Les sentiers dans la montagne
VIII
LE MONDE DES INSECTES
I
J.-H. Fabre, tout le monde le sait aujourd'hui, est l'auteur d'une dizaine de volumes bien nourris où, sous le titre de Souvenirs entomologiques, il a consigné les résultats de cinquante ans d'observations, d'études et d'expériences sur les insectes qui nous semblent le plus connus et le plus familiers: diverses espèces de guêpes et d'abeilles sauvages, quelques cousins, mouches, scarabées et chenilles; en un mot, toutes ces petites vies vagues, inconscientes, rudimentaires et presque anonymes qui nous entourent de toutes parts et sur lesquelles nous jetons un regard amusé, mais qui déjà pense à autre chose, quand nous ouvrons notre fenêtre pour accueillir les premières heures du printemps, ou lorsque, dans les jardins et les plaines, nous allons nous baigner aux jours bleus de l'été.
* *
On prend au hasard l'un des copieux volumes, et l'on s'attend naturellement à y trouver d'abord les très savantes et assez arides nomenclatures, les très méticuleuses et fort bizarres spécifications de ces vastes et poudreuses nécropoles que forment presque exclusivement tous les traités d'entomologie jusqu'ici parcourus. On ouvre donc le livre, sans ardeur et sans exigence; et voici qu'immédiatement, d'entre les feuillets dépliés, s'élève et se déroule, sans hésitation, sans interruption et presque sans fléchissement jusqu'au bout des quatre mille pages, la plus extraordinaire des féeries tragiques qu'il soit possible à l'imagination humaine, non point de créer ou de concevoir, mais d'admettre et d'acclimater en elle.
En effet, il ne s'agit pas ici d'imagination humaine. L'insecte n'appartient pas à notre monde. Les autres animaux, les plantes même, en dépit de leur vie muette et des grands secrets qu'ils nourrissent, ne nous semblent pas totalement étrangers. Malgré tout, nous sentons en eux une certaine fraternité terrestre. Ils surprennent, émerveillent souvent, mais ne bouleversent point de fond en comble notre pensée. L'insecte, lui, apporte quelque chose qui n'a pas l'air d'appartenir aux habitudes, à la morale et à la psychologie de notre globe. On dirait qu'il vient d'une autre planète, plus monstrueuse, plus énergique, plus insensée, plus atroce, plus infernale que la nôtre. On le croirait né de quelque comète désorbitée et morte folle dans l'espace. Il a beau s'emparer de la vie avec une autorité, une fécondité que rien n'égale ici-bas, nous ne pouvons nous faire à l'idée qu'il est une pensée de cette nature dont nous nous flattons d'être les enfants privilégiés et probablement l'idéal où tendent tous les efforts de la terre. Seul l'infiniment petit nous déconcerte davantage; mais l'infiniment petit, qu'est-ce au fond qu'un insecte que nos yeux ne voient point? Il y a sans doute dans cet étonnement et cette incompréhension je ne sais quelle instinctive et profonde inquiétude que nous inspirent ces existences incomparablement mieux armées, mieux outillées que la nôtre, ces sortes de comprimés d'énergie et d'activité en qui nous pressentons nos plus mystérieux adversaires, nos rivaux des dernières heures et peut-être nos successeurs.
II
Mais il est temps de pénétrer, sous la conduite d'un admirable guide, dans les coulisses de notre féerie, afin d'en voir de près les acteurs et les figurants, immondes ou magnifiques, grotesques ou sinistres, héroïques ou épouvantables, géniaux ou stupides, et toujours invraisemblables et inintelligibles.
Et voici tout d'abord, au hasard des premières rencontres, l'un de ces personnages, fréquents dans le Midi, où l'on peut le voir rôder autour de l'abondante manne que le mulet répand avec indifférence le long des chemins blancs et des sentes pierreuses: c'est le Scarabée Sacré des Égyptiens, ou plus simplement le Bousier, frère de nos Géotrupes du Nord, et gros Coléoptère tout de noir habillé, qui a pour mission en ce monde de façonner les parties les plus savoureuses de la trouvaille en une énorme boule qu'il s'agit ensuite de rouler jusqu'à la salle à manger souterraine où doit s'épanouir l'incroyable aventure. Mais le destin jaloux de tout bonheur trop pur, avant de lui céder l'accès de ce lieu de délices, impose au grave et probablement sententieux scarabée, des tribulations sans nombre, que complique toujours l'arrivée d'un malencontreux parasite.
A peine donc a-t-il, à grands efforts du chaperon et des pattes bancales, commencé de rouler à reculons la délicieuse sphère, qu'un collègue indélicat, qui guettait la fin du travail, se présente en offrant hypocritement ses services. L'autre, sachant fort bien que, ici, aide et services, au demeurant fort inutiles, seront bientôt partage et expropriation, accepte sans entrain la collaboration qui s'impose. Mais invariablement, pour bien marquer les droits respectifs, le légitime propriétaire garde sa place primitive, c'est-à-dire qu'il pousse du front la boule, tandis que l'inévitable invité, de l'autre côté, la tire à soi. Et ainsi elle chemine entre les deux compères, parmi d'interminables péripéties, des chutes ahuries, des culbutes grotesques, jusqu'au lieu choisi pour devenir le réceptacle du trésor et la salle du festin. Arrivés là, le propriétaire se met à creuser le réfectoire, pendant que le pique-assiette a l'air de s'endormir innocemment au sommet de la pilule. L'excavation s'élargit et s'approfondit à vue d'œil; et bientôt le premier bousier y plonge tout entier. C'est l'instant que guettait le sournois auxiliaire. Il descend prestement de la bienheureuse éminence, et la poussant avec toute l'énergie que donne une mauvaise conscience, s'efforce de gagner le large. Mais l'autre, assez méfiant, interrompt un moment ses laborieuses fouilles, regarde par-dessus bord, voit le rapt sacrilège et bondit hors du trou. Pris sur le fait, l'effronté et malhonnête associé s'évertue à donner le change, contourne l'orbe inestimable, et l'embrassant et s'arcboutant en des efforts fallacieusement héroïques, feint de la retenir éperdument sur une pente qui n'existe point. On s'explique en silence, on gesticule abondamment des tarses et des mandibules; puis d'un commun accord, on ramène la pelote au terrier.
Il est jugé suffisamment spacieux et confortable. On introduit le trésor, on ferme l'entrée du corridor; et maintenant, parmi les ténèbres propices et la tiède moiteur où trône seul le magnifique globe stercoral, s'attablent enfin face à face, les deux convives réconciliés. Alors, loin des clartés et des soucis du jour, et dans le grand silence de l'ombre hypogéenne, commence solennellement le plus fabuleux des festins dont l'imagination du ventre ait jamais évoqué les absolues béatitudes.
Durant deux mois entiers ils demeurent cloîtrés, et la panse échancrant à mesure l'inépuisable sphère, archétypes définitifs et souverains symboles des délices de la table et des liesses de la bedaine, ils mangent sans discontinuer, sans s'interrompre une seconde ni de jour ni de nuit; et tandis qu'ils se gorgent, derrière eux, posément, d'un mouvement d'horloge saisissable et constant, à raison de trois millimètres par minute, se déroule et s'allonge un interminable cordon sans rupture qui fixe le souvenir et compute les heures, les jours et les semaines de la prodigieuse bombance.
III
Après le Bousier, ce pitre de la bande, saluons encore dans l'ordre des Coléoptères, le ménage modèle du Minotaure Typhée, assez connu et extrêmement débonnaire malgré son nom terrible. La femelle creuse un immense terrier qui a souvent plus d'un mètre cinquante de profondeur et qui se compose d'escaliers en spirales, de paliers, de couloirs et de nombreuses chambres. Le mâle charge les déblais sur la fourche à trois dents qui surmonte sa tête, et les porte à l'entrée de la demeure conjugale. Ensuite, il va quérir dans la campagne les innocents vestiges qu'y laissent les brebis, les descend au premier étage de la crypte et, à l'aide de son trident, se met en devoir de les moudre; cependant que la mère, tout au fond, recueille la farine et la pétrit en énormes pains cylindriques qui deviendront plus tard la nourriture des petits. Trois mois durant, jusqu'à ce que les provisions soient jugées suffisantes, sans aucun aliment, le malheureux époux s'épuise à cette besogne de géant. Enfin, sa mission accomplie, sentant sa fin prochaine, pour ne pas encombrer la maison d'un débris misérable, il use ses dernières forces à sortir du terrier, se traîne péniblement et, solitaire et résigné, se sachant désormais inutile, s'en va mourir au loin parmi les pierres.
Voici, d'autre part, d'assez étranges chenilles, les Processionnaires, qui ne sont pas rares, et dont précisément un monôme long de cinq ou six mètres, descendu de mes pins parasols, se déroule en ce moment dans les allées de mon jardin, tapissant de soie transparente, selon les coutumes de la race, le chemin parcouru. Sans parler des appareils météorologiques d'une sensibilité inouïe qu'elles portent sur l'échine, ces chenilles, on le sait, ont ceci de remarquable qu'elles ne voyagent qu'en bande; à la queue leu leu, comme les aveugles de Breughel ou de la parabole, chacune d'elles suivant obstinément, indissolublement, celle qui la précède; si bien que notre auteur ayant un matin rangé la file sur le rebord d'un grand vase de pierre, le circuit se trouvant fermé, durant huit jours entiers, durant une atroce semaine, par le froid, par la faim, et la lassitude sans nom, la malheureuse troupe, de sa ronde tragique, sans relâche, sans repos, sans merci, parcourut jusqu'à l'arrivée de la mort le cercle impitoyable.
IV
Mais je m'aperçois que nos héros sont infiniment trop nombreux et qu'il est impossible de s'attarder à les décrire. Tout au plus, dans l'énumération des plus considérables et des plus familiers, sera-t-il permis d'accorder à chacun d'eux une épithète hâtive, à la façon du vieil Homère. Citerai-je, par exemple, le Leucospis, parasite de l'Abeille Maçonne, qui, afin de massacrer dans leurs berceaux ses frères et ses sœurs, s'arme d'un casque de corne et d'une cuirasse barbelée, quittés aussitôt après l'extermination, sauvegarde d'un affreux droit d'aînesse? Dirai-je la merveilleuse science anatomique du Tachyte, du Cerceris, de l'Ammophile, du Sphex Languedocien et de tant d'autres, qui, selon qu'il s'agit de paralyser ou de tuer la proie ou l'adversaire, savent exactement, sans se tromper jamais, quels ganglions doivent atteindre le dard ou les mandibules? Parlerai-je de l'art de l'Eumène qui transforme sa forteresse en un véritable musée orné de grains de quartz translucide et de coquillages; de la magnifique mue du Criquet Cendré, de l'instrument de musique du Grillon dont l'archet compte cent cinquante prismes triangulaires qui ébranlent à la fois les quatre tympanons de l'élytre? Faut-il célébrer la féerique naissance de la nymphe de l'Onthophage, monstre transparent, à mufle de taureau et qui semble sculpté dans un bloc de cristal? Voulez-vous assister à la sortie de terre de la Mouche bleue, la vulgaire mouche à viande, fille de l'asticot?
Écoutez notre auteur: «Elle se disloque la tête en deux moitiés mobiles qui, boursouflées de leur gros œil rouge, tour à tour s'éloignent et se rapprochent. Dans l'intervalle surgit et disparaît, disparaît et surgit, une volumineuse hernie hyaline. Lorsque les deux moitiés s'écartent, un œil refoulé vers la droite et l'autre vers la gauche, on dirait que l'insecte se fend la boîte cranienne pour en expulser le contenu. Alors la hernie surgit, obtuse au bout et renflée en grosse tête de clou. Puis le front se renferme, la hernie rentre, ne laissant visible qu'une sorte de vague mufle. En somme, une sorte de poche frontale, à palpitations profondes d'instant en instant renouvelées, est l'outil de délivrance, le pilon à l'aide duquel le diptère nouvellement éclos choque le sable et le fait crouler. A mesure, les pattes refoulent en arrière les éboulis et l'insecte progresse d'autant vers la surface.»
V
Et les monstres qui passent, tels que Bosch et Callot n'en conçurent jamais! La larve de la Cétoine qui, bien qu'elle ait des pattes sous le ventre, marche toujours sur le dos, le Criquet à ailes bleues, plus malheureux encore que la mouche à viande et ne possédant, pour perforer le sol, s'évader de la tombe et gagner la lumière, qu'une vessie cervicale, une ampoule de glaire, et l'Empuse qui, avec son ventre en volute, ses gros yeux saillants, ses pattes à genouillères armées de couperets, sa hallebarde, sa mitre interminable, serait bien le plus diabolique fantôme qu'ait porté la terre, si à côté d'elle la Mante Religieuse n'était si effroyable que son seul aspect immobilise ses victimes quand devant celles-ci elle prend ce que les entomologistes ont appelé «la pose spectrale».
On ne peut mentionner, même en passant, les industries sans nombre et presque toutes passionnantes qui s'exercent dans le roc, sous terre, dans les murs, sur les branches, les herbes, les fleurs, les fruits et jusque dans le corps des sujets étudiés; car on trouve parfois, comme chez les Méloès, une triple superposition de parasites; et l'on voit l'Asticot lui-même, le sinistre convive des suprêmes festins, nourrir de sa substance une trentaine de brigands.
Parmi les Hyménoptères qui, dans le monde que nous étudions, représentent la classe la plus intellectuelle, le génie bâtisseur de notre merveilleuse abeille domestique est certainement égalé, en d'autres ordres d'architectures, par celui de plus d'une abeille sauvage et solitaire; notamment par le Mégachile Tailleur, petite mouche qui ne paie pas de mine, et qui fabrique, pour y loger ses œufs, des pots à miel formés d'une multitude de disques et d'ellipses taillés avec une précision mathématique dans les feuilles de certains arbres. L'espace faisant défaut, je ne puis, à mon grand regret, citer les belles et claires pages que J.-H. Fabre, avec sa conscience habituelle, consacre à l'étude approfondie de cet admirable travail; néanmoins, puisque l'occasion s'en présente, écoutons-le lui-même ne fût-ce qu'un instant et sur un seul détail:
«Avec les pièces ovales, la question change d'aspect. Quel guide a le Mégachile pour tailler en belles ellipses la fine étoffe du robinier? quel modèle idéal conduit ses ciseaux? quel métrique lui dicte les dimensions? Volontiers, on se figurerait que l'insecte est un compas vivant, apte à tracer la courbe elliptique par certaine flexion du corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l'appui de l'épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l'organisation, serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait si les pièces ovales de grandes dimensions n'étaient accompagnées, pour en combler les vides, d'autres pièces bien moindres, mais pareillement ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de courbure d'après les exigences d'un plan me paraît mécanisme sujet à bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du couvercle nous le disent.
«Si par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de feuilles arrive à découper des ovales, comment parvient-elle à découper des ronds? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et d'ampleur, admettons-nous d'autres rouages à la machine? Du reste, le vrai nœud de la difficulté n'est pas là. Ces ronds s'adaptent, pour la plupart, à l'embouchure de l'outre avec une précision presque rigoureuse. La cellule terminée, l'abeille s'envole à des centaines de pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille où doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du pot qu'il s'agit de couvrir? Mais aucun, elle ne l'a jamais vu; elle travaille sous terre, dans une profonde obscurité. Tout au plus peut-elle avoir les renseignements du toucher, non actuels, bien entendu, le pot n'étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une œuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d'un diamètre déterminé: trop grande, elle ne pourrait entrer; trop étroite, elle fermerait mal, elle étoufferait l'œuf en descendant jusqu'au miel. Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions? L'abeille n'hésite pas un instant. Avec la même célérité qu'elle mettrait à détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque, et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot. Explique qui voudra cette géométrie, inexplicable à mon avis, même en admettant des souvenirs fournis par le tact et la vue.»
Ajoutons que l'auteur a compté qu'il fallait, pour former les cellules d'un Mégachile congénère, le Mégachile Soyeux, exactement mille soixante-quatre de ces ellipses et de ces disques, qui doivent être recueillis et façonnés au cours d'une existence qui dure quelques semaines.
Qui donc imaginerait que le Pentatome, d'autre part, la pauvre et malodorante Punaise des bois, a inventé pour sortir de l'œuf un appareil vraiment extraordinaire? Et tout d'abord, constatons que cet œuf est une merveilleuse petite boîte d'albâtre que notre auteur décrit ainsi: «Le microscope y reconnaît une surface burinée de fossettes semblables à celles d'un dé à coudre et disposées avec une délicieuse régularité. En haut et en bas du cylindre, large ceinture d'un noir mat; sur les flancs, ample zone blanche avec quatre gros points noirs symétriquement distribués. Le couvercle, entouré de cils neigeux et cerclé de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire avec cocarde centrale blanche. En somme, urne de grand deuil par l'opposition brusque du noir charbon et du blanc de l'ouate. La vaisselle des funérailles étrusques aurait trouvé là superbe modèle.»
La petite punaise dont le front est trop mou, se coiffe, pour soulever le couvercle de la boîte, d'une mitre formée de trois tringles en trièdre qui se trouve toujours au fond de l'œuf, au moment de la délivrance. Ses membres étant engainés comme ceux d'une momie, elle n'a, pour actionner ses tringles, que les pulsations que produit l'afflux rythmique de son sang dans son crâne et qui agissent à la manière d'un piston. Les rivets du couvercle cèdent peu à peu, et, aussitôt libre, l'insecte se débarrasse de son casque mécanique.
Une autre espèce de punaise, le Réduve Masqué, qui vit surtout dans les cabinets de débarras où il se tient à l'affût enveloppé d'un flocon de poussière, a inventé un système d'éclosion plus étonnant encore. Ici, le couvercle de l'œuf n'est pas rivé, comme chez les Pentatomes, mais simplement collé. Au moment de la libération, ce couvercle se soulève et l'on voit «émerger de la coquille une vésicule sphérique, qui petit à petit s'amplifie, pareille à la bulle de savon soufflée au bout d'une paille. De plus en plus refoulé par l'extension de cette vessie, le couvercle tombe.
«Alors la bombe éclate, c'est-à-dire que, gonflée au delà des limites de sa résistance, l'ampoule se déchire au sommet. Cette enveloppe, membrane d'extrême ténuité, reste ordinairement adhérente au bord de l'orifice, où elle forme une haute et blanche margelle. D'autres fois l'explosion la détache et la projette hors de la coquille. Dans ces conditions c'est une subtile coupe, demi-sphérique, à bords déchirés, qui se prolonge dans le bas en un délicat pédicule tortueux.»
Maintenant, comment se produit cette explosion miraculeuse? J.-H. Fabre suppose que «très lentement, à mesure que l'animalcule prend forme et grossit, ce réservoir ampullaire reçoit les produits du travail respiratoire accompli sous le couvert de la tunique générale. Au lieu de se dissiper au dehors à travers la coque de l'œuf, le gaz carbonique, incessant résultat de l'oxydation vitale, s'accumule dans cette espèce de gazomètre, le gonfle, le distend et fait pression sur l'opercule. Lorsque la bestiole est mûre, sur le point d'éclore, un surcroît d'activité dans la respiration achève le gonflement, qui se prépare peut-être dès la première évolution du germe. Enfin, cédant à la poussée croissante de l'ampoule gazeuse, l'opercule se descelle. Le poulet dans sa coque a sa chambre à air; le jeune Réduve a sa bombe de gaz carbonique; il se libère en respirant.»
VI
On ne se lasserait pas de puiser à pleines mains à ces inépuisables trésors. Pour avoir vu si fréquemment leurs toiles s'étaler en tous lieux, nous croyons, par exemple, posséder des notions suffisantes sur le génie et les méthodes de nos araignées familières. Il n'en est rien; les réalités d'une observation scientifique exigent un volume entier où s'accumulent des révélations dont nous n'avions aucune idée. Je citerai simplement, au hasard, l'harmonieuse demeure à arcades de l'araignée Clotho, l'étonnante envolée funiculaire des petits de notre araignée des jardins, la cloche à plongeur de l'Argyronète, le véritable fil téléphonique qui relie à la toile la patte de l'Épeire cachée dans sa cabane et l'avertit que l'agitation de ses pièges provient de la capture d'une proie ou d'un caprice de la brise.
Il est donc impossible, à moins de disposer de pages illimitées, d'effleurer autrement que du bout des phrases, les miracles de l'instinct maternel, qui d'ailleurs se confondent avec ceux de la haute industrie et forment le centre lumineux de la psychologie de l'insecte. Il faudrait de même disposer de plusieurs chapitres pour donner une idée sommaire des rites nuptiaux qui constituent les plus bizarres et les plus fabuleux épisodes de ces mille et une nuits inconnues.
Le mâle de la Cantharide, entre autres, à l'aide de son abdomen et de ses poings, commence par battre frénétiquement son épouse, après quoi, les bras en croix et frémissants, il se tient longtemps en extase. Les Osmies fiancées claquent effroyablement des mandibules, comme s'il s'agissait plutôt de s'entre-dévorer; par contre, le plus gigantesque de nos papillons, le Grand Paon qui a la taille d'une chauve-souris, ivre d'amour, voit sa bouche si complètement s'atrophier qu'elle n'est plus qu'un vague simulacre. Mais rien n'égale le mariage de la sauterelle verte dont je ne peux parler ici, car il est douteux que le latin même possède les mots nécessaires pour le décrire comme il faudrait.
Au résumé, les mœurs conjugales sont épouvantables, et, au rebours de ce qui se passe dans tous les autres mondes, c'est ici la femelle qui dans le couple représente la force et l'intelligence en même temps que la cruauté et la tyrannie qui en sont, paraît-il, l'inévitable conséquence. Presque toutes les noces se terminent par la mort violente et immédiate de l'époux. Fréquemment, la fiancée mange d'abord un certain nombre de prétendants. Le type de ces unions bizarres pourrait nous être fourni par les Scorpions languedociens, qui portent, comme on sait, des pinces de homard et une longue queue munie d'un aiguillon dont la piqûre est extrêmement dangereuse. Ils préludent à la fête par une promenade sentimentale, les pinces dans les pinces; puis, immobiles, les doigts toujours saisis, se contemplent avec béatitude, interminablement, et le jour passe sur leur extase, puis la nuit, tandis qu'ils demeurent face à face, pétrifiés d'admiration. Ensuite, les fronts se rapprochent, se touchent, les bouches—si l'on peut appeler bouche l'orifice monstrueux qui s'ouvre entre les pinces—se joignent dans une sorte de baiser; après quoi, l'union s'accomplit, le mâle est transpercé d'un aiguillon mortel et la terrible épouse le croque et le déguste avec satisfaction.
Mais la Mante, l'insecte extatique aux bras toujours levés en attitude d'invocation suprême, l'horrible Mante religieuse ou Prie-Dieu, fait bien mieux: elle mange ses époux (car insatiable elle en consomme parfois sept ou huit d'affilée), pendant que ceux-ci la serrent passionnément contre leur cœur. Ses inconcevables baisers dévorent, non pas métaphoriquement, mais d'une façon épouvantablement réelle, le malheureux élu de son âme ou de son estomac. Elle commence par la tête, descend au thorax et ne s'arrête qu'arrivée aux pattes postérieures jugées trop coriaces. Elle repousse alors les restes infortunés, tandis qu'un nouvel amoureux, qui attendait tranquillement la fin du monstrueux festin, s'avance héroïquement pour subir le même sort.
VII
J.-H. Fabre est vraiment le révélateur de ce monde nouveau, car, si étrange que paraisse l'aveu à une époque où nous croyons connaître tout ce qui nous entoure, la plupart de ces insectes minutieusement décrits dans les nomenclatures, savamment classifiés et barbarement baptisés, on ne les avait presque jamais observés sur le vif, ni interrogés jusqu'au bout dans toutes les phases de leurs apparitions évasives et brèves. Il a consacré à surprendre leurs petits secrets qui sont le revers des plus grands mystères, cinquante années d'une existence solitaire, méconnue, pauvre, souvent voisine de la misère, mais illuminée chaque jour de la joie qu'apporte une vérité, qui est la joie humaine par excellence. Petites vérités, dira-t-on, que celles que nous offrent les mœurs d'une araignée ou d'une sauterelle. Il n'y a plus de petites vérités; il n'en existe qu'une dont le miroir, à nos yeux incertains, semble brisé, mais dont chaque fragment, qu'il reflète l'évolution d'un astre ou le vol d'une abeille, recèle la loi suprême.
Et ces vérités ainsi découvertes avaient le bonheur de tomber dans une pensée qui savait comprendre ce qu'elles ne peuvent dire qu'à mots couverts, interpréter ce qu'elles sont obligées de taire et saisir en même temps la tremblante beauté, presque invisible à la plupart des hommes, qui rayonne un instant autour de tout ce qui existe, surtout autour de tout ce qui demeure encore très près de la nature et sort à peine du sanctuaire des origines.
Pour faire de ces longues annales l'abondant et délicieux chef-d'œuvre qu'elles sont et non point le monotone et glacial répertoire de minuscules descriptions et d'actes insignifiants qu'elles menaçaient d'être, il fallait bien des dons divers et pour ainsi dire ennemis. A la patience, à la précision, à la minutie scientifique, à l'ingéniosité multiforme et pratique, à l'énergie d'un Darwin en face de l'inconnu; à la faculté d'exprimer ce qu'il faut, avec ordre, clarté et certitude, le vénérable solitaire de Sérignan joint plusieurs de ces qualités qui ne s'acquièrent point, certaines de ces vertus innées de bon poète qui font de sa prose souple, sûre, bien qu'un peu provinciale, un peu vieillotte, un peu primaire, une des bonnes proses de ce temps, une de ces proses qui ont leur atmosphère propre, où l'on respire avec reconnaissance, avec tranquillité et qu'on ne trouve qu'autour des grandes œuvres.
Il fallait enfin—et ce n'était pas la moindre exigence de ce travail—une pensée toujours prête à tenir tête à toutes les énigmes qui, parmi ces petits objets, se dressent à chaque pas, aussi démesurées que celles qui peuplent les cieux et peut-être plus impérieuses, plus nombreuses, plus étranges, comme si la nature avait donné ici plus libre cours à ses dernières volontés et plus facile issue à ses pensées secrètes. Il n'est inégal à aucune de ces interrogations sans bornes que nous posent obstinément tous les habitants de ce monde minime où les mystères se superposent plus compacts, plus déconcertants qu'en nul autre. Il rencontre et affronte ainsi, tour à tour, les redoutables questions de l'instinct et de l'intelligence, de l'origine des espèces, de l'harmonie ou des hasards de l'univers, de la vie prodiguée aux abîmes de la mort; sans compter les problèmes non moins vastes, mais plus humains, si l'on peut dire, et qui, dans l'infini des autres, s'inscrivent à la portée, sinon à la disposition, de notre intelligence: la parthénogénèse, la prodigieuse géométrie des guêpes et des abeilles, la spirale logarithmique de l'escargot, le sens antennal, la force miraculeuse qui, dans l'isolement absolu, sans que rien du dehors s'y puisse introduire, décuple sur place le volume de l'œuf du minotaure et nourrit, durant sept à neuf mois, d'un aliment invisible et spirituel, non point la léthargie, mais la vie active du scorpion et des petits de la lycose et de l'araignée Clotho. Il ne tente pas de les expliquer à l'aide d'un de ces systèmes à tout faire, comme le transformisme par exemple, qui d'ailleurs se borne à déplacer le plan des ténèbres, et qui, pour le dire en passant, sort assez mutilé de ces confrontations sévères avec d'incontestables faits.
VIII
En attendant qu'un hasard ou un dieu nous éclaire, il sait garder en présence de l'inconnu le grand silence religieux et attentif qui règne seul dans les meilleures âmes d'aujourd'hui. A ceux qui lui disent: «Maintenant que vous avez cueilli ample moisson de détails, vous devriez à l'analyse faire succéder la synthèse, et généraliser, en une vue d'ensemble, la genèse des instincts.» Il répond, avec l'humble et magnifique loyauté qui illumine toute son œuvre: «Parce que j'ai remué quelques grains de sable sur le rivage, suis-je en état de connaître les abîmes océaniques? La vie a des secrets insondables. Le savoir humain sera rayé des archives du monde avant que nous ayons le dernier mot d'un moucheron.»
«Le succès est aux bruyants, aux affirmatifs imperturbables; tout est admis à la condition de faire un peu de bruit. Dépouillons ce travers et reconnaissons qu'en réalité nous ne savons rien de rien, s'il faut creuser à fond les choses. Scientifiquement, la nature est une énigme sans solution définitive pour la curiosité de l'homme. A l'hypothèse succède l'hypothèse, les décombres des théories s'amoncellent et la vérité fuit toujours. Savoir ignorer pourrait bien être le dernier mot de la sagesse.»
Évidemment, c'est espérer trop peu. Dans l'effroyable gouffre, dans l'entonnoir sans fond où tourbillonnent tous ces faits contradictoires qui se résolvent en obscurité, nous en savons tout juste autant que notre ancêtre des cavernes; mais du moins nous savons que nous ne savons pas. Nous parcourons toute la face noire des énigmes, nous essayons de calculer leur nombre, d'ordonner leurs ténèbres, d'acquérir une idée de leur situation et de leur étendue. C'est déjà quelque chose en attendant le jour des premières lueurs. En tout cas, c'est faire en présence des mystères tout ce qu'y peut faire aujourd'hui l'intelligence de bonne foi et c'est aussi ce qu'y fait, avec plus de confiance qu'il n'en avoue, l'auteur de cette incomparable Iliade. Il les regarde attentivement. Il épuise sa vie à surprendre leurs secrets les plus minutieux: il leur prépare dans ses pensées et dans les nôtres l'espace nécessaire à leurs évolutions. Il grandit à leur taille la conscience de son ignorance et apprend à comprendre plus profondément qu'ils sont incompréhensibles.