiste et s'obstine, elle reperd bientôt ce qu'elle a gagné. Il n'en est pas moins vrai qu'en observant ce phénomène si net et si frappant, on se demande s'il n'y a pas là quelque chose de plus que de simples coïncidences. La chance, à tout prendre, peut-elle être autre chose qu'une intuition passagère et fulgurante de ce qui aura lieu et éclatera à tous les yeux, une seconde plus tard? La case qui n'a pas encore la petite bille, mais qui, dans un instant va la happer et la retenir, n'est-elle pas déjà du présent et même du passé quelque part? Mais ce sont là des questions qui nous entraîneraient trop loin dans l'espace et le temps.
Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au système dont nous parlions, il me serait permis d'en divulguer le secret que je ne le ferais point. Sans être un moraliste bien austère, et tout en considérant le jeu comme un de ces maux profondément humains qu'on ne pourra jamais déraciner et qui, malgré tous les efforts, reparaîtra toujours sous une forme nouvelle, le moins qu'on puisse faire, c'est de ne pas l'encourager. Le joueur, j'entends le joueur invétéré, presque professionnel, n'est pas intéressant. C'est d'abord un désœuvré et presque toujours une épave sans excuse. S'il est riche, il fait de son argent l'emploi le plus sot, le plus morne qu'on puisse imaginer. S'il est pauvre, il est moins pardonnable encore; il aurait mieux à faire qu'à sacrifier à une chimère son existence et trop souvent le bien-être et la tranquillité des siens. Au fond du joueur, il y a d'habitude un paresseux, un impuissant, un égoïste sans énergie, avide de jouissances vulgaires et imméritées, un mécontent et un raté. Le jeu est l'aventure sédentaire, abstraite, mesquine, sèche, schématique et sans beauté de ceux qui ne surent point rencontrer ou faire naître les aventures réelles, nécessaires et bienfaisantes de la vie. Il est l'activité fébrile et malsaine de l'oisif. Il est l'effort inutile et désespéré des énervés qui n'ont plus ou n'eurent jamais le courage et la patience de faire l'effort honnête, persévérant, sans à coups, sans éclat qu'exige toute existence humaine.
Il y a aussi beaucoup de vanité puérile dans le cas du joueur. En somme, c'est un enfant qui cherche encore sa place dans l'univers. Il ne s'est pas encore rendu compte de sa situation. Il se croit hors de pair en face du destin. Infatué de soi, il attend que l'inconnu ou l'inconnaissable fasse pour lui ce qu'il ne fait pas pour n'importe qui. Il l'attend d'ailleurs sans raison, uniquement parce qu'il est soi et que les autres n'ont pas ce privilège. Il est poussé à interroger sans cesse, rapidement, anxieusement le sort, dans je ne sais quel vain et prétentieux espoir d'apprendre à se connaître ailleurs qu'en lui-même. Quelle que soit la décision de la fortune, il y trouvera matière à se faire valoir. S'il n'a pas de chance, il sera flatté d'être spécialement persécuté par elle; s'il est heureux, il s'estimera davantage à raison des dons exceptionnels que le hasard lui octroie. Du reste, il n'a nul besoin de croire qu'il mérite ces dons; au contraire, moins il y aura droit, plus il en sera fier et leur injuste et manifeste gratuité fera le meilleur de la satisfaction vaniteuse qu'il en saura tirer.
Il serait bien surprenant, disais-je, en commençant, que cette infatigable et gigantesque enquête sur le hasard, poursuivie depuis plus de cinquante ans, n'eût pas donné un résultat quelconque. Je me demande, à la fin de cette étude, quel est ce résultat. Au prix d'un gaspillage insensé d'argent, de temps, de forces physiques, nerveuses et morales et de fluides peut-être plus précieux, elle nous a appris que le hasard est en somme le hasard, c'est-à-dire un ensemble d'effets dont nous ignorons les causes. Nous le savions déjà et l'acquisition est assez dérisoire. Nous avons entrevu certains fantômes de lois ou d'habitudes, dont quelques joueurs semblent tirer un avantage d'ailleurs toujours précaire. Mais ces fantômes de lois qui ont l'obscure et inconstante velléité de mettre un peu d'ordre dans le hasard, ne sont, comme le hasard lui-même, que d'inconsistantes et éphémères condensations de causes inconnues. Au total, nous n'avons rien appris, sinon, peut-être, que nous avons tort d'attacher à ces manifestations du destin plus d'importance qu'elles n'en ont. Il n'y a, à y regarder de plus près, au fond de tous ces drames et de tous ces mystères de la chance, que les drames et les mystères que nous y mettons. Nous lions notre sort au sort d'une petite bille qui n'en est pas responsable; et parce que nous la chargeons un instant de notre fortune, nous nous imaginons avec fatuité que des puissances morales et mystérieuses vont diriger et terminer sa course au bon ou au mauvais moment. Elle n'en sait rien, et la vie de milliers d'hommes dépendrait de sa chute à droite ou à gauche de son point d'arrêt qu'elle n'en aurait cure. Elle a ses lois à elle, auxquelles il faut qu'elle obéisse et qui sont si complexes que nous n'essayons même pas de les débrouiller. Elle n'est qu'une petite boule qui cherche honnêtement le petit trou rouge ou noir où elle ira dormir et qui n'a pas grand'chose à nous apprendre sur les secrets d'une chance ou d'un destin qui ne se trouve qu'en nous-mêmes.