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Les sentiers dans la montagne

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V
LES MÈRES

Elles ont porté la grande douleur de cette guerre.

Dans nos rues, sur nos places, par les routes, dans nos églises, dans nos villes et nos villages, dans toutes nos maisons, nous coudoyons des mères qui ont perdu leur fils ou vivent dans une angoisse plus cruelle que la certitude de la mort.

Essayons de comprendre leur perte. Elles savent ce qu'elle est, mais ne le disent pas aux hommes.

On leur prend leur fils au moment le plus beau de la vie, au déclin de la leur. Quand ils meurent en bas âge, il semble que l'âme des enfants ne s'éloigne guère et attende, autour de celle qui la mit au monde, l'heure de revenir sous une forme nouvelle. La mort qui visite les berceaux n'est pas la même que celle qui répand l'épouvante sur la terre. Mais un fils qui meurt à vingt ans ne revient point et ne laisse plus d'espoir. Il emporte avec lui tout ce qui restait d'avenir à sa mère, tout ce qu'elle lui donna, tout ce qu'il promettait: les peines, les angoisses et les sourires de la naissance et de l'enfance, les joies de la jeunesse, la récompense et les moissons de l'âge mûr, l'aide et la paix de la vieillesse.

Il emporte bien plus que lui-même: ce n'est pas sa vie seule qui finit, ce sont des jours sans nombre qui se terminent brusquement, toute une lignée qui s'éteint, une foule de visages, de petites mains caressantes, de rires et de jeux qui tombent du même coup sur le champ de bataille, disent adieu au soleil et rentrent dans la terre qu'ils n'auront pas connue. Tout cela, les yeux de nos mères l'aperçoivent sans qu'elles s'en rendent compte, et c'est ce qui fait que nul d'entre nous ne peut, à certaines heures, soutenir le poids et la tristesse de leurs regards.

Pourtant, elles ne pleurent pas comme celles des autres guerres. Tous leurs fils disparaissent un à un, et on ne les entend pas se plaindre et gémir comme jadis, où les grandes douleurs, les grands massacres et les grandes catastrophes s'enveloppaient des clameurs et des lamentations des femmes.

Elles ne s'assemblent pas sur les places publiques, ne récriminent pas, n'accusent personne, ne se révoltent point. Elles ravalent leurs sanglots et écrasent leurs larmes, comme si elles obéissaient à un mot d'ordre qu'entre elles elles se sont transmis, sans que les hommes en aient eu connaissance.

On ne sait ce qui les soutient et leur donne la force de supporter les restes de leur vie. Quelques-unes ont d'autres enfants; et l'on comprend qu'elles reportent sur eux l'amour et l'avenir que la mort a rompus. Beaucoup n'ont pas perdu ou tâchent à retrouver la foi aux promesses éternelles; et l'on comprend encore qu'elles ne désespèrent pas, car les mères des martyrs ne désespéraient pas non plus. Mais tant d'autres, dont la demeure est à jamais déserte et dont le ciel n'est peuplé que de pâles fantômes, gardent le même espoir que celles qui espèrent toujours. Qu'est-ce donc qui maintient ce courage qui étonne nos regards?

Quand les meilleurs, les plus pitoyables, les plus sages d'entre nous rencontrent une de ces mères qui vient furtivement de s'essuyer les yeux, afin que son malheur n'offense pas ceux qui sont heureux, et tandis qu'ils cherchent les mots qui, dans l'aveuglante vérité de la plus effroyable douleur qui puisse atteindre un cœur, ne sonnent pas comme des mensonges odieux ou dérisoires, ils ne trouvent presque rien à lui dire. Ils lui parlent de la justice et de la beauté de la cause pour laquelle est tombé le héros, du sacrifice immense et nécessaire, de la mémoire et de la reconnaissance des hommes, du néant de la vie qui ne se mesure pas à l'étendue des jours, mais à la hauteur du devoir et de la gloire. Ils ajoutent peut-être que les morts ne meurent point, qu'il n'y a pas de morts, que ceux qui ne sont plus vivent plus près de nos âmes que lorsqu'ils étaient dans la chair; et que tout ce que nous aimions en eux subsiste dans nos cœurs, tant que notre souvenir l'y visite et que le ranime notre amour…

Mais à mesure qu'ils parlent, ils sentent le vide de ce qu'ils disent. Ils comprennent que tout cela n'est vrai que pour ceux que la mort n'a pas précipités dans l'abîme où les mots ne sont plus que des bruits puérils, que le plus ardent souvenir ne remplace pas une chère réalité que l'on touche des mains ou des lèvres, que la pensée la plus haute ne vaut pas les allées et venues familières, la présence aux repas, le baiser du matin et du soir, les embrassements du départ et l'ivresse du retour. Elles le savent et le sentent mieux que nous; et c'est pourquoi elles ne répondent pas à nos consolations, elles les écoutent en silence et trouvent en elles-mêmes d'autres raisons de vivre et d'espérer que celles que nous cherchons à leur apporter du dehors en fouillant vainement tout l'horizon des certitudes et des pensées humaines. Elles reprennent le fardeau de leurs jours sans nous dire où elles puisent leurs forces, sans nous apprendre le secret de leur sacrifice, de leur résignation et de leur héroïsme.

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