Les sentiers dans la montagne
XVII
LE SILENCE NÉCESSAIRE
Les occultistes orientaux nous affirment que dans les solitudes de l'Himalaya et du Thibet, vivent certains Initiés, certains Maîtres, héritiers de la sagesse des «Fils de la Lumière» ou des «Sept Primordiaux», qui possèdent les sept clefs qui permettent de comprendre les textes sacrés préhistoriques. Ils seraient les silencieux dépositaires du secret de forces intermoléculaires ou interéthériques, à l'aide desquelles des races d'êtres qui précédèrent l'homme sur cette terre transportèrent à d'énormes distances des monolithes de plus de cinq cent mille kilos, qui n'ont aucun rapport avec les pierres qui les entourent, et dont la disposition, l'orientation, astronomiquement réglée, trahit évidemment une intervention intelligente et même très savante.
Ces monolithes sont parfois sculptés, comme les fameux colosses de Bamian, dans l'Asie centrale, dont l'un a 60 mètres de haut; ou comme les cinq cent cinquante monstres de l'Ile de Pâques, dans la Polynésie, qui, pour le dire en passant, demeurent une des plus insolubles, des plus troublantes énigmes de ce monde. Taillées dans le basalte, couchées ou debout sur des plates-formes, ces sculptures, dont l'une a 29 mètres, sont incontestablement les plus antiques effigies humaines qu'on puisse trouver sur notre globe. Les savants officiels leur reconnaissent une origine antédiluvienne, tandis que les traditions ésotériques y voient les portraits de géants de la dernière race atlantéenne, dégénérée et sombrée dans la sorcellerie, peu avant la disparition du mystérieux continent dont l'Ile de Pâques ne serait que l'un des plus hauts sommets qui émergent aujourd'hui des solitudes du Pacifique.
J'ai en ce moment sous les yeux les photographies de quelques-uns de ces hallucinants colosses, et je ne crois pas que dans nos plus lourds cauchemars il soit possible d'imaginer figures plus redoutables, plus insensibles, plus impassibles, plus éternellement féroces, plus froidement hautaines, plus impitoyablement dédaigneuses, plus glacialement toutes-puissantes. Sont-ils Sélénites ou Martiens, avec leur bouche serrée et implacable, leurs yeux creux comme des abîmes de malédictions, ou protubérants et cerclés de lunettes d'aviateur? Nullement simiesques, comme on le pourrait croire, ils représentent plutôt des entités démoniaques et abstraites, tels que le Mal, l'Inéluctable et la Fatalité. Ils semblent moins inhumains que pré- ou posthumains et répondent effroyablement à certains souvenirs ancestraux endormis au fond de nos moelles, qui nous avertissent que de pareils visages ont irrécusablement existé.
Mais revenons à nos grands Initiés. Ils seraient, paraît-il, détenteurs de l'irrésistible et incommensurable force sidérale, qui est celle qui soutient et dirige les mondes, capable, s'il en était fait mauvais usage, de détruire en un instant toute l'espèce humaine, tout ce qui vit sur cette terre et la terre même; mais susceptible aussi, si elle était sagement domestiquée, d'assurer à l'homme une royauté définitive, peut-être l'accès d'autres étoiles et, en tout cas, une puissance telle que l'Age d'Or qui exista jadis, grâce à l'asservissement de cette force, refleurirait sur notre planète.
Il est possible, et, pour l'instant, nous n'avons pas à l'examiner. Mais que possédant, transmis d'Hiérophante à Candidat, ou, comme ils disent, «de bouche à oreille», le secret de cette force et de beaucoup d'autres, ils ne la livrent pas et ne la mettent point au service de l'humanité, c'est le grand reproche que l'on fait aux occultistes; et pour tous ceux qui ne savent pas que le but de l'Initiation n'est pas la puissance et le bonheur matériels, mais la sagesse, l'évolution et l'ascension de l'être intérieur, c'est la meilleure preuve qu'ils sont des mystificateurs et des imposteurs. Il se peut que, mis au pied du mur, ils se taisent parce qu'ils n'ont rien à dire; mais l'argument n'est pas aussi péremptoire que le croient ceux qui s'en prévalent. On le verra peut-être avant peu. Il n'est, en effet, pas impossible que, un jour, un hasard de la science ne mette l'un ou l'autre de nos savants dans une situation analogue à celle de ces Maîtres ou de ces Initiés. Pour lui aussi se posera alors la terrible question du silence nécessaire. Nous venons de constater dans cette guerre l'usage insensé et démoniaque que l'homme a fait de certaines inventions. Qu'adviendra-t-il si on lui met entre les mains d'autres énergies bien plus formidables, qu'on semble sur le point de découvrir et de libérer?
Il n'est pas prêt pour en savoir plus qu'il n'en sait. Il y va du salut de l'espèce. L'humanité qui sort à peine de l'enfance ou vient tout juste d'atteindre l'âge dangereux de l'adolescence (elle aurait à peu près seize ou dix-sept ans d'après le parallélisme historique très documenté et très impressionnant du docteur Jaworski), l'humanité a déjà dépassé la limite des inventions qu'elle peut s'assimiler ou supporter sans péril de mort. Presque toutes, à partir de la domestication de la vapeur et de l'apprivoisement encore suspect de l'électricité, lui ont fait incomparablement plus de mal que de bien. Les explosifs, par exemple, qui l'ont aidée à construire quelques routes,—ce que les Romains d'ailleurs faisaient aussi bien que nous,—à exploiter quelques mines, à percer quelques tunnels, lui ont coûté des millions de jeunes vies.
Peut-être est-il temps, non pas d'arrêter les recherches de la science, mais de contrôler ses découvertes et de réserver, comme le firent sagement les occultistes, à une élite d'Initiés rigoureusement éprouvés et liés par des serments inviolables, le secret d'énergies trop dangereuses autour desquelles nous tournons, qui vont se manifester et tomber dans le domaine public. Notre évolution morale retarde de plusieurs siècles sur notre évolution scientifique; et il est plus que probable que celle-ci, trop hâtive et trop intensive, entrave regrettablement la première. Il ne servira de rien d'aller en trois heures de Paris à Péking, de Péking à New-York et de New-York à Calcutta, si ces voyages réitérés et miraculeux laissent à l'arrivée ceux qui les effectuent dans le même état d'âme qu'au départ. Nous nous trouvons tous plus ou moins dans la situation de la Russie, qui n'a pas eu l'esprit et le cœur assez solides et assez fermes pour porter ce que la tête avait trop rapidement et trop artificiellement emmagasiné. Rien ne se répand plus vite, ne s'assimile plus facilement que les résultats de la science; rien, au contraire, n'est plus lent, plus pénible, plus précaire que l'évolution morale; et cependant, on s'en rend de mieux en mieux compte, c'est uniquement de celle-ci que dépendent le bonheur et l'avenir de l'homme.