Les sentiers dans la montagne
XIII
ESPOIR ET DÉSESPOIR
I
Le même soldat, devenu mon filleul de guerre, m'écrit encore:
«J'éprouve une joie ineffable à rester l'homme moyen et à professer le vide. J'ai senti la grande paix descendre en moi, le jour où je me suis résigné au sort commun, c'est-à-dire à l'ignorance et à la mort. J'ai trouvé la vie en y renonçant, et me sens très riche depuis que je ne suis plus rien. Ne me tentez pas vers cette subtile vanité spirituelle qui constitue l'un des plus formidables obstacles à la dernière libération du moi. Orgueilleux, certes, je le fus, et ne le suis que trop encore, mais nous ne pouvons extraire des vertus que de nos vices. Avec plus d'ardeur que je n'ai embrassé le fantôme d'une supériorité individuelle, je tends les bras vers l'égalité dans l'homogène, vers la plénitude du vide…»
Il a raison, mais il pense ici avec le lobe oriental de son cerveau, le lobe asiatique, et la pensée de ce lobe ne conseille que l'inaction, le renoncement, «l'enchantement du désenchanté», comme disait Renan, ou plutôt la satisfaction du désespoir. Il est certain que tout ce que nous voyons, tout ce que nous sentons, tout ce que nous savons, nous engage dans ce désespoir, que nos méditations—surtout celles de ce même lobe asiatique—peuvent du reste rendre très vaste, aussi beau et presque aussi habitable que l'espoir. Mais que savons-nous, au regard de ce que nous ne savons pas? Nous ignorons tout ce qui nous précède et tout ce qui nous suit, et, en un mot, le tout de l'univers. Notre désespoir, qui paraît d'abord le dernier mot et le dernier effort de la sagesse est donc fondé sur ce que nous savons, qui n'est rien, tandis que l'espoir de ceux que nous croyons moins sages peut se fonder sur ce que nous ignorons, qui est tout.
Encore qu'il s'y mêle, si nous voulons être tout à fait justes, plus d'une raison d'espérer que nous ne rappellerons pas ici; admettons donc qu'en ce rien que nous savons ne se trouve que le désespoir, et que l'espoir ne soit qu'en ce tout que nous ignorons. Mais au lieu de n'écouter que notre lobe oriental qui nous conseille d'accepter cette ignorance inactive et d'y ensevelir notre existence, n'est-il pas plus raisonnable de faire travailler en même temps notre lobe occidental qui cherche à découvrir ce tout? Il est possible qu'il y trouve aussi, en fin de compte, le désespoir, mais c'est peu probable, car on ne saurait imaginer un univers qui ne serait qu'un acte de désespoir. Or, si l'univers n'est pas un acte de désespoir, rien de ce qui s'y trouve n'a de raisons de désespérer. En tout cas et en attendant, cette recherche nous permettra sans doute d'espérer aussi longtemps qu'existera cet univers.
II
Une des plus dangereuses tentations qui assaillent celui qui se penche sur la nature et qui voit, à mesure qu'il avance, les mystères se multiplier et s'étendre en tous sens, à l'infini, c'est le découragement devant la tâche impossible et le renoncement. Il laisse tomber les armes. Surtout au dernier versant de la vie, il est trop enclin à se résigner, à ne pas aller plus avant, à ne plus faire d'effort, à s'endormir dans l'«à quoi bon?», à ne plus rien apprendre, puisqu'il a appris qu'il ne saura jamais rien.
Il éprouve déjà ce désir de se rendre à merci, quand il envisage la plus humble, la plus petite des sciences. Que sera-ce quand il tentera de les embrasser toutes? L'esprit se perd, a le vertige et demande à fermer les yeux. Il ne faut pas les fermer. C'est la plus basse trahison que puisse commettre l'homme. Nous n'avons pas autre chose à faire en cette vie qu'à chercher à savoir où nous sommes. Nous ne nous trouvons pas d'autre raison d'être, nous n'avons pas d'autre devoir. Ne pas savoir n'est qu'un désagrément; ne plus chercher à savoir est le malheur suprême et sans remède, la désertion inexcusable.
Pourtant, sans renoncer, il est bon de ne pas se nourrir de trop petites illusions. Ayons toujours devant les yeux certaines vérités qui nous remettent à notre place. Il est certain que nous ne saurons jamais tout, et tant que nous ne saurons pas tout, nous serons comme si nous ne savions rien. Il est fort possible, comme l'insinue le Rig-Véda, que Dieu lui-même, ou la cause première ne sache pas tout. Il est également possible que l'univers n'ait encore, en aucune de ses parties, pris conscience de soi, ignore d'où il vient et où il va, ce qu'il fut et ce qu'il sera, ce qu'il a fait comme ce qu'il veut faire; et, d'autre part, il est probable que s'il ne l'a pas appris, il ne l'apprendra jamais, attendu, ainsi que je l'ai déjà dit, qu'il n'y a aucune raison pour qu'il puisse faire dans l'infini des temps qui nous suivra ce qu'il n'a pu faire dans l'infini des temps qui nous précéda.
S'il y a une conscience de l'univers ou un Dieu, il sait tout ce qu'il doit savoir ou ne le saura jamais. Et s'il le sait, pourquoi a-t-il fait ce qu'il a fait, qui ne peut mener à rien; attendu qu'il nous aurait déjà menés où il faudrait aller? Pourquoi n'a-t-il pas préféré le néant ou du moins ce que nous appelons le néant, seule forme du bonheur stable, immuable, incontestable et compréhensible?
Nous comprendrions peut-être, et encore serait-ce bien difficile, un univers immobile, immuable, éternel, un univers arrivé; nous ne pouvons comprendre un univers en mouvement ou dont, tout au moins, toutes les parties que nous voyons sont sans cesse en mouvement et en évolution à travers l'espace et le temps, un univers se précipitant à des vitesses vertigineuses vers un but qu'il n'atteindra jamais puisqu'il ne l'a pas encore atteint.
On peut dire, pour se consoler, que tout désespoir ne vient que de l'étroitesse de notre vue, mais il convient d'ajouter qu'il en est de même de tout espoir.