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Les sentiers dans la montagne

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III
LES MAUVAISES NOUVELLES

Durant plus de quatre ans, sur près de la moitié de la terre habitable, ont cheminé nuit et jour les mauvaises nouvelles. Depuis qu'existe notre monde, on ne les vit jamais se répandre en foules aussi denses, aussi affairées, aussi impérieuses. Au temps heureux de la paix, on rencontrait çà et là les sombres visiteuses, s'en allant par monts et par vaux, presque toujours isolées, quelquefois deux par deux, rarement trois par trois, discrètes, intimidées, s'efforçant de passer inaperçues et se chargeant humblement des plus petits messages de douleur que leur confiait le destin. Maintenant, elles marchent la tête haute, elles sont presque arrogantes; et, enflées de leur importance, négligent tous les malheurs qui ne sont pas mortels. Elles encombrent les routes, franchissent les fleuves et les mers, envahissent les rues, n'oublient pas les ruelles, gravissent les sentiers les plus âpres et les plus rocailleux. Il n'est pas une masure tapie dans le faubourg le plus obscur et le plus ignoré d'une grande ville, il n'est pas une cabane dissimulée dans le repli du plus misérable village de la plus inaccessible montagne qui échappe à leurs investigations et vers laquelle l'une d'elles, détachée de la sinistre troupe, ne se hâte de son petit pas pressé, assuré et impitoyable. Chacune a son but dont rien ne peut la détourner. A travers le temps et l'espace, à travers les rochers et les murs, elles progressent ainsi, obstinées et rapides, aveugles et sourdes à tout ce qui voudrait les retarder, ne pensant qu'à remplir leur devoir qui est d'annoncer au plus tôt au cœur le plus sensible et le plus désarmé la plus grande douleur qui le puisse frapper.

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Nous les regardons passer comme les émissaires du destin. Elles nous semblent aussi fatales que le malheur même dont elles ne sont que les porte-voix, et nul ne songe à leur barrer la route. Dès que l'une d'elles arrive inopinément parmi nous, nous quittons tout, nous nous précipitons au-devant, nous nous rassemblons autour d'elle. Une sorte de crainte religieuse l'environne, nous chuchotons respectueusement et nous ne nous inclinerions pas plus bas en présence d'un envoyé de Dieu. Non seulement personne n'oserait la contredire, lui donner un conseil, la prier de prendre patience, d'accorder quelques heures de répit, de se cacher dans l'ombre ou de faire un détour; c'est à qui, au contraire, lui offrira son zèle et ses humbles services. Les plus compatissants, les plus pitoyables sont les plus empressés, les plus obséquieux, comme s'il n'y avait pas de devoir moins discutable ni d'acte de charité plus méritoire que de conduire le plus directement et le plus promptement possible, au cœur qu'elle doit atteindre, la noire messagère.

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Une fois de plus, nous confondons ici ce qui appartient au destin avec ce qui nous appartient en propre. Le malheur était peut-être inévitable; mais une bonne partie des douleurs qui le suivent reste en notre pouvoir. C'est à nous de les ménager, de les diriger, de les asservir, de les désarmer, de les retarder, de les détourner et parfois même de les arrêter net.

En vérité, nous en sommes encore à ignorer presque complètement la psychologie de la douleur, aussi profonde, aussi complexe, aussi digne d'intérêt que celle des passions auxquelles nous avons consacré tant de loisirs. Dans la vie ordinaire, il est vrai, les grandes détresses, si elles n'étaient pas aussi rares qu'on l'eût souhaité, étaient néanmoins trop espacées pour qu'il fût facile de les étudier avec suite. Aujourd'hui, hélas! elles forment tout le fond de nos méditations; et nous apprenons enfin qu'autant que l'amour, le bonheur ou la vanité, elles ont leurs secrets, leurs habitudes, leurs illusions, leur casuistique, leurs recoins obscurs, leurs labyrinthes et leurs abîmes; car l'homme, qu'il aime, qu'il se réjouisse ou qu'il pleure, est toujours semblable à lui-même.

Il n'est pas vrai, comme nous l'acceptons trop volontiers, que le malheur devant être connu tôt ou tard, le seul devoir soit de le divulguer au plus tôt; car il y a une grande différence entre un malheur encore flagrant et celui que le temps a déjà amorti. Il n'est pas vrai, comme nous l'admettons sans conteste, que tout vaille mieux que l'ignorance ou l'incertitude et qu'il y ait une sorte de lâcheté à ne pas annoncer aussitôt, à ceux qu'elle doit atterrer, la mauvaise nouvelle que l'on connaît. Il y a lâcheté, tout au contraire, à s'en débarrasser au plus vite et à n'en point porter seul et secrètement tout le poids aussi longtemps que possible. Quand survient la mauvaise nouvelle, le premier devoir est de l'isoler, de l'empêcher de se répandre, de s'en rendre maître, comme d'un malfaiteur ou d'une maladie contagieuse, de fermer toutes les issues, de monter la garde autour d'elle et de la mettre dans l'impossibilité de sortir et de nuire. Il ne s'agit pas seulement, comme le croient les meilleurs et les plus prudents d'entre nous, de l'introduire, avec mille précautions, à petits pas feutrés, obliques et mesurés, par la porte de derrière, dans la demeure qu'elle doit dévaster; il s'agit de lui en interdire formellement l'entrée et d'avoir le courage de l'enchaîner dans notre propre demeure qu'elle remplira de reproches et de récriminations injustes et insupportables. Au lieu de nous faire l'écho complaisant de ses cris, ne pensons plus qu'à étouffer sa voix. Chaque heure que nous passons ainsi dans un tête-à-tête impatient et pénible avec l'odieuse prisonnière est une heure de larmes que nous prenons à notre compte et que nous épargnons à la victime du destin. Il est presque certain que la malfaisante recluse finira par échapper à notre vigilance; mais ici les minutes mêmes ont leur importance et il n'est pas de gain, si minime soit-il, que nous ayons le droit de négliger. L'horloge qui mesure les phases de la douleur est bien plus exacte et plus scrupuleuse que celle qui marque les étapes du plaisir. Le temps qui passe entre la mort d'un être aimé et le moment qu'on apprend cette mort, emporte autant de peine que de jours. Ce qui est à craindre par-dessus tout, c'est le premier coup du malheur; c'est alors que le cœur se déchire et reçoit une blessure qui ne guérira plus. Mais ce coup n'a sa force éclatante et quelquefois mortelle que s'il frappe à l'instant sa victime et pour ainsi dire au sortir même de l'événement. Toute heure qui s'interpose en émousse l'aiguillon, en brise l'efficace. Une mort qui remonte à quelques semaines n'a plus le même aspect que celle qu'on annonce le jour même qu'elle eut lieu; et si quelques mois la recouvrent, ce n'est plus une mort et déjà c'est un souvenir. Qu'ils s'écoulent avant qu'on l'apprenne ou après qu'on la connaît, les jours qui nous en séparent agissent presque pareillement. Ils éloignent d'avance des regards et du cœur l'aveuglante horreur de la perte, ils la reculent préventivement, hors de portée de la folie, dans un lointain semblable à celui qu'adoucit le regret. Ils forment une sorte de souvenir rétroactif qui opère dans le passé comme le véritable opérera dans l'avenir et apporte d'emblée tout ce que ce dernier eût donné peu à peu, heure par heure, durant les longs mois qui séparent du premier désespoir, la douleur qui s'assagit, se résigne et se reprend à espérer.

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