Les sentiers dans la montagne
VI
TROIS HÉROS INCONNUS
Le gouvernement belge a publié l'année dernière une Réponse au Livre Blanc allemand du 10 mai 1915.
Cette «Réponse» réfute de façon péremptoire et une à une, toutes les allégations du Livre Blanc, au sujet des francs-tireurs, des agressions de la population civile et de la cruauté des femmes belges envers les prisonniers et les blessés allemands. Elle a recueilli sur les sacs et les massacres d'Andenne, de Dinant, de Louvain et d'Aerschot, un ensemble de témoignages authentiques et accablants, qui d'ores et déjà permettent à l'histoire de prononcer son verdict, avec plus de certitude que ne le ferait le plus scrupuleux jury de cours d'assises.
Des effroyables épisodes que rapportent ces récits de témoins oculaires, je ne veux retenir aujourd'hui que deux de ceux qui marquèrent le sac d'Aerschot; non qu'ils soient plus odieux ou plus cruels que les autres;—au contraire, à côté des assassinats sans excuse et des exécutions en masse d'Andenne, de Dinant, de Louvain, dont rien ne saurait dépasser l'horreur, ils semblent presque bénins;—mais je les choisis justement parce qu'ils montrent mieux qu'en ses plus grands excès la psychologie pour ainsi dire normale de l'armée allemande et ce qu'elle fait d'abominable quand elle se croit juste, modérée et humaine. Je les choisis surtout, parce qu'ils nous font voir, dans une terrible épreuve, l'admirable et touchant état d'âme d'une petite cité belge, innocente entre toutes les victimes de cette guerre, et offrent à nos méditations des traits d'héroïque et simple sacrifice, dont on n'a pas parlé et qu'il est bon de mettre en lumière, car ils sont aussi beaux que les plus beaux exemples des plus belles pages de Plutarque.
* *
Aerschot (prononcez: Arschot) était une humble et heureuse petite ville du Brabant flamand, une de ces modestes agglomérations inconnues que, comme Dixmude, à jamais regrettable et ensevelie dans le passé, personne ne visitait, parce qu'elles ne renfermaient aucun monument remarquable, mais qui n'en conservaient et n'en représentaient que mieux, du fond de leur silence et de leur isolement sans tristesse, la vie flamande dans ce qu'elle a de plus spécial, de plus intime, de plus calme, de plus recueilli, de plus amène et de plus traditionnel. Dans ces petites villes à demi campagnardes, il n'y a guère d'industrie: une ou deux malteries, une minoterie, une huilerie, une fabrique de chicorée. La vie y est presque agricole; et les gens aisés vivent du produit ou du revenu de leurs champs, de leurs prés et de leurs bois. Toute la semaine, la grand'place, dont les maisons sont cossues, plus ou moins cubiques, et virginalement blanches, à portes cochères ornées de cuivres étincelants, toute la semaine la grand'place est presque déserte et ne s'anime que le jour du marché et le dimanche matin, à l'heure de la grand'messe. En un mot, c'est la paix, l'attente des repas et du repos dans le repos, l'existence lente et facile; et peut-être le bonheur, si le bonheur consiste à être heureux dans un demi-sommeil sans ambitions qui dépassent le clocher, sans passions trop vives et sans rêves trop ardents.
C'est dans ce paisible séjour d'une tranquillité immémoriale, que la guerre même n'avait jusqu'ici troublé qu'à la surface, que le 19 août 1914, à 9 heures du matin, après la retraite des derniers soldats belges, la grand'place est soudain envahie par le flot dense et intarissable des troupes allemandes. Le fils du bourgmestre, un enfant de quinze ans, se hâte de fermer les persiennes de la maison paternelle et est blessé à la jambe par une des balles que les vainqueurs envoient à tort et à travers dans les fenêtres,
A 10 heures, le commandant allemand fait appeler à l'hôtel de ville le bourgmestre, M. Tielemans. On l'y reçoit grossièrement, on le brutalise, on le traite de «Schweinhund», c'est-à-dire de chien mâtiné de cochon, espèce d'animal qui, apparemment, ne se trouve qu'en Allemagne.
Puis, le colonel Stenger, commandant la 8e brigade d'infanterie, et ses deux aides de camp s'installent dans la maison du bourgmestre, sur la grand'place; et, soit dit en passant, cambriolent immédiatement tous les tiroirs de leurs appartements; après quoi, du haut du balcon, ils assistent au défilé de leurs troupes.
Vers quatre heures de l'après-midi, hantés par l'idée fixe d'imaginaires francs-tireurs, des soldats pris de panique se mettent à tirailler dans les rues. Le colonel, au balcon, est atteint par une balle allemande et tombe. Un des aides de camp descend quatre à quatre en hurlant: «Le colonel est mort, il me faut le bourgmestre!» Celui-ci se sent perdu et dit à sa femme: «Ceci est grave pour moi.» Elle lui serre la main en lui disant: «Du courage!» Le bourgmestre est arrêté, maltraité par les soldats. Sa femme fait vainement remarquer au capitaine que son mari et son fils ne peuvent avoir tiré puisqu'ils ne possèdent aucune arme. «Ça ne fait rien, répond le soudard, il est responsable.» «En outre, ajoute-t-il, il me faut votre fils.» Ce fils est l'enfant de quinze ans qui vient d'être blessé à la jambe. Comme il marche difficilement, à cause de sa blessure, il est brutalisé sous les yeux de sa mère et conduit, à coups de pied, à l'hôtel de ville, près de son père.
Cependant, le même capitaine, soutenant toujours qu'on a tiré sur ses hommes, exige que Mme Tielemans visite avec lui la maison de la cave aux greniers. Il est obligé de constater que toutes les chambres sont vides et toutes les fenêtres fermées. Durant cette perquisition, il tient constamment la malheureuse femme sous la menace de son revolver. La fille de celle-ci se met entre sa mère et le sinistre personnage. Il ne comprend pas. Arrivés dans le vestibule, la mère lui dit: «Qu'allons-nous devenir?»—Froidement, il répond: «Vous serez fusillée ainsi que votre fille et vos domestiques.»
Maintenant, commencent le pillage et l'incendie méthodiques de la ville. Toutes les maisons du côté droit de la place sont en feu. De temps en temps, les soldats interpellent les femmes en s'écriant: «On va vous fusiller, on va vous fusiller!»—«A ce moment, dit textuellement Mme Tielemans dans sa déposition, les soldats sortaient de chez nous, les bras chargés de bouteilles de vin. On ouvrait les fenêtres de nos appartements et tout ce qui s'y trouvait était enlevé. Je me détournai pour ne pas voir ce pillage. A la lueur sinistre des incendies, mes yeux rencontrèrent mon mari, mon fils et mon beau-frère, accompagnés d'autres messieurs que l'on conduisait au supplice. Jamais je n'oublierai ce spectacle et le regard de mon mari cherchant une dernière fois sa maison et se demandant où étaient sa femme et sa fille; et moi, pour ne pas lui enlever son courage, je ne pouvais pas lui crier: je suis ici!»
Les heures passent. Les femmes sont chassées de la ville et, par une route jonchée de cadavres, menées comme un troupeau, dans une prairie lointaine où on les parque jusqu'au matin. Les hommes sont arrêtés. On leur lie les poignets derrière le dos, à l'aide de fils de cuivre si cruellement serrés que le sang gicle. On les groupe et on les force de se coucher sur le sol, de façon que la tête touche terre et qu'ils ne puissent faire aucun mouvement. La nuit s'écoule ainsi, tandis que la ville se consume et que le pillage et l'orgie continuent.
Entre cinq et six heures du matin, l'autorité militaire décide de commencer les exécutions, et que l'un des principaux groupes de prisonniers, composé d'une centaine de civils, assistera à la mise à mort du bourgmestre, ainsi qu'à celle du fils et du frère de celui-ci. Un officier annonce au bourgmestre que son heure est venue. En entendant ces mots, un citoyen d'Aerschot, nommé Claes van Nuffel, s'avance vers l'officier et le supplie d'épargner la vie du chef de la cité, il offre de mourir à sa place, ajoutant qu'il est l'adversaire politique du bourgmestre, mais qu'il estime qu'en ce moment celui-ci est nécessaire à la ville. L'officier répond sèchement: «Non, c'est le bourgmestre qu'il nous faut.»—Le bourgmestre se lève, remercie M. van Nuffel, ajoute qu'il mourra tranquille, qu'il a passé son existence à faire tout le bien qu'il pouvait, qu'il n'implore pas sa grâce, mais demande celle de ses concitoyens et de son fils, un enfant de quinze ans, dernière consolation de sa mère.—L'officier ricane et ne répond pas. A son tour, le frère du bourgmestre demande grâce, non pour soi, mais pour son frère et son neveu. On ne l'écoute pas. L'enfant se lève alors et va se placer entre son père et son oncle. A dix mètres, six soldats les couchent en joue; l'officier fait un geste du sabre, et, comme le dit la veuve de l'héroïque magistrat, «ce qu'il y avait de meilleur en ce monde avait vécu».
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«On plaça ensuite les autres civils par rangs de trois, nous dit dans sa déposition M. Gustave Nys, témoin oculaire de l'horrible drame dont il faillit être l'une des victimes. Celui qui avait le numéro 3 devait sortir du rang et s'aligner derrière les cadavres, pour être fusillé. Tous les civils avaient les mains liées derrière le dos. Mon frère et moi étions voisins; j'eus le no 2, mon frère Omer, âgé de vingt ans, eut le no 3. Je demandai alors à l'officier: «Puis-je remplacer mon frère? Pour vous, peu importe qui tombe sous vos balles; pour ma mère qui est veuve, mon frère, qui a terminé ses études, est plus utile que moi.» Encore une fois, il reste insensible à cette prière.—«Que le no 3 sorte du rang!»—Nous nous embrassons, et mon frère Omer se joint aux autres. Ils sont une trentaine, alignés. Alors se passe une scène horrible: les soldats allemands avancent le long du rang, et lentement, en tuent trois à chaque décharge commandée chaque fois par l'officier.»
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De pareils traits passeraient inaperçus si l'on ne prenait la peine de les rechercher et de les recueillir pieusement dans l'énorme amas de drames qui durant plus de quatre ans a bouleversé et ravagé les malheureux pays que torturait l'envahisseur. S'ils se fussent rencontrés dans l'histoire de la Grèce ou de Rome, ils auraient pris place parmi les grandes actions qui honorent notre terre et méritent de vivre à jamais dans la mémoire des hommes. Il est de notre devoir de les mettre un instant en lumière et de graver dans notre souvenir les noms de ceux qui en furent les héros. Résumés ainsi, simplement, sèchement, comme il convient à la vérité historique, d'après des dépositions faites sous serment et qu'un greffier anonyme dépouilla de tout ornement littéraire ou sentimental, ils ne donnent d'abord qu'une bien pâle idée de l'intensité de la tragédie et de la valeur du sacrifice. Il ne s'agit pas ici d'une glorieuse mort affrontée dans l'ivresse de la lutte, sur un vaste champ de bataille. Il ne s'agit pas non plus d'une menace imprécise ou à longue échéance ou d'un danger incertain, éloigné et peut-être évitable. Il s'agit d'une mort obscure, solitaire, affreuse et imminente, au fond d'un fossé; et les six canons de fusil sont là, braqués presque à bout portant, qui, sur un signe du chef qui accepte votre offre, feront de vous, en un clin d'œil, un tas de chairs sanglantes et vous enverront dans la région inconnue et terrible que l'homme redoute d'autant plus qu'il est encore plus plein de forces et de jours. Il n'y a pas une seconde d'intervalle ni d'espoir entre la question et la réponse, entre la vie et son bonheur et le néant et son horreur. Il n'y a pas d'encouragements, pas de paroles ou de gestes qui soulèvent ou entraînent, pas de récompense; en un instant tout est donné pour rien; et c'est le sacrifice dans sa nudité, sa pureté si pure qu'on s'étonne que même des Allemands n'aient pas été vaincus par sa beauté.
Il n'y avait pour eux qu'une façon de s'en tirer sans se déshonorer; c'était de faire grâce aux deux victimes: ou bien,—à supposer ce qui n'était pas, ce qui n'est jamais le cas,—qu'une mort fût absolument nécessaire, il y avait une deuxième solution qui était d'accepter l'offre et d'exécuter le martyr qu'ils eussent dû adorer à genoux. De cette manière ils n'eussent agi que comme les pires des barbares. Mais ils en ont trouvé une troisième que seuls, avant eux, les Carthaginois eussent sans doute inventée et adoptée. Ils ont du reste dépassé les plus barbares des barbares et égalé l'abominable morale punique, dans un autre cas qui rappelle celui de Régulus et qui sera le troisième trait d'héroïsme civil que je veux rappeler ici.
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Quelques jours après les scènes que je viens de rapporter, le 23 août de la même année, avaient lieu à Dinant des massacres en masse qui firent exactement six cent six victimes, parmi lesquelles onze enfants au-dessous de cinq ans, vingt-huit âgés de dix à quinze ans et soixante et onze femmes.
Rien ne saurait donner une idée de l'horreur et de l'infamie de ces massacres; et dans la longue et monstrueuse histoire des hontes de la Germanie, c'est une des pages les plus honteuses et les plus terribles. Mais je n'ai pas, pour l'instant, l'intention d'en parler. Il y aurait trop à dire. Je n'en veux aujourd'hui détacher qu'un épisode dont le héros de Dinant la Wallonne est digne de prendre place à côté de ses deux frères d'Aerschot la Flamande.
A l'entrée de Dinant, près du fameux Rocher Bayard, gloire légendaire de la jolie et riante petite cité, les Allemands occupent la rive droite de la Meuse et commencent la construction d'un pont. Les Français, dissimulés dans les broussailles et les replis de la rive gauche tirent sur les pontonniers. Leur feu est assez peu nourri; et les Allemands en infèrent, sans aucune raison, qu'il provient de francs-tireurs qui du reste n'ont jamais, dans toute cette campagne de Belgique, existé que dans leur imagination. Quatre-vingts otages, pris parmi la population de Dinant, sont à ce moment rassemblés et gardés à vue, au pied du rocher. L'officier allemand envoie l'un d'eux, M. Bourdon, greffier adjoint au tribunal, sur la rive gauche, pour annoncer à l'ennemi que si le feu continue, tous les otages seront à l'instant fusillés. M. Bourdon traverse la Meuse, accomplit sa mission, puis, repassant le fleuve, revient magnanimement se reconstituer prisonnier et déclare à l'officier qu'il a pu se convaincre qu'il n'y a pas de francs-tireurs, et que seuls les soldats français de l'armée régulière prennent part à la défense de l'autre rive. Quelques balles tombent encore, et, sur-le-champ, l'officier fait passer par les armes les quatre-vingts otages et d'abord, pour le punir comme il sied de son héroïque fidélité à la parole donnée, le malheureux greffier, sa femme, sa fille et ses deux fils, dont l'un est un enfant de quinze ans.